Les cadres conceptuels « méta » une approche pragmatique des langages socio-techniques de l’Internet
Internet : métatechnologie et méta-média
La sociologie de la technique, et en particulier la sociologie de l’innovation, s’intéresse à l’évolution des techniques non pas seulement en tant qu’elles sont des produits diffusés depuis les inventeurs jusqu’à la société de consommation, mais en tant qu’elles sont des objets traversés par des énoncés culturels et des systèmes de signes. Les techniques sont des discours : elles sont le produit d’inscriptions de certains groupes sociaux qui cherchent à imposer une vision de la technique aux usages de ces techniques dans le champ social. Pourtant, ces inscriptions ne sont pas isolées, elles s’insèrent dans un certain nombre de controverses qui mobilisent également des appareils techniques et des usages de la technique. Dans un article de 1985, « Les vues de l’esprit », Bruno Latour propose de se pencher sur la technique du point de vue des controverses : les « vues » sur la technique sont la production de jeux de langage dans lesquels les énoncés sur les techniques évoluent et se transforment collectivement, passant de main en main au fur et à mesure d’appropriations qui rendent l’autorité d’une seule impossible. Les énoncés sont « multiconducteurs » et en situation agonistique : les énoncés entrent en conflit et se déforment sur les multiples scènes de la technique. Cependant, des visions dominantes se dégagent : celles qui ont réussi à mobiliser une série d’actants qui sont à la fois humains et techniques.
La question de la vision est en fait davantage une question de « mobilisation ». Les techniques sont ainsi des « mobiles immuables » (Latour, 1985 : 581), des dispositifs matériels qui peuvent changer de forme selon les énoncés qui les traversent et les transforment. Bruno Latour, dans l’Espoir de Pandore se prononce contre la fétichisation des techniques : « les techniques […] sont imprévisibles, ne sont pas des intermédiaires mais des médiateurs ; elles sont des moyens tout en étant des fins ; et c’est d’ailleurs pourquoi elles pèsent si fortement dans la fabrique sociale » (Latour, 2001 : 208). La sociologie s’intéresse ainsi aux technologies non pas pour ellesmêmes mais parce qu’elles accompagnent l’inscription sociale sans entrer dans une détermination. Il est à présent admis, comme l’évoque Latour, qu’il n’existe pas de cycle naturel ou nécessaire de développement et de consommation des technologies.
Pourtant, la tendance de la recherche qui prend Internet comme objet est de suivre de très près, voire d’anticiper les cycles de sortie des nouvelles applications de réseau. Cette veille critique et 125 prédictive est quasiment organique, les chercheurs parasitant la dynamique « dromologique » 1 des industries technologiques de la culture. Est-ce pour anticiper l’imprévisibilité de la technique ? En effet, il semblerait qu’une certaine volonté de « prévoyance » soit en jeu dans les intérêts des chercheurs contre la peur du déterminisme technique : si l’on considère les humains (sujets) et les techniques (objets) dans une relation asymétrique, les objets pourraient prendre un pouvoir sur les sujets. L’élan dromologique d’Internet fait ainsi émerger l’idée que la technique, dans le contexte des technologies de réseau, introduirait des nouveaux formats qui déterminent leurs usagers : l’identité des internautes serait définie par le médium qu’ils utilisent. Scénario de science fiction mettant en scène le fantasme de l’intelligence artificielle, ou scénario de domination économique des industries de la culture technologique ? La « prévoyance » de la recherche s’applique à anticiper le scénario catastrophe en réfléchissant sur la réduction du pouvoir d’action des sujets pris dans un déterminisme technique.
Traductions métatechnologiques : Internet dans la logique d’une médiation procédurale
La sociologie de l’innovation permet de nuancer les oppositions polarisées autour du déterminisme. La théorie de l’Acteur-Réseau (ou ANT) propose une approche de la notion socio-technique de réseau qui résonne forcément avec le réseau technologique qu’est Internet. Cette notion se fonde sur la conception d’une relation symétrique de la médiation technique : humains et non-humains sont des agents. Le technique est moins une chose en soi qu’un « modus operandi, une chaîne de gestes et de savoir-faire menant à un résultat attendu », comme le décrit Latour dans L’Espoir de Pandore (ibid. : 192).2 La médiation technique met en jeu des agents avec des programmes d’action : objets et sujets sont des agents et c’est dans leur interaction que naissent des artefacts dits médiateurs.
Latour s’éloigne ici d’une conception plus classique de la technique comme intermédiaire entre l’homme et le monde, elle-même héritée de la conception anthropologique de la technique comme prolongement des facultés humaines à agir sur le monde. « L’action n’est pas seulement une propriété des humains mais une propriété d’une association d’actants » : une « composition » entre les agents, qui donne lieu à un troisième agent (un « agent composite », ibid. : 188 et 192) qui n’existe que le temps de la médiation et qui produit des scénarios nouveaux. Son agence est « redistributive » : l’action est un « acteur hybride », qui agit par le biais de divers agents rassemblés dans un composite, à la fois chose et signe.
Sont repensés alors les deux postures du déterminisme, technique et sociale, et leurs corrélats méthodologiques, la prévoyance et la comparaison. Dans la médiation technique, les agents prévoient (le scénario ou programme d’action), mais l’association d’actants compare et réagence les actions des collectifs. La délégation, concept latourien, précise justement cette !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 2 Cette description du technique se situe chronologiquement avant la théorisation per se de l’ANT, mais permet de comprendre comment se construit l’idée même de médiation technique, au cœur du concept de réseau. 127 nouvelle forme de prévoyance inscrite dans la création d’un artefact programmé pour anticiper sur les usages : un artefact en situation de délégation. On retrouve un tel pragmatisme prévisionnel chez Michaël Thévenet et Bernhard Rieder, qui réfléchissent sur la gouvernance des artefacts de réseau : « Nous rencontrons ici la vraie question de l’agens qu’il faudrait attribuer aux espaces procéduraux : les espaces qui filtrent, classent, interprètent et décident d’une façon autonome, et revendiquent une nouvelle perspective sur l’organisation de la sphère publique, désormais hybride » (Thévenet et Rieder, 2005 : 143) La délégation crée effectivement un acteur hybride : un artefact qui traite l’information non pas comme un objet déjà défini, mais dans un contexte où les intentions de l’acteur humain sont relayées par l’acteur non humain.
Une nouvelle définition des métatechnologies : les « espaces médiatiques procéduraux »
Il faut revenir sur la question des métatechnologies par un autre biais que celui de Wright, trop déterminé idéologiquement. Bernhard Rieder rappelle dans sa thèse une controverse technique qui a marqué le développement des technologies informatiques. L’ordinateur moderne est défini dans une dualité complémentaire : d’un côté l’état, de l’autre les processus, un couple qui définit les structurations structurantes de la machine informatique. Ce modèle, hérité des théorisations de la complexité telles que modélisées par Herbert Simon dans The Architecture of Complexity (cité par Rieder, 2006, 70), est réapproprié par l’ingénierie informatique dans la dialectique entre données et algorithme que l’on retrouve à tous les niveaux de la programmation informatique. « Sur un plan très conceptuel, on pourrait dire que dans le premier cas le logiciel se place du côté de la notion d’information, et que l’ordinateur est d’abord médium ; alors que dans le deuxième, il est du côté de l’action et l’ordinateur apparaît surtout en tant que machine. » (ibid. : 70-71).