Les acteurs des sciences et des techniques de l’époque moderne
Longtemps, l’histoire des sciences s’est concentrée sur une minorité d’acteurs, à savoir les « stars » du milieu, ceux qui reviennent souvent dans le défilé des découvertes et inventions. Quel que soit le rôle indiscutable de certaines individualités d’exception, cette conception idéaliste et héroïque de l’histoire repose sur une vision biaisée. La science est en réalité une entreprise collective, qui a mobilité de nombreux acteurs, qui n’agissent pas toujours sur le devant de la scène. C’est parce qu’ils peuvent s’appuyer sur ces acteurs et autres intermédiaires que les stars du milieu tiennent la place qu’ils s’octroient plus ou moins rapidement. Il n’est pas possible de définir un profil unique pour ceux qui participèrent à cette « entreprise collective ». Alors sans oublier les savants eux-mêmes, les génies qui occupent toute la lumière, il s’agit ici de tenter un « catalogue raisonné » de cette nébuleuse d’individus qu’est la science moderne, le tout en essayant de ne pas oublier les ordres et les hiérarchies qui impactent ce monde. L’un des enjeux de l’époque, c’est celui de la construction de la « figure du savant », ou plutôt des « figures de savants ». Le savant, c’est celui qui sait, l’érudit. Tout au long de la période moderne, ils sont individualisés, voire héroïsés. Les éloges académiques du XVIIIe siècle consolident (et génèrent) une figure construite du savant idéal : derrière les noms se cachent en fait une forme d’identité collective, une identité culturelle et sociale commune. La rupture se fait au XVIIe siècle : jusqu’au début du XVIIe siècle, le savant intègre des espaces de sociabilités formels et met à son profit les jeux de patronage ; à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle domine la figure de l’académicien, sur le modèle français. Le savant est aussi l’auteur de travaux publiés, de « sommes » de sa connaissance ; il se construit une carrière, souvent sur un modèle opportuniste. Galilée en est l’exemple parfait, courtisan passant de cours en académies, avant de se proposer au sénat de Venise. Progressivement, les savants se divisent entre sciences utiles et sciences spéculatives, les premiers semblant au moins un temps l’emporter : le savant, idéalement, est utile à la vie de la cité. Entre constructions naturelles et façonnées, ces savants sont donc bien des figures polymorphes et évolutives, au fil de l’époque moderne, ces évolutions s’appuyant sur des caractéristiques intellectuelles, culturelles, sociales, mais aussi politiques et matérielles (ainsi les vêtements et attributs du savant, comme le peignoir en soie au XVIIIe siècle).
Être savant à l’époque moderne Devenir savant
Tout d’abord, il faut bien avoir conscience que n’est pas savant qui peut. Les hommes de science, davantage encore que les hommes de pure technique, sont des membres d’une certaine élite sociale, qui dispose de moyens matériels et immatériels qui lui permettent d’accéder à la formation mais aussi aux personnes capables d’aider, de placer, de financer. Autrement dit, ce monde des savants de l’époque moderne émerge de milieux sociaux et spatiaux bien spécifiques, principalement urbains, fondamentalement aisés (de la bourgeoisie à la haute noblesse, le clergé concerné par les sciences s’insérant en fait pleinement dans ces catégories). Concrètement, aller au collège et à l’université coûte cher, d’autant plus cher si l’on considère les pratiques de pérégrination estudiantine. Ne serait-ce que du fait de cette sélection par l’argent, il est quasiment impossible qu’un fils de paysan puisse accéder à une telle éducation/formation. Au-delà de ce capital financier, c’est un capital culturel qui fait l’élitisme de cette « classe » des hommes de science : la curiosité, la connaissance et le savoir relèvent aussi d’un état d’esprit, qui n’est pas présent dans toutes les couches de la société, et implique, là encore, une certaine aisance matérielle. Après tout, qui pense à la théorie de la gravitation en se demandant s’il pourra survivre à la dureté de l’hiver ? Au fil de la période, on constate néanmoins une (très légère) tendance à la démocratisation de la position de savant. Mais celle-ci est tellement faible qu’elle en devient discutable. Sciences, techniques, pouvoirs et sociétés à l’époque moderne Synthèse chrono-thématique 117 À cette sélection sociale initiale se surimpose une reproduction sociale importante. Concrètement, les « hommes de science » ne sont qu’une partie, probablement infime, des catégories sociales susvisées. Cela s’explique par différents aspects : l’éducation d’une part, mais aussi le bénéfice des relations familiales (jeune, on se sert des réseaux de ses proches pour être recommandé ici ou là). Ainsi Christian Huygens : son père, Constantin Huygens, est l’ami de Descartes et un correspondant assidu de Mersenne. Petit « focus » sur l’éducation. Au début du XVIe siècle, les grands humanistes théorisent une nouvelle forme d’éducation de la jeunesse lettrée. Des gens comme Thomas More ou Rabelais pensent cette éducation selon un nouveau paradigme, celui de l’homme complet et curieux, qui doit savoir un peu de tout, être capable de raisonner avec sa tête, mais aussi son corps (cf. encart). L’éducation humaniste selon Rabelais (extrait de Pantagruel, 1534.
Patronage et mécénat
Le patronage et le mécénat sont des pratiques anciennes, qui recoupent des formes diverses de protection individuelle (ou collective), dont la plus essentielle reste financière. Ces pratiques rappellent une évidence bienvenue : les savants ont besoin de support pour vivre. La science n’est pas un métier à l’époque moderne, et, à l’exception des rares dont la fortune personnelle rend accessoire la recherche d’autres financements (comme Robert Boyle ou René Descartes), il faut bien trouver de quoi survivre. L’une des solutions tient au placement sous protection. Les savants peuvent se mettre au service des familles aristocratiques et y occuper diverses fonctions : ainsi le mathématicien anglais John Wilkins (1614-1672) exerce comme chapelain auprès de plusieurs aristocrates avant d’obtenir un poste à l’université. Quelques fois, la « protection » consiste surtout en un coup de main, par exemple un appui pour l’obtention d’une position. Les princes sont ainsi bien placés pour « aider » à l’obtention de bénéfices ecclésiastiques, qui sont des positions très recherchées des savants, puisqu’elles leur laissent une relative liberté pour travailler (c’est par exemple le cas de Rabelais, protégé de l’évêque Geoffroy d’Etissac, qui quitte le monastère mais garde une forme de protection ecclésiastique, ce qui lui permet de financer sa vie savante. Les postes universitaires sont aussi souvent soumis à une forme de recommandation. Ces « coups de pouce » sont les manifestations les plus courantes, mais aussi les plus discrètes du patronage : ce sont des procédures administratives accélérées, des lettres patentes obtenues sans compensation, des recommandations de tous types. Ces manifestations « discrètes » peuvent faire de n’importe quel officier royal un patron potentiel !