L’enseignement supérieur du français en tant que spécialité disciplinaire à Taïwan
Le diplôme de licence proposé par les départements de français demande quatre ans d’apprentissage pour répartir 130 crédits de cours (un crédit = une heure hebdomadaire), au lieu de trois ans en France. Le cursus du département s’organise en trois catégories : les cours obligatoires du tronc commun universitaire, les cours obligatoires de français et les cours optionnels de français. La première catégorie se compose des matières telles que le chinois, l’anglais, l’éducation physique et sportive, le soin infirmier, l’éducation à la défense militaire, l’apprentissage du service communautaire (le service du nettoyage du campus une semaine sur deux), la pratique du club étudiant, ainsi que les cours à choisir : la culture et l’art, les technologies, l’informatique, les sciences sociales. Les universités ont le droit d’aménager ces matières au gré de leur programme, mais les crédits totaux à atteindre sont imposés par le Ministère de l’Education ayant pour but de former les citoyens responsables, marqués par une indépendance d’esprit et des horizons élargis. En ce qui concerne les cours spécifiques de français, y compris les cours obligatoires et optionnels, en vertu des « nouveaux règlements de l’Université » de 1994, le Ministère de l’Education accorde aux universités l’autonomie de les organiser en fonction de leurs équipements, personnels et spécialisation. Le contenu des cours est de ce fait conditionné non par le programme du Ministre de l’Education mais par le niveau seuil de l’obtention de licence, fixé dans la plupart des départements de français au niveau minimum B1 du CECR en fin d’études. Dès lors, les matières des cours peuvent varier selon les universités. 5.1.1 La présentation du programme de l’enseignement de la littérature à l’Université de Tamkang Prenons le programme de l’enseignement du français à l’Université de Tamkang comme exemple. Parmi des cours obligatoires organisés au second semestre 2014- 150 2015, on compte celui de « Utilisation des manuels », « Prononciation », « Conversation », « Composition française », « Grammaire », et à partir de la troisième année s’ajoutent « Traduction », et « Histoire littéraire ». La littérature est absente dans les cours obligatoires durant les deux premières années, et proposée comme unité optionnel pour les étudiants qui s’y intéressent. C’est bien le cas du cours intitulé « Introduction à la littérature française », tenant lieu deux heures par semaine. Selon la présentation du programme rédigée par l’enseignant, le cours se base sur un partage, entre élèves ou entre élèves et enseignant, des expériences de lectures des œuvres connues afin de susciter leur intérêt et de les initier au monde de la littérature française. L’enseignement-apprentissage démarre ainsi dans une discussion sur l’impression des étudiants vis-à-vis de la littérature et de sa définition pour ensuite entrer dans des réflexions thématiques des textes choisis. Les thèmes abordés portent, à titre d’exemple, sur « l’amour », « l’humour et l’absurdité », « le romantique, l’ennui, et l’affection ». Etant donné le niveau débutant des élèves en première année, la traduction en version chinoise est en outre suggérée en classe, non seulement pour une meilleure compréhension, mais aussi pour une confrontation linguistique et culturelle entre ces deux langues. Il faut attendre la troisième année pour que l’ensemble des étudiants du département accèdent indispensablement à l’apprentissage de la littérature. La matière « l’Histoire littéraire » est proposée deux heures par semaine, dont le contenu porte, dans une progression chronologique, sur la littérature du Moyen Âge en premier semestre, et celles des 17e et 18e siècles au deuxième semestre. Les étudiants en quatrième année sont ensuite amenés à étudier les œuvres du 19e siècle au premier semestre, et celle du 20e siècle au deuxième semestre. Cette approche de la périodisation est également adoptée par les départements de français de l’Université Nationale Centrale et l’Université Catholique Fu Jen. Ces dernières intègrent le cours d’« Histoire littéraire » dans la catégorie des cours optionnels pour laisser des places aux cours de langues dans la catégorie des cours obligatoires. En ce qui concerne le manuel utilisé à l’Université de Tamkang pour le cours « l’Histoire littéraire », il s’agit de Littérature Française, Nathan, 2007. L’enseignant peut choisir à sa guise les extraits convenant, renvoyant au thème envisagé de la séance, à condition de respecter les époques programmées par le département pour chaque semestre. À partir des connaissances de base acquises lors de ce cours, les étudiants en troisième et en quatrième année peuvent accéder aux autres cours littéraires, malgré un choix restreint comparé aux cours visant l’orientation professionnelle. A titre d’exemple, dans le cours optionnel intitulé « Théâtre français » (proposé en troisième année), les étudiants apprennent à connaître les caractéristiques du genre théâtral et les styles des dramaturges reconnus du 18e siècle au 20e siècle, dont une partie de connaissances génériques sont déjà abordées dans le cours obligatoire de « l’Histoire littéraire ». En plus de l’approfondissement des connaissances acquises, le cours a également pour finalité de représenter une pièce de théâtre en fin d’année scolaire dans le cadre du concours annuel interuniversitaire de théâtre. Quant au cours « Lecture sélectionnée de l’auteur », il s’agit d’étudier les extraits tirés de l’ouvrage du gastronome français – la Physiologie du goût (1825) de BrillatSavarin. L’objectif repose sur l’approfondissement de la connaissance culturelle – le patrimoine culinaire français, tout en perfectionnant les compétences langagières, à savoir les techniques d’exposé oral et écrit. Dans la présentation du cours, l’enseignant souligne : « les étudiants apprennent un savoir utile pour leur futur métier dans les 152 domaines culturels ou artistiques. » 308 Nous supposons que ce cours est destiné aux étudiants ayant un projet de travail dans le domaine de restauration.
L’analyse du programme dispensé sur place et la proposition didactique du projet d’écriture
Nous remarquons une variété des cours littéraires intégrés dans le programme du département en question pour développer chez les apprenants des connaissances littéraires, culturelles, voire pragmatiques, qui s’organisent toutes ensemble autour du cours obligatoire qu’est « l’Histoire littéraire ». Ainsi, l’enseignement de la littérature se fonde sur la périodisation des faits littéraires, complémentées par des cours optionnels à finalités diverses. Le rôle important que joue l’enseignement de l’Histoire littéraire dans le contexte scolaire est souligné par Alain Vaillant : Sur le terrain scolaire, elle (l’Histoire littéraire) a essentiellement une fonction pédagogique de vulgarisation : elle offre à l’élève des cadres et des certitudes rassurantes, au professeur des notions claires et nettes qui légitiment et cautionnent son enseignement.309 Dans l’approche de la périodisation, la compréhension textuelle renvoie au contexte où émerge la production littéraire, et c’est à la lumière de ses propres réseaux que la singularité de chaque œuvre est analysée. La période historique est ainsi devenue un élément explicatif pour appréhender le fait littéraire. La restitution du texte littéraire dans son époque permet aux élèves de se procurer des connaissances de base liées à son historicité. Ainsi que s’exprime la formulation de Ko IWATSU : « L’Histoire littéraire est une histoire d’un pays vue à travers les œuvres littéraires. Sans l’histoire générale, elle est incompréhensible. » 310 La chronologie précise aide à élucider les œuvres en les conciliant avec les faits historiques de l’époque concernée. Ainsi, pour parler par exemple des œuvres des années 1920, il serait profitable de renvoyer aux impacts de la Grande guerre sur la production littéraire afin de fournir aux apprenants une occasion de réflexions. Nous tenons à souligner que cette occasion de réflexions se révèle indispensable en classe de FLE, étant donné que l’approche de la périodisation a tendance à entraîner les élèves dans une catégorisation des notions littéraires. Comme le souligne Agnès Pernet-Liu : Les apprenants chinois ont une approche de la littérature française par les catégories de l’histoire littéraire (courants, écoles, genre…). Leurs jugements font des distinctions en fonction de ces catégories. Leur représentation de l’histoire littéraire oppose les « classiques » ou « grands maîtres » à « la littérature moderne » 311 . Ainsi, pour que l’enseignement-apprentissage de la littérature du 19ème siècle ne devienne pas une mémorisation des caractéristiques des courants Romantique, Réaliste, et Naturaliste, il serait recommandé d’entraîner les apprenants à inscrire le récit étudié dans sa particularité en assumant le cadre historique. Tel que Hans Robert Jauss souligne, il faut remettre en question des découpages schématiques de la périodisation en raison de « l’hétérogénéité du simultané » 312 . Ainsi, dans le but de complémenter le cursus du département, il nous paraît important d’offrir, dans un cours littéraire, une occasion de réflexion aux élèves pour qu’ils ne tombent pas dans un habitus de mémorisation des panoramas synthétiques tous créés par des manuels, sans réfléchir eux-mêmes sur les liens de l’Histoire avec l’expression particulière d’une œuvre littéraire.
De la place de la littérature dans le CECR et de sa contextualisation à la pratique de terrain
L’enseignement de la littérature en FLE bénéficie jusqu’aux années 1950 d’un statut privilégié dans la méthodologie traditionnelle, mais à la suite de l’arrivée de la méthodologie structuro-globale audiovisuelle au début des années 1960, le texte littéraire laisse la place à des documents fabriqués à des fins pédagogiques centrés sur l’enseignement de l’oral. Il faut attendre jusqu’aux années 1980 pour que l’approche communicative aborde une nouvelle réflexion sur l’enseignement de la culture en redonnant une place légitime aux textes littéraires. La culture savante y est distinguée de la culture comportementale (ou quotidienne) privilégiée pour développer la compétence communicative des apprenants (Belén Artuñedo Guillén 2009 : 237). En abandonnant désormais le mot « civilisation » au profit du « culturel », les textes littéraires sont utilisés dans le but d’« inclure dans la compétence communicative la maitrise du socioculturel » 313 . Ainsi, se caractérisant par sa « dimension interactive » 314 , le texte littéraire est devenu un prétexte pour faire parler les apprenants « de leur lecture, de ses goûts, de s’impliquer dans la conversation et d’engager une discussion réellement authentique. » 315 De nos jours, l’approche actionnelle devient un nouveau paradigme de l’enseignement-apprentissage du français en affectant la place et la méthode didactique des textes littéraires. Elle se centre en effet sur la réalisation des tâches séquentielles dans des circonstances et un environnement donnés à l’intérieur d’un domaine d’action particulier (CECR 2001 : 15). La tâche dite communicative y est définie comme « toute visée actionnelle que l’acteur se représente comme devant parvenir à un résultat donné en fonction d’un problème à résoudre, d’une obligation à remplir, d’un but qu’on s’est fixé » 316 . L’apprenant pris comme « usager de la langue, acteur social » doit apprendre à mobiliser stratégiquement les compétences dont il dispose dans la résolution des problèmes rencontrés durant l’accomplissement des tâches, elles-mêmes s’inscrivent plus globalement dans un projet final. Dès lors, afin de concilier l’enseignement de la littérature et les nouveaux enjeux lancés par le CECR, il est nécessaire de trouver des tâches susceptibles d’entraîner et d’armer les étudiants de compétences qui leur permettent d’atteindre des objectifs séquentiels s’inscrivant plus globalement dans un projet. Comme le CECR souligne que la réalisation des tâches doit tenir compte des « circonstances et un environnement donnés », la contextualisation des approches devient une préoccupation de haute importance dans la pratique de terrain. Dès lors, l’élaboration des dispositifs didactiques consiste à savoir comment choisir les descripteurs de compétences appropriés pour un public spécifique en assurant le degré d’enseignement visé, le cas échéant, proposer même des descripteurs supplémentaires répondant aux besoins des apprenants. Ainsi, une distinction notionnelle paraît nécessaire pour traiter cette question. Il s’agit des définitions proposées par Jean-Pierre Robert et Evelyne Rosen concernant les termes « contexte » et « contextualisation » : À la suite de Castellotti & Moore (2008, p. 195), on peut noter le glissement en train de s’opérer de « « contexte » qui renvoie à une relative stabilité, à des modalisations comme « contextualisation » (une occurrence dans le CECR) et « contextualisant » qui s’inscrivent dans une perspective plus dynamique et instable.317 L’idée de lier la « stabilité » à la notion du contexte alors que « l’instabilité » à celle de contextualisation fait écho au travail de Daniel Coste qui souligne l’utilisation flexible des conceptions didactiques du CECR : Le Cadre de référence est modulable, malléable, multiréférentiel, comportant de nombreux paramètres ajustables et c’est en contexte qu’une valeur est attribuée à chacun de ces paramètres, qu’un profil est établi, que des standards et des seuils indicateurs sont éventuellement fixés.318 Le Cadre construit « de façon souple, tournée vers la contextualisation dans son principe et dans sa construction même » est en réalité « perçu comme une norme européenne, quasiment comme une prescription ou une injonction, à laquelle il conviendrait que les différents contextes, bon gré malgré, se conforme. » 319 C’est ainsi que Castellotti et Nishiyama soulignent le problème récurrent de son utilisation lié à « l’application-adaptation d’un prêt à enseigner/apprendre/évaluer ». L’étude d’éventuels ajustements de mesures du CECR constitue donc le corps principal de leur recherche visant à rendre l’utilisation du CECR plus confortable. Le principe de la contextualisation selon Nishiyama réside dans son exigence « des appropriations d’ordre culturel et social », c’est-à-dire une « réflexion d’ordre civilisationnel ». Comme il le souligne : « l’universel avait paradoxalement besoin d’être incarné dans le particulier pour affirmer son universalité. » L’application du CECR exige en effet des appropriations d’ordre culturel et social, c’est-à-dire la prise en charge de la nature des cultures d’enseignement existantes, le contexte sociétal, les difficultés et intérêts des apprenants ainsi que leurs pratiques réelles de certaines compétences dans le contexte donné.