Il est malheureusement saisissant pour le clinicien de constater une absence quasi plénière de la dimension subjective dans nombre de recherches contemporaines portant sur la clinique de l’entrée dans la psychose. Ce faisant, celle-ci se trouve radicalement dissociée de ses enjeux psychopathologiques, et, de fait, de ses conséquences au niveau de l’économie subjective. En outre, les recommandations thérapeutiques et les pratiques préventives qui dérivent de ces recherches ne cessent de se diffuser dans la pratique quotidienne de nombreux services de psychiatrie, et plus largement, dans les institutions médico-sociales, au point de s’imposer sous diverses formes protocolaires. Un tel constat, qui peut assurément être étendu au contexte général de la psychiatrie et de la politique de santé mentale, nous a fortement incité à mettre en perspective cette réalité actuelle, et, partant, à interroger comment a été appréhendée et conçue la clinique de l’entrée dans la psychose à travers l’histoire de la psychopathologie. Ou mieux encore, que doivent aux fondateurs de la Clinique et à leurs successeurs classiques et modernes les chercheurs contemporains dont les travaux portent sur cette clinique ? Autrement dit, les hypothèses formulées en un peu plus de deux siècles sur la clinique de l’entrée dans la psychose et ses mécanismes sont-elles radicalement hétérogènes entre elles au point de ne pouvoir être appréhendées dans une vue d’ensemble ou bien, au contraire, existe-t-il un socle commun malgré des différences irréductibles ? A quelles pratiques thérapeutiques ont été corrélées ces hypothèses ? Ce préambule d’interrogations peut être condensé par cette question centrale dans notre démarche: l’entrée dans la psychose clinique relève-t-elle de l’apparition ou du déclenchement ? Ou pour le dire autrement, une psychose apparaît-elle ou se déclenche-t-elle ?
Avant même toute ébauche de réponse, il nous faudra tout d’abord examiner ce qui fonde la légitimité d’une telle question dont les termes mêmes d’apparition et de déclenchement nécessiteront d’être explicités. Ainsi, si cette question ne se réduit pas à être qu’une simple alternative terminologique c’est que son bien-fondé réside dans les implications théoriques, cliniques et thérapeutiques de chacune de ses réponses. Nous montrerons que l’on peut considérer chacune d’elles comme paradigmatique ou représentative de recherches plus étendues, surtout en ce qui concerne le paradigme de l’apparition de la psychose. Dans chacun d’eux nous interrogerons les causes, les signes cliniques et le déterminisme de la psychose. Autrement dit, cette question s’insère dans une véritable problématique psychopathologique dont le cadre de référence se rapporte aux délires chroniques et à leurs antécédents. Dans ce sens, il est communément admis que co-existent trois approches majeures dans le champ de la psychopathologie qui permettent de penser le diagnostic : « La première, apparue avec le discours psychiatrique s’appuie sur la notion de syndrome ; la seconde, prônée depuis Bayle, Griesinger et Kraepelin, repose sur le modèle de la maladie neurologique ; la dernière, introduite par Freud et les phénoménologues, tend à prendre en considération une structure psychique latente ». Ces trois orientations qui « partent du symptôme », et visent « à une mise en ordre de la diversité sémiotique », au sens d’un « dépassement de la clinique », peuvent être réduites, nous semble-t-il, à deux dans le cadre de notre recherche. Précisons : les approches par syndrome et maladie peuvent être réunies dans un même paradigme dans le cadre de notre recherche au titre d’une convergence de conceptualité de la psychose. Le bien-fondé d’une telle réunion dans notre démarche repose sur l’idée d’apparition de la psychose, c’est-à-dire d’une part sur l’existence d’une (pré)disposition fortement, sinon exclusivement, ancrée dans le biologique et/ou le cérébral et à laquelle il est plus ou moins fait appel dans les schémas explicatifs de ces deux approches. Et d’autre part, sur la fixation aux dimensions phénoménologiques et descriptives des signes cliniques du tableau de l’entrée dans la psychose. Un tel rapprochement est relatif et circonstanciel.
A maints égards, nombre de recherches modernes et actuelles, ayant trait à la clinique de l’entrée dans la psychose, actualisent une certaine tradition historique, et ce, sous couvert d’une scientificité toute contemporaine. Dans ce sens, les deux approches psychopathologiques, respectivement centrées autour des notions de maladie et de syndrome, semblent posséder des points de convergence. On peut en effet estimer qu’un rapprochement entre celle-ci peut être opéré sur la base d’une concordance tripartite entre les modes de constitution chronologique des tableaux cliniques de l’entrée dans la psychose, leurs données formelles, et la filiation entre les notions médicales de (pré)disposition, de constitution et de vulnérabilité. Cette concordance tend à constituer une configuration commune, de sorte que l’on puisse parler d’apparition de la psychose. Par ce syntagme, nous désignons le fait que cette (pré)disposition psychotique devienne manifeste, et puisse être repérée grâce à un certain nombre de symptômes participant du savoir psychiatrique sur cette clinique. Le choix d’une telle locution s’explique également par sa prévalence dans la littérature spécialisée, depuis les écrits inauguraux de la psychiatrie moderne jusqu’à nos jours.
Aussi, il ne nous semble pas inconsidéré de faire valoir qu’au-delà des différences irréductibles entre ces deux approches et leurs thèses affiliées, telles qu’elles se trouvent être réparties dans les périodisations de l’histoire des idées psychiatriques, qu’un certain paradigme ou modèle d’apparition de la psychose puisse être dégagé. De sorte qu’un schéma causal, impliquant à la fois une prédisposition héréditaire à la folie ressortissant du champ biologique et une cause occasionnelle, semble avoir été reconduit à travers les siècles .
L’enjeu de cette première partie étant de montrer le bien-fondé d’un tel paradigme, nous réaliserons à cet effet une historiographie des principales recherches et théories de l’apparition de la psychose. Pour ce faire, nous étudierons, dans une perspective sémiologique les tentatives de constitution d’un tableau clinique de l’entrée dans la psychose et les propositions spéculatives de sa genèse ou schéma explicatif. Par esprit de clarté et d’efficacité argumentaire, nous procéderons à un déroulement chronologique des étapes majeures dans l’étude de l’apparition de la psychose manifeste, afin d’appréhender la situation contemporaine de la psychiatrie. Conformément à la réalité de l’histoire des idées psychiatriques, nous dégagerons dans la littérature les auteurs majeurs. Nous débuterons par les écrits fondateurs de la psychiatrie française moderne, qu’il s’agisse de La philosophie de la folie de Joseph Daquin qui parlait déjà de « mécanismes déterminant la folie », et des premiers travaux de Philippe Pinel sur la manie. L’entrée dans la psychose devient, dès lors, l’objet d’observation clinique et de spéculation d’une médecine spéciale. On sait d’ailleurs le rôle majeur tenu par la manie périodique dans la construction de l’œuvre du fondateur de la psychiatrie française. A cet égard, son étude de l’accès maniaque peut-être considéré comme la première véritable hypothèse psychopathologique de l’entrée dans la psychose. De cette période aliéniste, les travaux du maître Esquirol et du disciple Georget mériteront d’être examinés d’autant qu’ils ouvrent le débat sur la primauté des troubles inauguraux de l’aliénation déclarée. Ensuite, nous nous arrêterons sur l’une des premières tentatives d’unification causale des symptômes liés à l’apparition du délire de persécutions que nous devons à Charles Lasègue. Dans ce contexte de nouveauté méthodologique, l’enjeu majeur fut de dégager des entités cliniques autonomes et d’examiner plus en détail la période dite d’incubation. Nous nous intéresserons plus particulièrement aux travaux de Jean-Pierre Falret, à ceux de son fils et continuateur, Jules Falret mais aussi à ceux de Valentin Magnan dont le délire chronique à évolution systématique constitue l’un des points nosologiques culminants de la psychiatrie dite classique.
L’École psychiatrique française du début du vingtième siècle s’intéressa particulièrement à la clinique de l’entrée dans la psychose, dans le cadre des délires chroniques. Gaëtan Gatian de Clérambault et Paul Guiraud en sont des figures majeures d’autant qu’ils furent les représentants de deux approches parfois divergentes de la chronologie et de la causalité de l’entrée dans la psychose. Contrairement à ceux de la seconde moitié du XIX℮ siècle, les travaux contemporains tendent très fortement à ne plus mettre en avant la dimension chronique de la psychose, mais au contraire, à investir massivement d’une part le temps situé en amont de la psychose déclarée, et d’autre part les premières manifestations de la psychose clinique. Ainsi, depuis une cinquantaine d’années, l’entrée dans la psychose est largement appréhendée dans les recherches neuroscientifiques par les modèles anglo-saxons et germaniques de vulnérabilité à la psychose qui s’avèrent très souvent associés aux notions de schizophrénie débutante, de psychose débutante ou même de premier épisode psychotique [PEP], et à l’occasion, à celle de psychose naissante. C’est d’ailleurs à cette dernière sensiblement que nous consacrerons une étude plus approfondie, Henri Grivois son promoteur, ayant lui-même reconnu une forte parenté entre la psychose naissante et la manie sans délire de Pinel .
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