L’énonciation comme construction collective de l’interaction
Composition de l’interaction
Lorsque deux personnes se trouvent en situation de communication verbale, elles procèdent à un échange. Cette situation est une interaction verbale, et est soumise à plusieurs conditions de fonctionnement. KERBRAT-ORECCHIONI, qui s’est inspirée des travaux de BROWN et FRASER, considère qu’il existe trois composantes essentielles de l’interaction : le site, le but et les participants (incluant le cadre participatif). Nous proposons de développer ces trois éléments, en portant une attention particulière sur celui des participants. Le site correspond au cadre spatio-temporel de la situation de communication. Le lieu peut être public ou privé, ouvert ou fermé, obéir à une fonction institutionnelle ou informelle. Dans le cadre de notre enquête, chaque entretien a eu lieu dans un cadre informel, fermé et privé : – les entretiens n°1 et n°3 se sont déroulés au domicile de la fille des locuteurs, car c’est elle qui nous a mise en contact avec les intervenants ; – les entretiens n° 2, n°4 et n°5 ont eu lieu au domicile des locuteurs ; – les entretiens n°6 et n°7 ont été effectués sur le lieu de vacances des locuteurs. Le cadre informel a facilité les échanges, les locuteurs se sont sentis à l’aise, et les contraintes liées à la situation de communication se sont atténuées au fur et à mesure que les locuteurs se confiaient à nous. En ce qui concerne la durée de l’interaction, celle-ci dépend du but et des conditions dans lesquelles se déroule l’échange verbal: par exemple, une conversation peut durer quelques secondes ou plusieurs heures, selon les intentions et les dispositions des locuteurs. Dans le cadre de l’entretien, la durée de l’interaction est intrinsèquement liée à la réalisation du but poursuivi. En effet, soit l’enquêteur considère qu’il détient les informations nécessaires, soit l’informateur estime qu’il n’a rien à ajouter : dans chacun des cas, l’un des locuteurs décide de clôturer l’échange. Les entretiens de notre corpus ont une durée moyenne d’une heure. Seul l’entretien n°3 dure moins longtemps, étant donné sa spécificité : dans l’entretien n°1, les deux locuteurs savaient qu’ils étaient enregistrés ; dans l’entretien n°3, qui fait suite à l’entretien n°1, l’enregistrement a continué alors que la situation formelle était achevée. Il s’agit donc d’une conversation qui s’est déroulée après un entretien
Le but
Selon KERBRAT-ORECCHIONI, le but se décompose en deux niveaux : le « maxipurpose » est le but ultime de l’interaction, la raison pour laquelle les deux locuteurs sont mis en présence dans un cadre particulier ; les « mini-purposes » correspondent à des buts 79 intermédiaires et sont réalisés par chaque acte de langage. L’interaction est donc une succession de « mini-purposes » durant laquelle chaque locuteur négocie, construit, rectifie son discours. Le « maxi-purpose » constitue la finalité externe de l’interaction, alors que les « mini-purposes » sont construits à l’intérieur de l’interaction. Le but global de chaque entretien que nous avons réalisé était de recueillir des informations nous permettant de décrire et d’analyser les comportements langagiers caractéristiques d’une reconstruction identitaire. Les buts intermédiaires concernaient la mise en place de chaque locuteur (les séquences de clôture et de fermeture), ainsi que les différents actes illocutoires réalisés par les informateurs. Nous développerons cet aspect dans la partie consacrée à l’analyse du corpus.
Les participants
Les participants de l’interaction sont au minimum deux, et un entretien n’en comptabilise généralement pas plus de deux (enquêteur et informateur). Cependant, si l’entretien recueille le témoignage d’un couple (comme pour les entretiens n°1, n°3 et n°4), le nombre de participants s’élève à trois. Le cadre participatif est constitué des différentes personnes présentes lors de l’interaction, que ces personnes interviennent ou non dans l’échange verbal. Dans les entretiens n°1 et n°3, la fille des locuteurs assistait à l’échange car l’entretien avait lieu chez elle. Bien qu’elle ne soit pas directement concernée par l’enquête, elle est intervenue à plusieurs reprises pour faire part de ses impressions ainsi que pour demander à ses parents un complément d’information. En tant qu’être singulier, chaque locuteur possède des caractéristiques individuelles qui lui sont propres. Ces caractéristiques sont physiques, psychologiques et sociales ; elles sont déterminantes pour l’interaction, comme nous l’étudierons dans le chapitre consacré à l’énonciation comme acte social. Chaque participant s’exprime en fonction des représentations qu’il a du monde et des personnes qui l’entourent, de la situation d’énonciation, de ses intentions etc. 80 Avant de poursuivre notre étude, nous proposons de définir la terminologie que nous emploierons concernant les sujets parlants. Pour cela, nous nous référons à l’étude de DUCROT. Dans son ouvrage Les mots du discours, DUCROT distingue d’une part le couple locuteur/allocutaire, d’autre part le couple énonciateur/destinataire. Pour lui, le locuteur est l’auteur des paroles, celui qui émet des sons pour produire un énoncé ; l’énonciateur, quant à lui, est l’agent des actes illocutoires, celui qui effectue une action en parlant. Parallèlement, le locuteur s’adresse à un allocutaire, celui à qui les paroles sont destinées ; le destinataire représente le patient des actes illocutoires. Ainsi, les participants de l’interaction sont l’énonciateur et le destinataire, car ils agissent tous deux pour construire l’échange discursif. Dans le chapitre suivant, nous analyserons les particularités des participants et de la relation qui s’instaure entre eux lors d’une interaction verbale.
Co-construction de l’interaction
Activité cognitive du destinataire
La communication entre deux locuteurs n’est pas uniquement une alternance de tours de parole. Si nous considérons que l’interaction est co-construite, il faut alors admettre que les deux locuteurs en présence interagissent, ce qui suppose que même celui qui écoute (le récepteur) est actif. CLARCK nomme cette activité joint action: Language use is really a form of joint action. A joint action is one that is carried out by an ensemble of people acting in coordination with each other […] Doing things with languages is likewise different from the sum of a speaker speaking and a listener listening. It is the joint action that emerges when speakers and listeners […] perform their individual actions in coordination, as ensembles. (1996 : 3) L’échange communicatif est donc, comme son nom l’indique, un échange, ce qui implique qu’à aucun moment l’un des deux participants ne peut être considéré comme nonacteur de l’interaction. 81 Les mots, qui représentent le contenu des phrases, ne doivent pas être envisagés comme de simples morphèmes. Pour DUCROT, les mots sont les éléments constitutifs des énoncés, ceux-ci étant les produits de l’énonciation : Le mot conçu comme entité linguistique abstraite ne collabore au sens de l’énoncé que d’une façon indirecte : il commence par se combiner aux autres mots pour constituer la signification de la phrase, et c’est celle-ci qui, vu la situation de discours, produit le sens de l’énoncé. (1980c : 9) La théorie de KERBRAT-ORECCHIONI rejoint celle de DUCROT lorsqu’elle écrit que la parole est dans son essence même de nature interlocutive (1998 : 15). De même, GOFFMAN définit l’échange verbal comme un consensus qui lie les participants de l’interaction : Les participants se servent d’un ensemble de gestes significatifs, afin de marquer la période de communication qui commence et de s’accréditer mutuellement. Lorsque des personnes effectuent cette ratification réciproque on peut dire qu’elles sont en conversation : autrement dit, elles se déclarent officiellement ouvertes les unes aux autres, en vue d’une communication orale et garantissent conjointement le maintien d’un flux de parole. (1974a : 33) L’interlocution nécessite la présence d’un énonciateur et d’un destinataire. Etant donné que l’énonciateur s’adresse au destinataire, celui-ci est automatiquement inscrit dans le discours de l’énonciateur, en particulier grâce à l’emploi du pronom personne de la deuxième personne (tu/vous). Patrick CHARAUDEAU définit l’énonciateur selon les deux fonctions qu’il remplit : JEé (énonciateur) et JEc (sujet communiquant). Parallèlement, il propose deux termes pour désigner le destinataire : TUd (destinataire) et TUi (sujet interprétant). Chacun d’eux possède des caractéristiques spécifiques en fonction de leur rôle dans l’interaction : Le TUd est cet interlocuteur fabriqué par le JE comme destinataire idéal, adéquat à son acte d’énonciation. Le JE en a la maîtrise totale puisqu’il le met en un lieu où il suppose que son intention de parole à lui JE sera totalement transparente au TUd. Le TUd sera donc toujours présent dans un acte de langage. Le TUi […] est en revanche un être agissant hors de l’acte d’énonciation produit par JEé […] le TUi est le sujet responsable du processus d’interprétation qui échappe 82 par ce fait même à la maîtrise du JE […] si le TUi est toujours présent dans un acte de langage, ce n’est pas dans le processus de production[…] Le JEé est donc un être de parole toujours présent dans l’acte de langage […] Ce JEé est une image d’énonciateur construite par le sujet producteur de parole (JEc) ; il est alors la trace de l’intervention du JEc dans cet acte de production […] Le JEc est […] un sujet agissant s’instituant émetteur et articulateur de parole […] Il est l’initiateur du processus de production qu’il construit en fonction des circonstances de discours […] Le JEc est donc le témoin d’un certain réel, celui de son univers de discours. (1983c : 39-40) Même si le destinataire ne parle pas, il écoute, décode et interprète le discours de l’énonciateur, tout en anticipant et en organisant ce qu’il va dire au tour de parole suivant. Dans une interaction, aucun participant n’est inactif. En effet, selon KERBRATORECCHIONI, le destinataire doit non seulement interpréter le discours de l’énonciateur (activité cognitive), mais il doit lui indiquer qu’il est attentif (activité régulatrice) : L’interaction pouvant alors être définie comme le lieu d’une activité collective de production du sens, activité qui implique la mise en œuvre de négociations explicites ou implicites, qui peuvent aboutir, ou échouer. (1998 : 28-29) Dans le processus d’expression et de reconstruction identitaires à l’intérieur du discours, le statut de l’énonciateur (en particulier lorsque celui-ci est l’informateur) est essentiel car c’est en fonction de ce statut que l’énoncé sera construit. Nous développerons cet aspect dans l’analyse du corpus.
Les maximes conversationnelles
Pour qu’un échange verbal soit possible, les deux locuteurs en présence doivent accepter et respecter les lois du discours, que Paul GRICE a proposées sous le nom de maximes conversationnelles dans les années 1960 : – la loi de pertinence concerne l’ancrage de l’énoncé dans le contexte de l’interaction : ainsi, toute production langagière doit être appropriée à la situation de l’échange ; – la loi de sincérité oblige l’énonciateur à dire la vérité et à ne pas prononcer des paroles qu’il ne pense pas ; 83 – la loi d’informativité contraint l’énonciateur à apporter les informations nécessaires qu’attend son destinataire ; – la loi d’exhaustivité est corollaire à celle d’informativité car elle stipule que l’énonciateur ne doit rien dissimuler à son destinataire. Le principe même de l’entretien suppose et nécessite le respect de ces lois. L’enquêteur interroge les informateurs sélectionnés sur la base de leur crédibilité, leur sincérité et leur statut de témoins et acteurs de la situation analysée. La loi d’exhaustivité semble la plus difficile à respecter, étant donné la dimension émotionnelle dans laquelle les locuteurs du corpus sont plongés. Les questions préparées avant chaque entretien avaient pour fonction d’obtenir des informations que les locuteurs dissimulaient consciemment ou inconsciemment. Nous y avons eu recours lorsque nous avons jugé qu’un énoncé constituait une source d’information importante et qu’il pouvait être approfondi.