Les ambivalences de la co-construction d’un ”territoire mental”
La patrimonialisation du territoire : cadre théorique pour la création d’un « territoire mental »
À partir des acteurs en présence et selon les approches du processus entamé pour cette patrimonialisation, les rapports patrimoinenterritoirencommunautés semblent plus au moins conflictuels afin de trouver un accord au niveau du territoire. Penser à la patrimonialisation du territoire comme un projet de territoire nous mène à chercher des points d’articulation. L’approche de la conconstruction donne des pistes pertinentes des possibilités d’articulation entre la patrimonialisation par «désignation» et/ou par «appropriation», que nous pouvons mettre en exergue à partir de l’expérience des écomusées. Ces structures, qui ont souvent été issus d’idées de et d’initiatives portées par quelques personnes et/ou experts issus des communautés locales, ont été par la suite créées avec et par les communautés locales de Varine 1985, 2017) comme une sorte de « territoire mental » Mayrand 2004). Il s’agit d’initiatives qui permettent de repenser les rapports aux territoires et dont l’objectif principal est le développement local, ce qui passe par la mise en récit de leurs patrimoines. Mais la construction de ce récit du « territoire mental », qu’expose l’écomusée, dépend de deux logiques antinomiques développement/appropriation du patrimoine) défendues par des acteurs locaux responsables des prises de décision. Comment les décisions relatives au choix de l’une de ces logiques antinomiques, ou à leur articulation, peut elle s’effectuer avec et parles communautés locales ? Cela questionne indirectement le dialogue entre les scientifiques, ou experts, et les communautés locales dans le processus de patrimonialisation, et donc de création d’un « territoire mental », depuis la prise de conscience patrimoniale jusqu’à l’exposition et mise en récit du territoire. Nous proposons, dans les lignes qui suivent, le cadre théorique que nous avons retenu pour analyser les enjeux de la patrimonialisation des territoires à partir des apports d’auteurs du champ de la géographie et du champ de l’écomuséologie. Ce faisant nous posons progressivement les jalons pour l’analyse ultérieure de la con construction du récit d’un « territoire mental » à partir du cas des géoparcs espagnols.
La patrimonialisation du territoire et ses diverses approches
Dans cette première partie nous nous intéressons,pour notre cas d’étude, aux enjeux de la patrimonialisation des territoires afin d’identifier des pistes d’analyse en termes d’études existantes et de terminologies utilisées.
La patrimonialisation du territoire comme processus de construction
Parler de patrimonialisation, c’est faire référence à des processus de « construction sociale » Berger et Luckmann 1968, 232) à partir de différentes versions de la réalité, « dont certaines peuvent être contradictoires, et qui sont toutes des effets de la communication, non le reflet de vérités objectives et éternelles » Watzlawick 1978, 7). Dans ce sens, le processus de patrimonialisation peut être considéré comme l’expression d’« une affectation collective sociale donc) de sens ; laquelle découle d’un principe de convention. Ce dernier traduit un accord social implicite souvent territorialisé et institutionnalisé) sur des valeurs collectivement admises ; témoignage tacite d’une indéniable identité partagée » Di Méo 2008a, 2n3). Ainsi, la patrimonialisation répondrait à des choix de société, portés par certains acteurs, dont le « […] devenir des objets – et non un objet définit – implique un phénomène relationnel entre des individus, des groupes et des objets, au cours duquel les uns et les autres se construisent comme acteurs et comme patrimoines » Tardy 2003, 109). Alors, le regard par les acteurs de la fabrique du patrimoine nous renvoie aux représentations sociales29 dont la prise de conscience de ses différences et/ou convergences est nécessaire pour comprendre la communication, qui, comme nous dit Dacheux, « n’est pas une solution, c’est un problème de construction du sens qui) dépend fortement du contexte dans lequel il s’effectue. Ce contexte constitue un cadre interprétatif qui participe à la construction du sens » 2011, 21). Il s’agit donc « d’un type de rapport au passé dans un jeu de continuités et de ruptures » Davallon 2006, 97), selon les acteurs et les contextes. Il s’agit aussi de «se focaliser sur les intentions et sur le sens d’un tel acte plutôt que sur l’objet considéré» Le Hégarat 2015, 10).Un processus qui s’inscrit dans un « principe narratif » Di Méo 2008a, 13), partant du choix des sites à leur mise en valeur et/ou valorisation pour une mise en récit d’un territoire. Le territoire, est un concept polysémique dont les usages varient d’une discipline à l’autre, non seulement au sein des approches de la géographie culturelle mais aussi de la géographie sociale. Comme l’indique Bonnemaison, l’un des auteurs fondateurs de la définition de territoire pour la géographie, « le territoire en effet ne répond pas seulement à des besoins d’identité et de sécurité, il est aussi le lieu d’une altérité consentie » 1981, 261). Cette altérité qui touche les liens entre territoire et savoirs se complexifie d’autant plus que «le territoire, premier de tous les patrimoines, suscite une attention toute particulière car il est un trait d’union entre le passé et le présent, et il est aussi le support incontournable du développement, qui ne saurait se passer d’une assise spatiale » Guillaud et Galipaud 2014, 17). Cela place la question de l’appropriation territoriale dans une double finalité « celle de la 29 « L’ensemble organisé des informations, des croyances, des attitudes et des opinions qu’un individu ou un groupe) élabore à propos d’un objet donné. La représentation est le produit et le processus d’une activité mentale par laquelle un individu ou un groupe) reconstitue le réel auquel il est confronté et lui attribue une signification spécifique» Abric 2003, 13). 31 définition de l’identité des territoires et celle de l’exploitation des ressources territoriales » Girault et Barthes 2016, 4). Ces notions, ellesnaussi, polysémiques sont continuellement en transformation et se retrouvent au sein de « l’espace territorial, luiEmême incertain et contesté, qui) devient l’arène d’un intense effet de déconstruction et de reconstruction permanente » Di Méo 2006, 2). Même si la question de l’appartenance nous paraît cruciale dans la construction d’un territoire, car « intimement liée et carrément indissociable de l’action sociale » Moine 2006, 119), et qu’elle porte une force qui selon Crambrezy « suffit parfois à forger un puissant sentiment national sans qu’une communauté de langue soit nécessaire » in Bonnemaison et al. 1999, 11), c’est bien la prise en compte des communautés locales dans cette construction qui nous semble indispensable. C’est pourquoi nous parlons de conconstruction du territoire pour qu’il devienne « dès lors un « géosymbole » c’estEàEdire un lieu, un itinéraire, un espace, qui prend aux yeux des peuples et des groupes ethniques, une dimension symbolique et culturelle, où s’enracinent leurs valeurs et se conforte leur identité » Bonnemaison 1981, 249), ceci en même temps que les décisions sur l’exploitation des ressources se consolident communautairement. Tout ceci nécessite une vision endogène qui « implique que le territoire n’est plus seulement celui de l’observateur ou de l’aménageur, ni encore celui de certains décideurs, mais avant tout celui des populations locales, basé sur leurs propres représentations et pratiques » Guillaud 2014, 25). Suivant cesidées, et soulignant qu’il n’existe pas un unique processus de patrimonialisation, nous prenons comme référence les étapes décrites par Di Méo. Celuinci, dans le cadre de la patrimonialisation liée aux territoires, souligne l’agencement des étapes, non seulement dans une suite successive, mais surtout « dans un principe itératif d’interactions » Di Méo 2008a, 13). Ce principe, nous l’entendons comme une boucle de rétroaction constante, dans laquelle chaque étape, conditionnée par les contextes et les acteurs en jeu, modifie, se modifie et s’agence dans le processus de construction sociale. Ainsi, les étapes des processus de patrimonialisation sont: « 1) La prise de conscience patrimoniale. 2) Jeux d’acteurs et contextes. 3) La sélection et la justification patrimoniales. 4) La conservation, l’exposition, la valorisation des patrimoines » Di Méo 2008a, 10n14). Si, pour Di Méo, les jeux d’acteurs et contextes sont l’étape «transversale» du processus, il s’agit bien plus pour nous de la structure même de tout le processus de patrimonialisation. Nous allons dans les lignes qui suivent préciser le dérouler et les enjeux de ces diverses étapes ayant comme axe structurant lesjeux d’acteurs. Di Méo propose, comme première étape de la patrimonialisation, la « prise de conscience » d’une valeur d’un site, ou d’un objet, au moins de la part d’une personne car, sans cellenci, il ne pourrait y avoir d’initiative de patrimonialisation. À partir des préceptes de Di Méo, la patrimonialisation du territoire sert à « justifier une cause, à rappeler une mémoire, à valoriser une séquence temps révolu) passée de la vie sociale » 2008a, 13). Ainsi, la patrimonialisation du territoire en tant que processus, pourrait se comprendre comme « une manière pour la société de changer en posant une continuité et de regarder son histoire de l’extérieur » Lenclud, 1994,42 in 32 Davallon 2006, 9798). Par contre, cela ne veut pas dire qu’il y a une prise de conscience généralisée et une identification de la part de tous les acteurs d’un territoire et qu’ils sont en accord sur la valeur du site et donc sur l’avenir de celuinci, de son usage, de sa conservation et/ou du changement de rapport à celuinci. Comme nous l’explique Di Méo, pour que l’initiative patrimoniale puisse prendre forme il faut « un minimum d’idéologie ambiante, favorable à l’intervention patrimoniale » 2008, 12) et même « si le contexte social et culturel est favorable au processus de patrimonialisation, celuiEci ne va jamais de soi et suscite des contradictions fortes quant à l’usage des espaces concernés» Veschambre 2007, 2). Comme par exemple dans le cas de la patrimonialisation de la nature, où « ce qui est vécu comme patrimoine pour les uns est souvent posé par les autres comme frein au développement » CormiernSalem, JuhénBeaulaton et Boutrais 2005, 518). Alors, il est nécessaire d’avoir un contexte qui favorise la prise de conscience patrimoniale par un plus large public ou au minimum par des publics ayant un certain pouvoir d’influence. Il est ainsi desnaturalistes, commeJohn Muir, pour qui le fait de changer les rapports à la nature est perçu comme un rapprochement de Dieu : « l’élixir spirituel de la nature » Johnson 2009, 159), a joué un rôle central dans le développement des politiques de protection de la nature aux EtatsnUnis cf. Philippon 2005 ; Van Dyke 2008), grâce entre autres à ses écrits sur le Yosemite et à son influence sur le président Théodore Roosevelt30 . Il peut aussi s’agir d’artistes comme ceux de l’école de Barbizon en France qui ont induit une rupture avec la tradition artistique pour laquelle la nature était jugée sans intérêt jusqu’au début du 19ème siècle, donnant lieu au mouvement artistique dans lequel la nature s’expose par ellenmême et pour lequel l’inspiration vient d’une communion avec la nature en plein air, qui devient par ellenmême une œuvre d’art. Les peintres de l’école de Barbizon avec des gens de lettres, tels que Rousseau, Millet, Diaz et Victor Hugo, se sont réunis pour défendre la forêt de Fontainebleau et ils réussirent ainsi à obtenir sa protection par la déclaration de ce que certains considèrent être la première aire protégée au monde : « la réserve artistique de Fontainebleau » cf. Kalaora 1981 ; Guéant et Lindeckert 2003; Sabatier, Merveilleux du Vignaux et Jaffeux 2010 ; Girault et Alpe 2011). Cependant, cette « conscience patrimoniale » peut évoluer dans le temps selon les acteurs en jeu et leurs intérêts, ainsi, même dans l’actualité, les rapports au patrimoine se transforment et des zones de protectionse superposent selon le discours porté sur ces sites. Par exemple, au sein du Parc National du Yosemite, la nature protégée dans son « état sauvage », comme le souhaitait son promoteur, Muir, s’est vue atteinte par les intérêts d’usage de la ressource en eau pour les Hommes, promus par un forestier, Gifford Pinchot.Dans ce contexte la construction du barrage du HetchnHetchy dans la vallée de Yosemite, a mis en évidence les conflits entre les positions de ces deux acteurs ayant une certaine influence dans la prise de décisions politique cf. Muir 1912 ; House Committee on the Public Lands 1913 ; Williams et Miller 2005).
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