Les Amours d’Antiochus et Stratonice
FORMES ET STRUCTURES D’UNE NARRATION EXEMPLAIRE CHAPITRE PREMIER
Naissance et épanouissement d’un récit historico-médical
1. Brève archéologie du substrat antique La trace écrite la plus ancienne des Amours d’Antiochus et Stratonice est la version de Valère-Maxime1 , née à l’époque tibérienne, entre 24 et 31 ap. J-C. Cette brève narration exemplaire conte la passion dévastatrice d’un jeune prince séleucide, Antiochus, pour sa belle-mère Stratonice. Honteux, celui-ci dissimule son amour coupable, mais deux sentiments antagonistes, pudeur et désir exacerbé, luttent en son âme, rongeant son cœur et ses entrailles. Il gît sur son lit au seuil de la mort. La Cour toute entière pleure l’unique héritier de la couronne. Le secours éclairé du mathématicien Leptine, ou selon les versions, du médecin Érasistrate, soulève alors ce voile de tristesse et découvre le secret qu’Antiochus cache habilement. Tandis que Stratonice entre et sort de la chambre du malade, le praticien constate en effet un teint rougissant et pâlissant, une respiration saccadée, puis apaisée, un pouls qui bat tantôt avec vigueur, tantôt avec langueur. La flamme révélée, il en informe le père. Séleucus, homme bon et aimant, cède alors son épouse, tendrement chérie, Stratonice, à son fils. Isolée et caractéristique du récit de l’historien et moraliste romain, la mention à Leptine témoigne qu’à l’époque, deux versions au moins de cette histoire princière cohabitaient et circulaient . Si les racines de cet épisode s’ancrent, sans conteste, dans les vers originels de l’Hippolyte porte-couronne d’Euripide, et même peut-être dans ceux de sa Médée3 , l’étude des sources démontre que le récit des Amours d’Antiochus et Stratonice a pour origine un fait politico-dynastique. Objet de propagande, ce récit tend d’une part à légitimer un mariage jugé scandaleux aux yeux des Macédoniens. Pour eux en effet, la nature incestueuse et syro-persane de cette union marquait une contamination de l’esprit grec par les mœurs orientales, ainsi qu’une forme de déclin de l’empire alexandrin. Et, d’autre part, dans un contexte contemporain ou presque contemporain de guerre des diadoques, et de confrontation des trois grandes dynasties en présence que sont les Antigonides, les Séleucides et les Lagides, cette narration semblerait avoir servi d’éloge ou de blâme à la royauté fondée par Séleucus Ier . Bien qu’analogue sur certains points à ses successeurs hellènes, le récit de ValèreMaxime révèle à la fois une source commune et une autre, bien distincte, mais ignorée ou inconnue des auteurs qui y feront allusion à sa suite5 . De même parenté, le développement de Plutarque6 , et surtout celui d’Appien , sont tous les deux beaucoup plus politisés et se font l’écho de la corégence de l’empire. Au-delà des émois sentimentaux et de l’acmé paroxystique du subterfuge médical, le discours semble tout entier converger à confirmer la légitimité de la dynastie séleucide et de son dauphin de sang-mêlé8 . Les peintures héroïques d’un fils vertueux et d’un patriarche magnanime, la volonté d’un roi qui fait loi, un mariage qui non seulement consacre le successeur au trône en l’instituant monarque, mais permet surtout la sauvegarde d’un territoire devenu trop grand pour un seul homme vieillissant, sont autant d’éléments en faveur de Séleucus et de sa monarchie . Selon toute vraisemblance, malgré les divergences des deux récits, une même source plus ancienne, et quasi concomitante aux évènements rapportés, nourrit le propos des deux auteurs grecs. Certains critiques ont présumé que c’est l’historien Phylarque, réputé pour son imagination débridée et sa prose amphigourique, qui en constituait la source10. Toutefois, l’hypothèse, si elle peut être retenue avec circonspection pour Lucien11, et avec plus de sérieux pour Julien12, apparaît, dans le cas présent, incertaine et sujette à polémique. D’après Franca Landucci, ce prosateur évoluait dans la sphère des Lagides et profitait de leur protection. Contemporain des conflits pour la domination de la Cœlé-Syrie, Phylarque, dans de telles conditions, n’aurait pas pris le risque de déplaire à ses mécènes en narrant un épisode à la louange de leurs ennemis. Et dans l’éventualité où il aurait rapporté les faits, le ton et le style n’auraient pu être que critiques, pour ne pas dire dépréciatifs, et non élogieux. Jérôme de Cardia, toujours selon Franca Landucci .représenterait, du fait de son allégeance aux Antigonides, l’hypothèse la plus étayée15. Sa position auprès de Démétrios Poliorcète lui aurait non seulement permis d’être le spectateur privilégié de l’union royale, mais encore ses fonctions de conseiller auprès d’Antigone Gonatas justifieraient sa position pro-séleucide. Célébrer les Séleucides et mettre en avant la figure de Stratonice étaient une manière habile et tacite de faire le panégyrique des détenteurs présents de la couronne de Macédoine et d’effacer les aspects négatifs de la jeune reine susceptible de porter tort à ses parents. Très voisin des narrations de Plutarque et d’Appien, le récit de Lucien se différencie pourtant par la mort de Séleucus sur les bords de l’Euphrate, et par les amours, reflet de l’histoire initiale, de Stratonice et de Combabos. Si pour Franca Landucci16, il ne fait pas de doute que Lucien soit passé par la médiation de Plutarque et d’Appien en prenant pour source indirecte Jérôme de Cardia, ici, et sur ce point, l’analyse d’Attilio Mastrocinque semble plus pertinente17. Il y aurait une source ou des sources intermédiaires plus tardives et d’une facture toute aussi romanesque18. Ambigu et empruntant à toutes les autres versions déjà écrites, le développement de Julien dresse un portrait peu flatteur du jeune prince19. Il souligne sa langueur excessive et son extrême délicatesse qui, en creux, dénonce, dans un esprit gréco-romain, ses atavismes orientaux. La narration se clôt pourtant sur une image flatteuse et probe d’Antiochus. C’est ipso facto la seule version dans laquelle l’adolescent refuse d’épouser sa belle-mère du vivant de son père, et ne paraît concrétiser l’union qu’à son décès. La note hostile de Julien, due très certainement à sa rancœur envers les habitants d’Antioche, ne doit pas masquer qu’il s’est inspiré en réalité d’un récit non pas anti-séleucide, mais bel et bien favorable à la dynastie.
Formation et composition des schèmes narratifs
Conformément à l’analyse de Josef Mesk et plus tard à celle de Patrick Robiano40 , la narration de Valère-Maxime se décompose en effet en quatre séquences : en premier maladie du prince ; en deuxième diagnostic du praticien ; en troisième révélation au roi de l’amour qui assaille son fils ; et en quatrième renoncement du père et don de son épouse au jeune prince. En dramatisant et en compliquant la trame narrative, Plutarque insuffle une dimension nouvelle au récit. Désormais, le développement s’articule en cinq temps : culpabilité suicidaire du prince et feinte maladie, diagnostic de l’amour et découverte symptomatique de l’objet de cette passion dévorante, artifice du praticien qui fait croire au roi que l’adolescent est amoureux de Madame Érasistrate, révélation de la duperie, inéluctable renonciation du père et annonce publique du mariage d’Antiochus et Stratonice. Les deux matrices principales de l’histoire sont dès lors fixées bien que des nuances d’importance se nichent au cœur de la narration elle-même. Chez chacun de ces cinq auteurs, il est à relever d’imperceptibles variations semblant au premier abord anodines, mais se révélant cruciales dans la compréhension de la multiplicité des combinaisons à venir, ainsi que dans la transmission synchronique et diachronique du récit La version de Valère-Maxime, se caractérise par l’évocation de Leptine, la découverte due au hasard de la femme aimée et la consultation du pouls en tâtant subrepticement le bras du jeune prince. Plutarque se différencie en citant des vers de Sappho pour décrire la pathologie érotique, en occultant l’image du médecin assis au chevet du malade, et en relatant le discours tenu devant l’assemblée du peuple pour annoncer le mariage. Appien se distingue par une assimiliation claire et précise de l’amour à un trouble de l’âme, la disparition du pouls des signes nosologiques, l’amélioration spectaculaire du malade devant l’aimée, et la déclaration à l’armée toute entière de l’union matrimoniale. Lucien se définit par la mise en lumière de la figure de Stratonice, l’anonymat des protagonistes masculins, la narration de la mort du vieux roi sur les rives de l’Euphrate et le prolongement romanesque des amours adultères de la reine. Quant à Julien, il se spécifie par la critique de la nature efféminée et orientale d’Antiochus et son refus d’épouser sa belle-mère. Fluctuantes, ces cinq versions n’en restent pas moins primordiales. Elles forment une expression suffisamment pérenne pour marquer les esprits et devenir exemplaires, étant assez polymorphes pour la création fictionnelle, et assez constantes pour être connues et reconnues. Galien, qui cite à titre de contre-exemple l’histoire d’Érasistrate, joue sans le vouloir un rôle tout aussi capital que les historiens et les rhéteurs gréco-latins dans le développement la propagation du récit des Amours d’Antiochus et Stratonice. Fin connaisseur de l’art oratoire et alors qu’il cherche à se faire un nom à Rome42 , Galien tente, autant que faire se peut, de décrédibiliser l’autorité d’Érasistrate et de devenir la seule référence en matière de sphygmologie43. De fait, l’ensemble de son développement se construit à l’ombre et en relation incessante à Érasistrate et à sa découverte de la passion secrète d’Antiochus. Il commence son discours par une critique acerbe de ceux qui croient que son prédécesseur a découvert un pouls spécifique à l’amour alors qu’il était au chevet d’un jeune homme éperdu de la concubine de son père. S’il dit ignorer de quelle façon ce dernier a démasqué l’adolescent, Galien, reflet troublant d’Érasistrate au chevet de l’épouse de Justus, invoque le hasard lorsqu’il découvre l’inclination de sa malade pour Pylade. Mais, ambigu et paradoxal, son diagnostic des tourments de l’âme est confirmé par le teint changeant et le pouls irrégulier, décelé par sa main posée sur le poignet de la patiente. Certes, cette réécriture lui assure une postérité légendaire. Toutefois, et en contradiction avec sa volonté première, Galien consacre Érasistrate en figure tutélaire et d’autorité, tout en confirmant le malheureux quiproquo qu’il combat. Fondateur, l’exposé galénique contribue ainsi lui aussi au succès durable des Amours d’Antiochus et Stratonice et offre une renommée à la peinture littéraire et médicale du médecin au chevet de l’amant. * C’est alors, dans ce creuset rhétorique de l’histoire et de la médecine, que se définit et se circonscrit la narration qui, devenue exemplaire, va se propager à travers le temps et l’espace.
Définition rhétorique d’une historiette princière
Appien, au IIe siècle ap. J-C, définit le récit en termes bien précis de « diêgêma kâlôn 44». Caractérisation empruntée aux manuels d’éloquence, le « diêgêma » ou « récit » est classifié et intégré dans les « exercices de gymnastique rhétorique scolaire 45», exercices préparatoires aussi nommés progymnasmata ou praeexercitamenta Remontant à la première sophistique47, le mot apparaît originellement dans la Rhétorique à Alexandre48, sans que la notion soit encore bien circonscrite. Il s’agirait d’improvisations, de discours fictifs sur des sujets délibératifs et judiciaires, pratiques exercées par Démosthène ou encore Iphicrate. Depuis Protagoras, et surtout Aristote, la thesis est un exercice en cours dans les écoles de philosophie, et depuis Hermagoras au moins, un apprentissage oratoire dans les écoles d’éloquence. C’est à partir de la Rhétorique à Herennius et le De inventione que la narratio est quant à elle attestée49 . Toutefois, le véritable essor des progymnasmata concorde avec le triomphe du genre épidictique à l’époque impériale, et se généralise et se propage avec la seconde sophistique. Leur taxinomie a été établie, entre autres et pour les auteurs les plus importants, par Quintilien dans son Institution oratoire50, Aelius Théon51 et le PseudoHermogène52 . Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les exercices préparatoires d’essence narrative fleurissent, alors que l’ethos associé au judiciaire et le pathos au délibératif, porteurs l’un des valeurs républicaines romaines et l’autre des valeurs démocratiques grecques, sont occultés, pour des raisons évidentes, au profit du logos associé à l’épidictique, c’est-à-dire à une rhétorique qui « [se réduit] au langage stylisé, souvent convenu et ornemental, voire sublime [et] destiné à plaire.53» Ces progymnasmata, « narrations non agonistiques et traditionnelles 54», et ayant une « fonction propédeutique 55 », sont en effet un entraînement utile et plaisant pour préparer les jeunes orateurs à la digression narrative dans les procédures civiles. Pour faire plaisir et divertir, les exercices préparatoires se rangent dès lors et sans autres formes de procès du côté de l’épidictique. D’autant plus que, le genre épidictique est un genre qui, comme le note à juste titre Adriana Zangara par opposition au judiciaire et délibératif, n’est pas agonistique, mais destiné à l’apparat et au plaisir : Le genre épidictique […] est un genre particulièrement ambigu. Au sens strict, il recouvre la catégorie de discours d’éloge et de blâme. Mais il comprend aussi, entendu au sens large, tous les discours composés « pour la montre » (epideixis), c’est-à-dire les différentes formes de l’éloquence d’apparat, voire tout discours dépourvu d’un but pratique. […] Force est de constater que, surtout après le Ier siècle ap. J-C., le genre épidictique connaît une irrésistible ascension dans la pratique oratoire, tandis que les harangues et les plaidoyers finissent par subsister sous la forme de simples déclamations56 . Rencontre en quelque sorte de la poésie et de la rhétorique, l’épidictique fait alors entrer de plein pied l’éloquence dans la littérature. Et simultanément, le genre historique, par le prisme de la narratio descriptive et médicale, est annexé par l’épidictique puisqu’il ne s’agit pas de prouver, mais de raconter, de bien dire, d’« exhiber son talent d’écrivain » Métaphore du corps entier parfait, du « début, du milieu et de la fin58 », le discours historique doit répondre aux exigences de « brièveté, clarté, vraisemblance. 59» Dans ce ferment, le diêgêma, avatar de l’exposition ou synonyme de la narratio, puise sa propre définition. Travail de réécriture, il est la composition d’un récit, le plus souvent tiré d’un historien classique ou ayant trait à un sujet historique60. Il doit être succinct, intelligible et vraisemblable. D’autre part, et devenu par analogie « paradigme historique 61», le diêgêma donne le spectacle de « belles images d’actions vertueuses62 » auxquelles le lecteur peut s’identifier par fascination d’obédience érotique. Si les exemples passés permettent en outre une réflexion sur le présent, ils ont également la faculté de « rendre meilleur63 » le lecteur. Pour cette raison, même les contre-exemples ou les images répulsives ont le pouvoir de marquer les esprits et par contraste, d’agir comme une morale inversée, reflet d’actions ou de faits à ne pas suivre, à ne pas désirer, à réprouver.
TOME 41. Marcello Donati |