LES ACTEURS SOCIAUX ET INSTITUTIONNELS A L’ÉPREUVE DE LA DÉCENTRALISATION ET DU DÉVELOPPEMENT LOCAL
Concept opératoire
La mise en place d’un Etat et d’une société modernes capables de répondre aux besoins des citoyens, tel est le défi sous-tendant la décentralisation d’autant plus que la libération des initiatives locales à travers une plus grande participation des populations aux actions de développement était devenue incontournable. La décentralisation est donc un élément fondamental de la modernisation de l’Etat en vue de promouvoir un développement territorial équilibré. Cet objectif passe par la modernisation du mode de gouvernance et par la territorialisation des politiques publiques à travers une meilleure coordination des interventions au niveau décentralisé et une mise en synergie des différents acteurs locaux autour d’objectifs de développement commun. Elle pose ainsi une problématique éminemment sociologique, celle des cadres et conditions de l’action collective. En instituant la décentralisation et la déconcentration, l’Etat a voulu donner une preuve de sa volonté de changer les modalités de l’action publique en déléguant certaines de ses prérogatives aux acteurs locaux. Le soubassement politique et idéologique de ces réformes réside dans la nécessité de libérer les initiatives locales en vue de leur permettre de participer à la construction d’une société moderne. Dans la vision de l’Etat, la décentralisation était devenue incontournable dans la perspective de la promotion du développement local à travers le renforcement des prérogatives des collectivités territoriales. De manière concomitante, la déconcentration se justifiait par l’impératif d’une administration publique plus efficace et plus proche de ses administrés en vue d’une prise en compte des besoins et potentialités spécifiques des différents territoires. Napoléon III disait, à ce propos, que « gouverner c’est bien mais administrer c’est mieux ». En conséquence, la modernité est indiquée comme concept opératoire dans ce travail. La modernité, un concept complexe et polysémique Le principal concept opératoire de notre thèse est celui de la modernité dans la mesure où la décentralisation s’inscrit dans la perspective de modernisation de l’Etat et de la société. Cet objectif passe par la modernisation des institutions et par une participation accrue de la société à travers ses Organisations Communautaires de Base (OCB) aux projets et programmes de développement. A l’instar de la notion de développement, le concept de modernité est polysémique et complexe. La modernité n’est ni un concept exclusivement sociologique (même si sa conceptualisation doit beaucoup à cette discipline), ni un concept politique. C’est avant tout un mode de civilisation spécifique qui s’oppose à celui de la tradition, c’est-à-dire à toutes les cultures antérieures. A ce propos, le débat ou la fracture socio-historique entre tradition et modernité a pendant longtemps préoccupé les sociologues. Cependant, des réponses universellement acceptées n’ont jamais pu être apportées à ce questionnement conceptuel tellement ces concepts de tradition et de modernité relèvent d’un relativisme socio-historique certain car variant selon les époques et les sociétés. En effet,, ce qui est considéré comme étant moderne aujourd’hui sera plus tard classé sous le registre de la tradition du fait du développement de la société aux plans institutionnel, culturel, scientifique et politique. 36 Selon certains auteurs relevant du courant évolutionniste marqué par un ethnocentrisme de type occidental, la modernité se diffuse mondialement à partir de l’occident. Les notions de globalisation et de mondialisation s’inscrivent plus ou moins dans cette logique dans la mesure où les modes de vie de référence souvent véhiculés à partir des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) semblent privilégier les valeurs culturelles occidentales à travers les films par exemple. En réalité, la modernité demeure une notion complexe qui relève d’une évolution historique et d’un changement de mentalité. Entre mythe et réalité, la modernité se spécifie dans divers domaines : Etat moderne, technique moderne, société moderne, etc. Née de certains bouleversements profonds de l’organisation économique et sociale, la modernité se traduit au niveau des mœurs et du mode de vie. Mouvante dans ses formes, au niveau de ses contours, selon les époques et les sociétés, la modernité n’est ni stable, ni irréversible et encore moins universelle. Origine du concept de modernité Le terme moderne apparaît la première fois en latin et c’est un concept plurivoque. En tant que concept philosophique, la modernité est, pour certains auteurs, avant tout, le projet d’imposer la raison comme norme transcendantale à la société. Selon d’autres penseurs, la modernité tire ses origines de la crise de la raison dans l’histoire. Selon les historiens, la modernité est associée à l’époque moderne ou temps modernes. Elle débuterait en 1453 avec la prise de Constantinople par l’Empire Ottoman et dont la fin correspond à la Révolution française (1789) pour les historiens français et 1920 pour les écoles historiques anglo-saxonnes. En réalité, le terme modernité à proprement parler n’apparaît qu’en 1822 avec Balzac. La modernité est également associée à la poursuite de l’idéal développé par les philosophes des Lumières (Rousseau, Kant, Holbach, etc). Dans cette perspective, son origine serait liée à la lutte contre l’arbitraire de l’autorité, contre les préjugés et contre les contingences de la tradition à l’aide de la raison. En d’autres termes, la modernité consiste à vouloir donner à la raison, la légitimité de la 37 domination politique, culturelle et symbolique. Ceci nous amène à explorer les conceptions sociologiques de la modernité. Conceptions sociologiques de la modernité Du point de vue sociologique, la modernité est un mode de reproduction de la société basée sur les dimensions politique et institutionnelle de ses mécanismes de régulation par opposition à la tradition dont le mode de reproduction d’ensemble et le sens des actions qui y sont accomplies est régulé par des dimensions culturelles et symboliques particulières. La modernité c’est également la possibilité politique de changer les règles du jeu de la vie sociale. Cette conception implique l’intervention du politique, de l’Etat dans la tentative de modernisation de la société. Elle recoupe en ce sens les politiques de décentralisation instituées par l’Etat central pour libérer la périphérie de l’asservissement par le centre selon la vision de NDIONE E.22 et pour promouvoir le développement local grâce à une participation accrue des populations dans la conception et la mise en œuvre des programmes y afférant. SALL B.23 souligne que la modernité ne doit pas être réduite au niveau de la production matérielle d’une société ou à la sophistication de son mode organisationnel, mais à l’efficacité des réponses qu’elle génère et qui sont socialement satisfaisantes. Sur la base de cette définition, il apparaît que la modernité est un concept relatif qui peut varier suivant les sociétés et en fonction des différentiels de perceptions des réponses socialement acceptables. La modernité n’est donc pas un phénomène universel au niveau de ses formes et configurations. Il y a autant de formes de modernités que de sociétés historiques car chaque société et époque historique définit des formes de modernité en rupture d’avec les valeurs et pratiques dites traditionnelles, ce qui permet de parler de changement social, de progrès ou de développement. En d’autres termes, contrairement aux idées reçues, la modernité n’est pas le seul fait des sociétés occidentales et ne peut pas être circonscrite à la rationalité scientifique ou au progrès technologique. Cette vision est partagée par SALL B. qui rappelle, à ce propos, que « l’univocité rationnelle est immanente à l’imaginaire moderne, surtout occidental, qui croit que seul l’Etat démocratique, le marché et la science sont porteurs et producteurs de rationalité. Une telle croyance a aussi inspiré les politiques de modernisation agricoles entreprises par l’Etat sénégalais qui sont des opérations de rationalisation de la paysannerie, comme si celle-ci était dépourvue de rationalités propres. » La modernité est également l’ensemble des conditions historiques qui permettent de penser l’émancipation vis-à-vis des traditions, des doctrines ou des idéologies. C’est aussi un idéal-type au sens wébérien du terme, une construction théorique qui tente de correspondre et de rendre compte d’une réalité historique particulière. Du point de vue sociologique, ce concept est relatif dans la mesure où chaque époque historique a eu ses modernes. Etre moderne, c’est avant tout, vivre avec son temps. Dans cette perspective, la modernité apparaît comme une remise en cause perpétuelle, une crise des valeurs, mais aussi une crise de la pensée et une crise politique qui concerne notamment la notion de progrès. Aussi, implique-telle le fait que tout être humain est confronté à la nouveauté et à l’esprit progressiste dès lors qu’il s’est agi, au cours de l’histoire de remettre en cause les traditions, les modes de vie, etc. En résumé, la modernité se veut une rupture avec ce qui précède, en particulier les traditions. Elle consiste en un changement de paradigme politique et au niveau des représentations sociales. Selon Alexis de Tocqueville, la tendance de la modernité est une égalisation des droits, une tendance à nourrir « une passion de l’égalité ».
Modèle théorique et d’analyse
Le modèle théorique et d’analyse proposé ici s’inscrit dans une double perspective, celle de la sociologie de l’action dont le principal initiateur est TOURAINE A.24 et de l’analyse stratégique développée par CROZIER M. et FRIEDBERG E. La sociologie de l’action est basée sur deux concepts fondamentaux : le rapport social et l’acteur. Dans notre problématique spécifique relative à la décentralisation et au développement local, deux principaux types d’acteurs émergent : • les acteurs institutionnels : élus locaux, autorités administratives, services déconcentrés de l’Etat, projets ; • les acteurs sociaux constitués par les Organisations Communautaires de Base (OCB), les comités de gestion, les cadres de concertation, etc. Dans la tradition sociologique, l’interaction sociale, plus précisément les relations de coopération sont une condition sine qua non de la vie en société et par conséquent de la construction collective du projet de développement local mettant en scène divers acteurs. Cette assertion s’inscrit également dans la perspective théorique de l’analyse stratégique développée par CROZIER M. et FRIEDBERG E.25 qui met en évidence les relations de pouvoir sous-tendant toute interaction entre acteurs sociaux. Ces théories privilégient donc l’enjeu politique en termes de relations de pouvoirs entre acteurs ayant des positions sociales et opportunités différentes d’accès aux ressources. Elles présentent, certes, un intérêt certain mais elles ne prennent pas suffisamment en compte la dimension irrationnelle des comportements des acteurs qui ne sont pas toujours motivés par des stratégies rationnelles de maximisation des avantages et du pouvoir. En effet, les croyances et valeurs culturelles jouent également un rôle important dans les attitudes ou comportements des acteurs ainsi que dans leurs interactions sociales. Par ailleurs, DURAND J.P. et WEIL R.26 insistent sur l’autonomie de l’acteur social dans la mesure où ils mentionnent que l’analyse stratégique rejette toute idée de déterminisme structurel ou social. Ils renvoient ainsi à un vieux débat en sociologie, celui de la liberté dont dispose l’acteur face à la contrainte exercée par la structure sociale. Les précurseurs de la sociologie ont été confrontés à ce questionnement qui continue à préoccuper les sociologues contemporains, ce qui indique l’importance et la complexité de cette problématique. Les sociologues y ont répondu différemment selon leurs écoles de pensée. Si les structuro-fonctionnalistes accordent une place privilégiée à la structure sociale dans la détermination des comportements individuels, en revanche, les tenants de l’approche stratégique insistent plutôt sur la relative liberté de l’acteur face au système et sur sa capacité à développer des stratégies pour tirer un maximum de profit des ressources de son milieu. En effet, CROZIER M. et FRIEDBERG E.27 soulignent que « il n’y a pas de systèmes sociaux entièrement réglés ou contrôlés. Les acteurs individuels ou collectifs qui les composent ne peuvent jamais être réduits à des fonctions abstraites et désincarnées. Ce sont des acteurs à part entière qui, à l’intérieur des contraintes souvent très lourdes que leur impose le système, disposent d’une marge de liberté qu’ils utilisent de façon stratégique dans leurs interactions avec les autres. » En résumé, la théorie de l’acteur stratégique élaborée par CROZIER et FRIEDBERG dans les années 1970 part du constat suivant : le jeu des acteurs est déterminé à la fois par la cohérence du système dans lequel ils s’insèrent et par leur liberté d’action face à la structure sociale d’où la nécessité de comprendre comment se construisent les actions collectives à partir de comportements et d’intérêts individuels parfois divergents. Au Sénégal, DE LEENER Ph. et al28 s’inscrivent dans cette perspective d’analyse stratégique en mentionnant la diversité des stratégies déployées par les Organisations de Producteurs (OP) qui cherchent à prendre le contrôle des Communautés Rurales (CR) parce que la gestion de la terre, qui est la ressource fondamentale de la vie paysanne, en dépend directement. Poussant plus loin l’analyse du fait de la complexité de la réalité sociale, CROZIER M. et FRIEDBERG E. articulent approches stratégique et systémique considérées comme complémentaires en recourant à la notion de jeu des acteurs. Cet enrichissement du cadre théorique a abouti à l’émergence du concept de système d’action concret qu’ils définissent « comme un ensemble humain structuré qui coordonne les actions de ses participants par des mécanismes de jeux relativement stables et qui maintient sa structure, c’est-à-dire la stabilité de ses jeux et les rapports entre ceux-ci, par des mécanismes de régulation qui constituent d’autres jeux. » Les théories stratégiques reposent sur trois principales dimensions. La première est relative au système d’action concret défini comme l’ensemble des relations entre les membres d’une organisation ou société donnée et qui contribuent à la résolution de leurs problèmes quotidiens. La deuxième dimension porte sur l’incertitude liée à l’action sociale qui amène les acteurs à mobiliser une diversité de ressources aussi bien sociales que métasociales en vue de conforter leur position. Les ressources métasociales représentent l’ensemble des croyances métaphysiques voire religieuses d’un groupe donné. Cette deuxième dimension explique également l’intérêt du concept de jeu d’acteurs étant donné que ces derniers tentent de réduire la marge d’incertitude par l’accès à l’information stratégique qui constitue une ressource fondamentale en vue du contrôle du pouvoir. La troisième dimension renvoie d’ailleurs à la notion de pouvoir dans la mesure où les interactions sociales dans lesquelles sont engagés les différents acteurs sont avant tout des rapports de pouvoir. Le pouvoir peut être défini comme une relation d’échange où les termes sont plus favorables à l’une des parties en présence. Cependant, le pouvoir n’est pas toujours perçu comme le produit ou l’enjeu de relations sociales. En effet, SALL B.29 rappelle que « le pouvoir, contrairement à l’approche organisationnelle, n’est pas perçu par la paysannerie comme relationnel mais attributaire. Il ne naît pas de la relation d’homme à homme mais plutôt d’un don de Dieu ». Ces représentations sociales du pouvoir contribuent sans doute à 29 Sall B., 1993, De la modernité paysanne en Afrique noire : Le Sénégal, Paris, L’Harmattan, 255 p. 42 expliquer l’importance accordée à la mobilisation des ressources métasociales par les acteurs paysans et ruraux plus généralement. Notre modèle théorique est donc articulé autour du couple rapport social/acteur et d’un autre binôme tout aussi complémentaire voire indissociable : décentralisation/développement local. Ces quatre concepts essentiels, vont occuper une place centrale dans les lignes qui suivent, consacrées à la clarification conceptuelle, étape fondamentale dans la construction de ce modèle théorique et d’analyse. L’acteur social est défini par la nature du rapport social dans lequel il est engagé. Cet acteur peut être individuel ou collectif. Par exemple, dans l’entreprise, la direction et le personnel constituent chacun un acteur social qui vit l’expérience d’un rapport social avec l’autre. Dans tous les cas, une interaction sociale met en scène des acteurs qui coopèrent mais qui entrent inévitablement en conflit en raison de leurs positions inégales dans la coopération ou, ce qui revient au même, de leur emprise inégale sur les enjeux de leur coopération. 30 Par ailleurs, la construction du projet de développement local est sous-tendue par des situations d’acteurs correspondant à un ensemble hiérarchisé de motivations, de points de vue, de croyances, de valeurs, en un mot de ressources mobilisables par les différents protagonistes. SALL B. introduit à ce niveau un nouveau concept qui nous semble pertinent pour appréhender le jeu des acteurs sociaux dans leur stratégie de maximisation de leurs intérêts dans le contexte de relations inégalitaires. Il s’agit de la négociation conflictuelle qui nécessite des compromis en vue de l’obtention d’un accord pour la réalisation d’un projet commun. Cette négociation conflictuelle et cette volonté de compromis même s’il est souvent précaire passe par le renoncement par l’une ou l’autre des parties prenantes de certaines de leurs prérogatives
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