Les aspirations professionnelles : des catégorisations à la mobilisation de la main d’œuvre temporaire
Dans ce chapitre, nous allons distinguer, à partir de catégories émiques, les travailleurs temporaires en fonction de leurs usages de cette forme d’emploi. Deux « groupes » vont apparaître : « ceux qui ne font que passer » (qui utilisent temporairement cette forme d’emploi, ayant d’autres objectifs de « carrière ») et « ceux qui veulent rester » (voire être embauchés). Pour les premiers, l’intérim est un moyen de réaliser quelques missions dans des usines ou sur des chantiers en se réservant la possibilité de partir à tout moment, lorsque les vacances scolaires sont finies ou pour trouver une autre mission si le travail en question ne les satisfait pas, par exemple. Pour les seconds, il est nécessaire de trouver une place stable en évitant autant que possible les périodes non-travaillées, afin d’avoir ses trimestres pour la retraite ou pour pouvoir honorer son loyer, pour prendre d’autres exemples. Par delà leur régime contractuel commun, les intérimaires expriment des aspirations différentes et polymorphes, qui évolueront au fil des trajectoires individuelles. Aussi, il existe « différentes manières pour l’individu agissant d’opérer non pas simplement comme agent, mais comme sujet moral de cette action », pour reprendre les termes de Michel Foucault. Même dans un cadre commun, il y aura de nombreuses manières de considérer et de réagir aux « règles du jeu » que le travail temporaire impose. Les intérimaires vont adopter différentes postures en fonction de leurs parcours et de leurs projets (réalistes ou fantasmés). Ces dimensions vont participer à la définition d’un mode d’être (« caractéristique du sujet moral », toujours chez Foucault2 ) vis-à-vis d’un travail et d’une condition. Si dans un premier temps, nous nous attacherons à ce que les intérimaires disent de leurs aspirations (leur contenu), nous examinerons par la suite comment celles-ci participent de leur mobilisation productive (leur dimension opérante). Nous verrons que les travailleurs temporaires ne sont pas tous égaux pour faire face aux rapports de subordination qui découlent de l’incertitude de leur position. Les titulaires devront « faire-avec » ces usages différenciés de l’intérim, d’où l’importance des « classifications » informelles dès leurs arrivées (les titulaires évaluent la position supposée de l’intérimaire afin d’identifier les aspirations qui le motivent). Pour les embauchés, ce processus d’étiquetage constitue avant tout un moyen de prévoir les réactions des travailleurs temporaires qu’ils ne connaissent pas encore. C’est également une manière d’évaluer la « bonne volonté » des intérimaires, leurs limites et leurs dispositions vis-à-vis du travail flexible. Les témoignages des titulaires sur les motivations des intérimaires sont révélateurs : « Il y a ceux qui bossent, qui en ont besoin, et y a les autres : ceux qui vont partir d’eux mêmes, parce qu’ils s’en fichent et que ce n’est pas grave pour eux. Certains veulent rester mais qui vont être arrêtés, parce qu’ils n’en n’ont plus besoin, et les gars qui partiront d’eux mêmes. A chaque fois, nous on doit s’adapter. Selon leurs manières de voir le boulot, il y aura des intérimaires très différents. Tu vois les choses différemment si tu dois manger ou si c’est de l’argent de poche. » (David, titulaire de 31 ans). Ou : « C’est surtout les étudiants qui abusent, ou plutôt ceux qui ne veulent pas être embauchés… Celui qui cherche du travail il bosse » (Khamis, titulaire de 40 ans). Ou encore : « Tu ne vas pas demander la même implication à un étudiant qu’à un mec qui cherche du travail, pour faire des heures sup’ ou travailler le samedi par exemple. Après le mec il peut accepter. S’il a vraiment besoin d’argent, qu’il n’a pas d’obligations familiales, qu’il n’a pas un match de foot le samedi ou une bringue le soir même, il acceptera, généralement. Mais on ne peut jamais savoir. Des fois il y en a qui vont dire « oui » à tout, travailler dur sans jamais se plaindre et tout. Mais d’autres vont râler, dire « non » si on leur demande de faire un truc en plus, partir aussi, sans te le dire, ni faire signer la feuille d’heure. Ouais, ça m’est arrivé ça. » (Thierry, responsable d’équipe à Robertet) Ainsi, les titulaires établissent des catégories pour distinguer les travailleurs temporaires en fonction d’aspirations professionnelles qui, selon eux, exercent une influence sur leur engagement. Les ouvriers permanents constituent une dichotomie entre les intérimaires à partir de leur rapport au travail et à l’embauche. Loin de constituer une ligne de démarcation nette, cette évaluation de leurs volontés est mouvante et les permanents affineront leurs opinions au fil des jours. Ils devront toutefois composer avec les différentes postures des intérimaires qui, quant à eux, devront s’accommoder des opportunités qu’offre chaque affectation.
« CEUX QUI NE FONT QUE PASSER »
Ici, nous allons nous intéresser à des travailleurs temporaires dont l’usage de l’intérim se veut passager. Ces intérimaires ne souhaitent pas être recrutés par les entreprises utilisatrices. Ils sont généralement jeunes et ont une vision plus ou moins précise de leur avenir professionnel. Si le rapport à l’avenir de ces travailleurs temporaires reste central dans leurs prises de positions, nous l’aborderons principalement par les façons dont ces postures s’expriment au travail1 . Nous verrons comment ces dimensions participent de l’engagement des travailleurs dans leurs activités et dans leurs relations avec les autres. Enfin, la dimension dynamique de ces aspirations sera interrogée dans la durée et nous constaterons de quelles manières les projections initiales de ces intérimaires peuvent être remaniées au fil de leurs trajectoires
Trajectoires et prises de positions
Nous pouvons diviser la catégorie des travailleurs « passagers » en deux sous-groupes. Le premier groupe est majoritairement composé d’intérimaires étudiants qui effectuent des missions ponctuelles et généralement dans des périodes qui correspondent aux vacances scolaires. A ces intérimaires nous pouvons rajouter certains travailleurs qualifiés qui, suite à une démission ou un licenciement par exemple, utilisent l’intérim durant une période circonscrite avant de retrouver un autre emploi en adéquation avec leurs qualifications. Les projets professionnels que ces intérimaires nourrissent peuvent êtres qualifiés de « crédibles » : ils s’appuient sur des diplômes, des parcours qualifiants et s’inscrivent dans une trajectoire professionnelle cohérente. La présence de ces travailleurs temporaires dans les usines ou sur les chantiers sera limitée (pour ce qui est de réaliser des travaux peu qualifiés sous ce statut). Le second groupe est plus hétérogène. Il comprend de jeunes diplômés du secondaire qui ont une formation « généraliste » mais également des ouvriers en rupture professionnelle (proches de ce que Catherine Faure-Guichard nomme « l’intérim d’insertion2 »). Ces travailleurs sans qualifications recherchent parfois à quitter le « monde ouvrier » ou ne souhaitent plus d’engagement durable avec une entreprise. Pour ces salariés l’intérim est perçu comme un moyen de « se réaliser » plus tard ou ailleurs et n’espèrent aucune embauche. Certains ont des projets professionnels, comptent reprendre leurs études, partir à l’étranger, ouvrir un commerce, etc. Alors que d’autres n’ont qu’une vision très floue de leur avenir, disent « vivre au jour le jour » ; comme Fabien (23 ans), qui résume la situation ainsi : « l’intérim, ça me convient. J’ai pas de projets d’avenir. Là, je bosse un peu et si j’ai envie d’arrêter, j’arrête. Je ne suis pas coincé dans une usine à l’année et si je trouve un truc mieux, je peux partir. » Ce qui est commun à ces intérimaires « de passage » est qu’ils ne veulent pas s’installer dans les unités de production qu’ils fréquentent et qu’ils nourrissent des projets plus ou moins réalisables. En fonction de leurs trajectoires et de leurs aspirations, les individus portent un regard différent sur le travail qu’ils exercent. Cela se vérifie d’autant plus lorsque cette activité se révèle être ponctuelle. Il reste à identifier dans quelle mesure, sous quelles modalités et pour combien de temps la posture de ces intérimaires va perdurer. o Pendant les études : maintenir une distance vis-à-vis d’un choix par défaut L’intérim « étudiant », contrairement à une idée fortement répandue, reste limité1 . Les premières inscriptions sont principalement le fait de personnes peu ou pas diplômées. Toutefois, l’arrivée de néo-bacheliers dans les unités de production est fréquente durant la période estivale2 . Ces intérimaires côtoient un temps d’autres ouvriers, temporaires ou permanents, puis regagnent les bancs de l’université ou de l’IUT à la fin des vacances. C’est le cas de Clément (19 ans) qui déclare : « Moi, je travaille en intérim pendant les vacances. Je fais toutes les missions qu’ils me proposent. Des fois, c’est horrible. Mais à la rentrée, je rentre à l’IUT, à Nice. Il me faut de l’argent pour l’appartement et tout. Mais c’est que temporaire pour moi. Même si j’y retourne tout au long de l’année, pendant les vacances et parfois le week-end. Je ne suis pas un « fils à papa », alors bien obligé. » Les intérimaires étudiants savent que leur présence dans les unités de production ne durera pas et ne souhaitent pas qu’elle dure. Leur expérience de l’intérim non-qualifié les confronte à un environnement de travail qui ne correspond pas à leurs attentes. Souvent, ces travailleurs préféreraient exercer une autre activité, un petit-boulot mieux payé ou plus gratifiant. Faute d’opportunités, ces intérimaires devront régulièrement renouer avec ce régime d’embauche durant leur scolarité. C’est le cas de Josselin (24 ans) qui allait bientôt achever ses études de commerce au moment de l’entretien : « Je te dis que moi ça me convient mais ça aussi ce n’est pas vraiment évident. Si je pouvais éviter. Faire un truc dans des bureaux ou quoi. Comme certains. Regarde, dans mon école de commerce, je pense que je suis le seul à faire ça. Il y en a qui bossaient à côté, c’est sûr, mais ça m’étonnerait qu’ils soient sur un chantier comme moi il y a deux semaines ou dans une usine à nettoyer des cuves pleines de trucs dégueulasses. » Comme Clément, qui lui débute son cursus, Josselin estime qu’il effectue des contrats difficiles ou du moins plus difficiles que ses collègues étudiants. Il souhaite maintenir une distance entre le travail qu’il accomplit (et qu’il a accompli plusieurs années durant) et son avenir professionnel1 . Cette posture s’observe au quotidien dans ses relations avec les autres ouvriers : la distance qu’il instaure vis-à-vis de son emploi à pour corollaire une distance visà-vis des autres travailleurs (de leurs pratiques et de leurs postures). Cet aspect est particulièrement saillant durant les entretiens. Aussi, Josselin explique qu’il n’a « aucune pression » : « Je ne suis pas impliqué, je sais que je reste deux semaines, alors je le fais, « merci, au revoir ». Je ne m’attends à rien, contrairement aux intérims, là, de 20 ans, qui n’ont pas de projet professionnel derrière et qui cherchent juste à être embauchés. Je fais ce qu’on me dit, je ne cherche pas à me faire embaucher, je demande rien, je m’en fous. » N’ayant que peu à perdre en changeant de mission, il ne souhaite pas appartenir à un groupe de travail, ni à adhérer à ses règles. Il déclare qu’il « ne veut pas être perçu comme, ces [autres] jeunes » qui souhaitent une embauche. Josselin ne redoute pas qu’une mission « se passe mal » et c’est ce qui l’amène à dire qu’il sera moins « docile » en cas de conflit, qu’il ne « fait pas de zèle », ne se laisse pas « marcher sur les pieds » parce qu’il n’a « rien à perdre en quittant une mission », selon ses propres termes. Josselin ne se définit pas en fonction de son activité d’intérimaire mais en tant qu’étudiant, il ne cherche pas à trouver une place dans ce type d’institution, il se « sait » ou s’espère ailleurs, tout du moins « de passage ». Les travaux de manutentionnaire ou de manœuvre qu’effectuent temporairement les intérimaires sont parfois en décalage vis-à-vis de leurs projets de carrière. Ce qui peut les amener à porter des jugements de valeur ou à s’interroger sur l’investissement des autres ouvriers. Ainsi, plus tard dans l’entretien, Josselin en témoignera à propos du travail de vaisselier : « Y a des mecs à fond sur leurs tâches de merde, mon voisin par exemple et t’as peur de lui dire pour pas le vexer. Tu le sens perfectionniste et si un truc ne se passe pas comme il veut, ça le fait chier. Tu sens que c’est sa vie, alors que c’est minable, mais il est super investi. Moi, j’en faisais trop, en mode dérision, pour faire marrer les plus distants. » Tout en effectuant ses missions avec sérieux, Josselin a « pris congé en esprit de l’institution », pour reprendre la formule d’Erving Goffman qui définit cette posture comme une « forme particulière d’absentéisme qui consiste à prendre ses distances, non par rapport à une activité, mais par rapport à un personnage prescrit1 . » L’auteur précise que la manière dont l’institution traite ses sujets exprime une conception idéologique, qu’il s’agisse de reclus ou de travailleurs. Erving Goffman pointe l’importance de cette volonté de distanciation comme un élément essentiel du moi. L’auteur signale que lorsqu’on observe l’influence de l’institution sur l’individu (« peu importe ici l’unité sociale envisagée » précise-t-il) : « On y voit toujours aussi les individus chercher à garder une certaine distance, prendre un certain champ entre ce qu’ils sont vraiment et ce que les autres voudraient qu’ils soient2 . » L’acceptation des valeurs d’une institution et l’adhésion à un rôle prescrit doivent être analysées à l’aune des positions sociales de sujets situés.
L’instabilité professionnelle et la perspective temporelle
Marc Augé, dans un article de 1968 sur la société Alladian de Basse Côte d’Ivoire1 , proposait de réaliser une ethnographie et une ethnologie de la notion de temps2 . Lorsqu’il aborde la question de l’avenir auprès d’élèves de CM2, il en arrive à cette conclusion : « Au total la clarté de la vision de l’avenir semble fonction des moyens qu’ont les individus de l’organiser effectivement, et le rapport inverse n’aurait pas de sens. Là encore une conception du temps ne s’esquisse et ne prend forme qu’avec celle d’une réalité déterminée – réalité professionnelle en l’occurrence – dont elle n’est qu’un des aspects techniques3 . » Son analyse rejoint à bien des égards celle de Pierre Bourdieu, sur laquelle je souhaite encore insister. Dans l’Algérie du début des années 60 Pierre Bourdieu, constate chez les travailleurs intermittents une plus grande « incohérence des opinions concernant l’avenir » et observe une « rupture entre les aspirations imaginaires et la situation réelle4 » des sous-prolétaires. L’auteur propose une piste d’analyse pertinente lorsqu’il interroge la situation de « ces éternels exécutants dont on n’attend pas qu’ils comprennent ce qu’ils ont à faire, ces gens qui ne peuvent jamais être sûrs de rien, ni de travailler aujourd’hui, ni de travailler encore demain, ces hommes sur qui s’appesantissent tous les déterminismes et qui ne peuvent trouver, ni en eux-mêmes ni dans leur travail ni dans l’entreprise des raisons d’adhérer à un emploi qu’ils n’occuperont peut être plus demain, faut-il s’étonner qu’ils ne puissent forger un système d’opinions cohérentes sur une condition aussi profondément marquée par l’instabilité et l’incohérence ? 1 ». Au travers de l’analyse des travailleurs Algériens, Pierre Bourdieu postule qu’une vision cohérente de l’avenir dépend des conditions d’existence des sujets. L’instabilité va influer sur la façon d’anticiper et de prévoir son destin. De même, la manière de percevoir sa situation réelle est altérée par l’incertitude du parcours. Sa thèse concorde avec les analyses de la notion de perspective temporelle en psychologie. Dans un article sur le sujet, Eric Thiébaut souligne que « les différences individuelles à se représenter son propre futur dépendent en partie du statut occupé dans la société. Selon que ce statut est plus ou moins stable, organisé et persistant sur plusieurs années, et selon que l’individu s’y meut en des séquences régulières et bien définies, telles que la progression scolaire ou le développement des carrières, les anticipations seront plus ou moins facilitées2 . » Le statut et la place sociale que confère l’intérim sont marqués non seulement par l’instabilité mais plus encore par l’incertitude. De ce fait, la condition d’intérimaire ne favorise pas une vision cohérente de l’avenir. Celui-ci est indéterminé et certains intérimaires, au travers de représentations parfois irréalistes, espèrent qu’ils échapperont à des trajectoires marquées par nombre de déterminismes.