Les bivalves filtreurs Astarte moerchi

Les bivalves filtreurs Astarte moerchi

Méthodes d’étude pour l’approche diachronique : sclérochronologie et sclérochimie 

La coquille des bivalves est constituée de deux composantes principales : le carbonate de calcium (CaCO3) et une matrice organique composée essentiellement de protéines (Marin & Luquet 2004). On parle donc, pour désigner ce matériel composite, de « biominéral » ou de « biocarbonates ». La fraction minérale représente 95-99% du poids de la coquille, le reste étant composé de la matrice organique dont le rôle et de renforcer les propriétés de la coquille et de réguler la mise en place des cristaux (Marin Introduction générale – 35 – & Luquet 2004). Le carbonate de calcium peut avoir deux formes minéralogiques, la calcite et l’aragonite : certaines espèces ont une coquille seulement en calcite (p. ex. les bivalves du genre Pecten), d’autres seulement en aragonite (p. ex. les genres Astarte et Glycymeris), et certaines avec les deux formes de carbonate (p. ex. le genre Mytilus). Le manteau est le tissu qui entoure le corps de l’animal : entre le manteau, la surface interne de la coquille et le périostracum se trouve un fluide, appelé fluide extra-palléal, au sein duquel le processus de biominéralisation de la coquille a lieu (Marin & Luquet 2004, Lazareth 2006 ; Fig. 7). Figure 7. A gauche, coupe schématique d’un bivalve. A droite, schéma du bord ventral d’une moule montrant l’anatomie simplifiée du manteau et la localisation du fluide extra-palléal (Lazareth 2006). Figure 7. On the left, schematic cut of a bivalve. On the right, schematic representation of the ventral margin of a mussel bivalve, showing the simplified anatomy of the mantle and the localization of extra-pallial fluid (Lazareth 2006). La sécrétion de la coquille se fait par ajouts successifs de matériel, sur le bord ventral et, dans une moindre mesure, à l’intérieur de la coquille pour ce qui concerne la croissance en épaisseur (Rhoads & Lutz 1980, Lazareth 2006). La biominéralisation de la coquille est rythmée par la physiologie de l’animal (cycles de reproduction) et est également influencée par des paramètres environnementaux, abiotiques (température de l’eau, alternance jour/nuit, cycle des marées, instabilité sédimentaire) et biotiques (apports en nourriture ; Rhoads & Lutz 1980). La périodicité de ces événements peut se traduire dans l’apparition des stries de croissance visibles à l’extérieur de la coquille ou plus souvent à l’intérieur, pouvant être Introduction générale – 36 – observées en réalisant des coupes transversales (Jones 1983). Les stries de croissances sont schématisées dans la Fig. 8 (Lazareth 2006) ; on appelle « incréments de croissance » les intervalles compris entre les stries de croissance. La périodicité dans la formation des stries de croissance est variable selon les espèces, pouvant être annuelle, journalière, ou liée aux rythmes des marées pour les bivalves intertidaux (Rhoads & Lutz 1980, Jones 1983, Richardson 2001). Fig. 8. Schéma représentant la succession des stries de croissance observables chez certains bivalves. A : à la surface ; B : en coupe transversale (Lazareth 2006). Les stries de croissance sont représentées en rouge ; l’espace entre deux stries de croissance est appelé incrément. Fig. 8. Schematic representation of successive growth lines that can be observed in some bivalve species. A: in the external surface; B: in transversal cut (Lazareth 2006). Growth lines are represented in red ; the space between two growth lines is called growth increment. L’étude des variations physico-chimiques dans les structures qui se forment périodiquement dans les parties dures des organismes fait l’objet de la sclérochronologie (du grec « sklêros », dur ; Rhoads & Lutz 1980, Oschmann 2009). Plusieurs auteurs différencient la sclérochronologie de la sous-discipline de la sclérochimie, indiquant avec le premier terme l’étude de la structure physique de la coquille (et en particulier l’étude des stries de croissance) et en désignant avec le deuxième, de façon plus précise, l’étude de la structure géochimique de la coquille (Grocke & Gillikin 2008). Cet usage sera adopté dans cette thèse, même si de fait les deux approches sont intimement liées. Une condition préalable pour utiliser la coquille des bivalves comme bioarchives de l’environnement est la validation de la périodicité de formation de stries. En effet, des stries « évènementielles » – liées par exemple à des perturbations ou à des épisodes de reproduction ne présentant pas une périodicité particulière – peuvent également être visibles dans la coquille et ne pas permettre d’établir une chronologie précise (Lazareth Introduction générale – 37 – 2006). Plusieurs techniques peuvent être utilisées pour tester la périodicité des stries de croissance, par exemple par des expériences de capture-marquage-recapture en milieu naturel. Le principe de cette expérience consiste à capturer des individus vivants et obtenir un repère sur la coquille à travers une marque mécanique (Sejr et al. 2002) ou par immersion dans la calcéine (Thebault et al. 2006, Ambrose et al. 2012), qui s’incorpore dans la structure de la coquille et peut par la suite être observée par fluorescence permettant de repérer le moment du marquage. Les individus ainsi marqués sont transportés à nouveau in situ et récupérés après un certain temps, afin d’observer les stries de croissance qui se forment à partir du moment du marquage. L’approche de validation par capture-marquage-recapture n’étant pas toujours évidente à mettre en place, notamment en milieu polaire, des méthodes plus « indirectes » de validation de la périodicité des stries ont été développées (Richardson 2001, Ambrose et al. 2012). Par exemple, la technique d’analyse du carbone radioactif (ou radiocarbone) repose sur le fait qu’il y a eu une augmentation du 14C dans l’atmosphère et dans l’océan suite aux essais nucléaires atmosphériques dans les années 1950 et 1960 et que cette augmentation peut être détectée dans les squelettes carbonatés des organismes marins (Campana 2001). Cela a permis d’utiliser l’analyse du 14C pour confirmer les estimations d’âge de certains organismes tels que des poissons, des coraux et des bivalves (Weidman & Jones 1993, Campana & Jones 1998, Sherwood & Edinger 2009, Gaillard 2016). Une autre manière indirecte pour tester la périodicité de formation des stries consiste à voir si des variations de la composition chimique de la coquille, reliées à des paramètres environnementaux ayant une périodicité connue, montrent une correspondance avec les stries de croissance observables (Witbaard 1997, Ambrose et al. 2006). L’application des méthodes de la sclérochronologie et de la sclérochimie aux coquilles de bivalves a permis d’établir des liens entre la biologie de ces organismes et l’environnement. En effet, comme la croissance des invertébrés est influencée par des paramètres environnementaux et premièrement par la température et l’apport en nourriture (Beukema et al. 1985, Brockington & Clarke 2001), un lien entre les variations d’épaisseur des incréments de croissance et l’environnement peut être établi. Pour cela, il est nécessaire de prendre en compte les effets ontogénétiques puisque l’épaisseur des incréments va naturellement réduire avec l’âge : cela est fait avec des moyens Introduction générale – 38 – mathématiques, par exemple en calculant un indice de croissance standardisé (« Standardized Growth Index », SGI) qui permet d’éliminer les tendances liées à l’âge (Schone et al. 2002, Schone 2013). A titre d’exemple, l’étude des variations d’épaisseur d’incréments d’un bivalve intertidal (Chione cortezi) a permis de reconstruire les température de l’eau du Golfe de Californie (Mexique) avec une résolution journalière (Schone et al. 2002). Par ailleurs, plusieurs études ont mis en évidences des corrélations entre la croissance des bivalves et des indices décrivant des variations « naturelles » du climat. Pour les bivalves arctiques, il a été montré que les anomalies de croissance d’Arctica islandica en Mer du Nord et Mer de Norvège étaient positivement corrélée à l’Oscillation Nord Atlantique (« North Atlantic Oscillation », NAO) (« North Atlantic Oscillation », NAO ; Schone et al. 2003), et que les anomalies de croissance de Serripes groenlandicus dans l’Archipel du Svalbard étaient positivement corrélée à l’Oscillation de l’Océan Arctique (« Arctic Ocean Oscillation », AOO ; Proshutinsky & Johnson 1997, Carroll et al. 2011a). Pour l’hémisphère austral, il a été également mis en évidence que la croissance des bivalves Prototacha tacha au Chili et au Pérou peut être reliée aux phénomènes El Niño (Lazareth et al. 2006). La composition géochimique de la coquille des bivalves peut également être reliée à l’environnement dans lequel ces organismes ont vécu. De nombreuses études ont porté sur la composition en isotopes stables de l’oxygène (ratio 18O/16O, exprimé en valeur δ 18O) dans les biocarbonates des bivalves, qui est contrôlée à la fois par la température et par la composition isotopique de l’oxygène de l’eau dans laquelle la biominéralisation a lieu (Urey 1947, Epstein et al. 1953, Grossman & Ku 1986). Ces études ont permis de reconstruire la température (Marsh et al. 1999, Elliot et al. 2003, Goodwin et al. 2003, Ivany et al. 2004, Schone et al. 2004, Chauvaud et al. 2005) et la salinité de l’eau (Khim et al. 2003, Mueller-Lupp et al. 2003) dans plusieurs écosystèmes marins. Par ailleurs, l’application de ces méthodes à des spécimens fossiles a également permis la reconstruction des paléotempératures (Bice et al. 1996, Khim et al. 2001). La coquille des bivalves est principalement constituée de carbonate de calcium (CaCO3) mais d’autres éléments (p. ex. Magnésium, Lithium, Strontium, Barium, Manganèse) sont présents en petites quantités et leur variabilité peut être liée à des facteurs environnementaux (Vihtakari 2014). Dans les trois dernières décennies, le Introduction générale – 39 – développement de techniques d’analyses comme la spectrométrie à plasma à couplage inductif (« Laser Ablation Inductively Coupled Plasma Mass Spectrometry », LA-ICPMS) a permis d’étudier ces variations élémentaires avec une résolution fine (Richardson 2001). Pour ces études, ces éléments sont rapportés au composant majoritaire de la coquille qui est le calcium (p. ex. Magnésium sur Calcium, Barium sur Calcium…) : on parle donc de « ratios élémentaires ». Le potentiel des ratios élémentaires comme « proxies » de l’environnement a été mis en évidence dans plusieurs études : les ratios du Barium au Calcium (Ba/Ca) et du Lithium sur Calcium (Li/Ca) ont été proposé comme indicateurs des producteurs primaires assimilés (Elliot et al. 2009, Thébault et al. 2009, Thebault & Chauvaud 2013) ; le Strontium sur Calcium (Sr/Ca) et le Magnésium sur Calcium (Mg/Ca) pourraient, pour certains bivalves, être des indicateurs de la température de l’eau (Dodd 1965, Klein et al. 1996). Néanmoins, les facteurs contrôlent l’incorporation élémentaire sont moins compris que ceux qui gouvernent la composition isotopique (Freitas et al. 2006) et peuvent varier selon l’espèce, l’ontogénie, les concentrations des éléments dans l’eau, la physiologie et la minéralogie de la coquille, compliquant ainsi l’utilisation de ces indicateurs (Richardson 2001, Vihtakari 2014). 

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Les bivalves du complexe Astarte borealis 

L’application des outils de la sclérochronologie et de la sclérochimie à des espèces de bivalves longévives est particulièrement intéressante pour les reconstructions environnementales à long terme (Schone et al. 2005). La plupart des mollusques vit moins que 10 ans, mais certaines espèces de bivalves peuvent atteindre 50 ans (Peterson 1986) et le record de longévité est attribué à Arctica islandica avec des individus de plus de 500 ans (Schone 2013). Des études récentes ont mis en évidence des longévités importantes pour une autre espèce de bivalve arctique appartenant à la famille des Astartidae : Astarte borealis. Torres et al. (2011) indiquent des âges compris entre 20 et 150 ans pour cette espèce dans le détroit de Nares (Archipel canadien), et Gaillard (2016) entre 61 et 103 ans dans la Baie de Baffin. Appartenant à la famille des Astartidae (d’Orbigny, 1844), Astarte borealis est largement distribuée dans l’hémisphère boréal, vivant principalement dans les eaux peu Introduction générale – 40 – profondes de l’Océan Arctique mais également dans l’Atlantique et le Pacifique Nord, avec la limite de distribution sud en Mer Baltique (Zettler 2002, Chrpa 2013). Ces bivalves sont connus pour leur polymorphisme et leur variabilité dans la morphologie de la coquille (Chrpa 2013). Petersen (2000) considère Astarte borealis comme un complexe d’espèces, à l’intérieur duquel plusieurs espèces peuvent être distinguées : A. borealis, A. jenseni, A. nuuki, A. sericea et A. moerchi. Ces bivalves filtreurs vivent enfouis en faible profondeur des sédiments vaseux (Saleuddin 1965) et leur distribution bathymétrique est large, pouvant aller de très faibles profondeurs (8 m) jusqu’à plus que 500 m de fond (Gaillard 2016). La morphologie d’Astarte borealis est celle caractéristique des bivalves fouisseurs (Gosling 2003), avec deux muscles adducteurs (antérieur et postérieurs), un pied bien développé, des siphons courts dont la partie qui sort de la coquille est d’environ 2 mm (Saleuddin 1965). La coquille est inéquilatérale et équivalve et recouverte d’un periostracum épais ; la valve droite présente une seule dent cardinale large et la valve gauche deux dents plus petites (Chrpa 2013 ; Fig. 9). A la fois la couche interne et externe de la coquille sont en pure aragonite (Mueller-Lupp et al. 2003). A notre connaissance, la structure minéralogique de la coquille n’a pas été étudiée pour cette espèce en particulier, mais Trutschler and Samtleben (1988) ont décrit, pour Astarte elliptica, une structure de type lamellaire croisé interrompue de prismes granulaires plus larges. Figure 9. a) Schéma représentant la partie interne d’une valve gauche d’Astarte (Chrpa 2013) ; b) Vue externe d’une coquille d’Astarte moerchi, espèce appartenant au complexe Astarte borealis, échantillonnée dans le fjord du Kongsfjorden, Svalbard (photo Erwan Amice) ; c) Vue interne de la masse viscérale d’Astarte moerchi (photo Erwan Amice). Figure 9. a) Schematic representation of the interior of an Astarte left valve (Chrpa 2013) ; b) External view of a shell of Astarte moerchi, belonging to Astarte borealis complex, sampled in Kongsfjorden, Svalbard (picture Erwan Amice) ; c) Internal view of the visceral mass of Astarte moerchi (picture Erwan Amice). Introduction générale – 41 – Les éléments disponibles dans la littérature sur la reproduction des bivalves du genre Astarte ne sont pas très nombreux : les individus sont dioïques, avec peut-être de l’hermaphroditisme consécutif protandre (sexe initial mâle, Saleuddin 1964) et peuvent avoir des périodes très prolongées pendant lesquelles les gonades sont matures (von Oertzen 1972). Thorson (1936) et Saleuddin (1964) suggèrent que les larves ne seraient pas pélagiques mais qu’il y aurait développement direct : cela pourrait expliquer pourquoi les œufs sont gros et riches en vitellus. Thorson (1936) a étudié A. borealis au nord-est du Groenland et considère que la période de ponte a lieu en Octobre/Novembre. Dans cette thèse, les méthodes de l’écologie trophique et de la sclérochronologie/sclérochimie seront appliquées à l’étude de deux populations appartenant au complexe d’espèces Astarte borealis. Ces deux populations ont été analysées avec des outils génétiques et résultent appartenir à la même espèce (Cf. chapitre 1). Par la morphologie de la coquille, les individus de ces populations ont été identifiés comme correspondants à l’espèce « Astarte moerchi » décrite par Petersen (2000). Les deux sites d’étude dans lesquels les bivalves ont été échantillonnés seront caractérisés dans la section suivante.

Table des matières

LISTE DES ABRÉVIATIONS
INTRODUCTION GÉNÉRALE .
Résumé de la partie « Introduction générale »
Les écosystèmes marins arctiques : introduction
Facteurs abiotiques
Producteurs primaires
Un processusclé : la relation trophique entre producteurs primaires et consommateurs benthiques
Des écosystèmes en changement
Un modèle biologique d’étude prometteur : les bivalves filtreurs
Méthodes d’étude pour l’approche synchronique : acides gras, isotopes stables, isotopes sur acides gras
Méthodes d’étude pour l’approche diachronique sclérochronologie et sclérochimie
Les bivalves du complexe Astarte borealis
Sites d’étude
Objectifs et structure de la thèse
PARTIE I. APPROCHE TROPHIQUE MULTIMARQUEURS
Introduction générale de la Partie I
Chapitre 1. Plasticité trophique chez le bivalve Astarte moerchi caractérisée par une étude
multimarqueurs dans deux fjords arctiques
Résumé du chapitre 1
Abstract chapter 1
1. Introduction
2. Material and methods
3. Results.
4. Discussion
5. Acknowledgments
6. Supporting information
Chapitre 2. Composition en acides gras dans les glandes digestives et les muscles
adducteurs du bivalve arctique Astarte moerchi : influence des contraintes environnementales
Résumé du chapitre 2
1. Introduction.
2. Matériel et méthodes
3. Résultats
4. Discussion
5. Tableaux supplémentaires
PARTIE II. SCLÉROCHRONOLOGIE ET SCLÉROCHIMIE
Introduction générale de la Partie II
Chapitre 3. Analyse des ratios élémentaires et de la croissance dans la coquille des bivalves
Astarte moerchi : comparaison d’un fjord arctique et subarctique .
Résumé du chapitre 3
1. Introduction
2. Matériel et méthodes
3. Résultats
4. Discussion
5. Conclusions
Chapitre 4. Potentiel des bivalves fossiles d’Astarte moerchi pour la paléoécologie
Résumé du chapitre 4
1. Introduction
2. Matériel et méthodes
3. Résultats
4. Discussion
CONCLUSION ET PERSPECTIVES
Résumé de la partie « Conclusion et perspectives »
Synthèse des résultats obtenus avec le couplage des deux approches
Développement du modèle et perspectives
Les bivalves filtreurs : des modèles biologiques « in situ »
RÉFÉRENCES.

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