L’équivocité comme moteur du projet d’usage
L’appropriation d’un groupware suppose un projet d’usage rattachant l’outil à un projet personnel. En effet, les acteurs ne s’investissent pas a priori dans l’apprentissage d’un groupware sans lui avoir donné un sens en contexte. Nous présentons l’équivocité des groupwares comme un élément moteur dans la construction du projet d’usage. En effet, nous considérons l’usage comme le résultat d’un projet, lequel se constitue par la rencontre entre un projet individuel, un groupware équivoque, c’est-à-dire offrant plusieurs interprétations possibles, le tout dans un contexte particulier. Dans cette perspective, l’équivocité du groupware peut être envisagée comme un élément moteur du projet d’usage en suscitant un flot de questionnements. Le but ici consiste à faire la lumière sur le processus de construction du projet d’usage relatif au groupware. Pour cela notre fil rouge sera la question principale qui anime les acteurs : pourquoi un groupware ? Après avoir effectué un bref parcours des définitions présentant la notion d’équivocité, nous mettrons en évidence les manifestations de l’équivocité des groupwares. Nous insisterons sur les interprétations multiples qui émergent autour d’eux, les dissonances créées par ces outils et les tentatives de recherche d’un sens caché du groupware. Nous centrerons ensuite notre attention sur les pratiques des acteurs pour réduire l’équivocité. Nous répondrons enfin à la question : « de quoi naît l’équivocité des groupwares ? » en envisageant dans ce cadre, le défaut d’alignement stratégique comme un frein à l’appropriation de ces outils.
Qu’est-ce que « l’équivocité » ?
L’équivoque, dans sa définition usuelle417, renvoie à l’ambiguïté, à la pluralité de significations et d’interprétations. L’équivoque réfère à l’incertitude et à une nature qui n’inspire pas confiance. Le dictionnaire Littré,418 pour sa part, distingue les termes « ambigu » et « équivoque » : ce qui est ambigu offre plusieurs sens, ce qui est équivoque offre deux sens, l’un est manifeste tandis que l’autre, caché, fait une allusion. Michel Bougon (1992), proche collaborateur de Weick, propose une distinction similaire entre « ambiguïté » et « équivocité ». Selon l’auteur, l’ambiguïté se produit « lorsqu’un individu perçoit qu’une action ou un événement peut avoir n’importe quelle signification (mais une seule) parmi plusieurs possibles » (Bougon419, 1992 : 379). L’équivocité ferait référence à l’attribution simultanée par un individu de plusieurs significations ou interprétations plausibles mais conflictuelles. Weick emploie le terme « équivocité » (equivocality) de façon plus large pour préciser que la réalité peut être comprise ou interprétée de plusieurs façons sans pour autant devenir confuse. « Equivocality is the extent to which data are unclear and suggest multiple interpretations about the environment » (Weick, 2001 : 251). Le récit du détachement de soldats hongrois dans les Alpes constitue un bon exemple présentant l’équivocité comme la matière première du sensemaking.
Par son caractère plausible, la carte joue dans ce récit, le rôle d’un thérapeute :
elle rassure, redonne confiance, suscite des questionnements et invite à l’action. Le groupware, tel que nous l’entendons ici, est comparable à la carte des soldats. 2. Les manifestations de l’équivocité des groupwares L’équivocité des groupwares peut être appréhendées à partir de trois types de manifestations : la découverte d’interprétations multiples, des effets de dissonance et la recherche d’un sens caché. 2.1. Des interprétations multiples Pourquoi un wiki ? Telle est la question que se posent les cadres de la société Bank lorsque nous les avons rencontrés un mois après la mise en place d’un wiki qui leur est spécialement destiné. Chez Bank, l’idée et la mise en place d’un wiki est apporté par le responsable du service informatique, sans que des objectifs fermes ne soient assignés à l’outil. Dès lors les membres du comité de projet qui a été mis en place et les différents collaborateurs concernés sont à la recherche de significations pour le wiki. Il s’agit d’un outil nouveau dans les entreprises et peu connu chez Bank. Certains collaborateurs, au moment du déploiement de l’outil, font alors la démarche de visiter le site web « wikipedia » qui est présenté comme référence en matière de wiki. Les significations accordées au wiki sont multiples, comme en témoignent les extraits suivants provenant de nos entretiens.
Nouveau médium de communication, outil de partage d’informations, jouet du service informatique, expérience pour développer le travail collaboratif et l’esprit communautaire, concurrent de l’intranet, etc., autant de sens différents qui sont attribués au nouvel outil. Ces interprétations multiples interviennent alors même qu’une phase d’alignement des différents points de vue avait précédé l’introduction de l’outil. En effet, la mise en œuvre du wiki fait suite à une expérience de travail collaboratif qui a impliquée tous les cadres de la banque au printemps de l’année 2006. Cette expérience a pris le nom de « challenge 2006 ». Il s’agissait au cours de séances de travail, de formuler un maximum d’idées permettant d’une part, d’améliorer le fonctionnement de la banque et, d’autre part, d’identifier de nouveaux produits. Cette expérience visait plusieurs objectifs : entretenir la motivation des cadres, considérés comme la population la plus malmenée par le changement de marque, souder les équipes mais aussi accroître la visibilité de l’entité luxembourgeoise L’extrait ci-dessous rappelle cet enjeu : Document : Rapport « Luxembourg Banking market challenges and opportunities survey 2006 » « Les banques à Luxembourg sont soumises à deux grands défis majeurs : recruter et garder un personnel très qualifié ; promouvoir et maintenir la visibilité de Luxembourg au sein des groupes bancaires en renforçant le positionnement de l’entité au sein du groupe. » (source : http://www.pwc.com/lu/eng/inssol/publ/pwc_Bankingsurvey2006.pdf)