L’engagement littéraire au tournant du XXIe siècle
Plusieurs chercheurs contemporains soutiennent qu’il n’y a plus, aujourd’hui, de littérature engagée telle que Sartre la définissait. Que ce soit Benoît Denis qui conclut son ouvrage Littérature et engagement, de Pascal à Sartre en soutenant que sous le régime de la modernité, la littérature, marquée par l’hégémonie sartrienne, cherche désormais « à reconquérir sa singularité contre l’envahissement du politique qui avait caractérisé la période sartrienne », ou encore Bruno Blanckeman dans Les fictions singulières qui affirme que «l’idéal de l’engagement entendu dans une perspective sartrienne s’est effacé, en même temps que l’attitude de surplomb culturel qui la cautionnait: le prestige de l’écrivain », nombreuses sont les assertions déclarant la mort de l’engagement. Or, des auteurs tels que Mathieu Lindon prouvent le contraire. En effet, il est possible de percevoir, dans l’œuvre globale de l’ auteur, des marques nettes de l’héritage du xxe siècle. Ainsi, Lindon donne non seulement à voir l’engagement hérité du siècle précédent, mais l’active et le couple à l’engagement à l’ère néo-libérale tel que défini par Sonya Florey.
Héritier du xxe siècle
Au sortir de la guerre, le terme d’engagement était fréquemment employé dans les journaux de gauche pour qualifier les auteurs et leurs prises de position dans l’espace public. Cela dit, « on n’abordait que rarement, sinon dans les cercles communistes, la question d’une littérature engagée selon la formule sartrienne qui inscrit la politique à même les œuvres .» Selon André Gide, l’écrivain pouvait s’engager à loisir par ses discours et ses prises de position, mais jamais dans son œuvre. Or, Sartre explore exactement cette pratique bannie par Gide, lorsqu’il pose la question: « quelle sera la responsabilité de certains spécialistes qu’on nomme les écrivains?» Le philosophe identifie une oscillation de la notion de littérature: d’un côté, certains envisagent l’écriture comme «on fait de la littérature, c’est-à-dire [ .. . ] on parle pour parler », et d’autres, dont Sartre lui-même, l’envisagent plutôt comme «quelque chose d’immédiatement issu de la condition humaine et qui, par conséquent, implique toutes les responsabilités des hommes » . Cette conception est alimentée par l’idée que « le mot est un véhicule d’idées », considérant que « la prose est une attitude d’esprit et le regard, dans la prose, traverse le mot et s’en va vers la chose signifiée ». La littérature donne à voir une image qui transforme, si modestement soit-il, l’univers du lecteur. Ainsi, selon la vision sartrienne, « nous sommes condamnés à l’engagement de la même façon que nous sommes condamnés à être libres .» L’engagement n’est pas le résultat d’une décision: l’homme est engagé comme il est jeté dans le monde , que ce soit en choisissant de prendre parole ou en choisissant de ne pas prendre parole.
Cette conception de l’engagement inévitable n’a pas manqué de marquer les débats entourant la responsabilité de l’écrivain qui prenaient place au cœur des cercles d’intellectuels à la Libération. Certains penseurs s’emploient à répondre radicalement à Sartre, comme le fait Georges Bataille par le biais de sa revue Critique, «principale revue susceptible de contester l ‘hégémonie intellectuelle des Temps modernes . » Bataille soutient que la littérature est dépourvue de tout sens utile, et que c’est peut être là que réside son seul engagement, puisqu’elle « conteste radicalement la logique d’un monde où domine l’utilitaire ». Ainsi, si l’hégémonie sartrienne suscite des débats depuis ses débuts et qu’elle fait encore fortement polémique aujourd’hui , elle est toutefois devenue ce qu’on pourrait appeler un pôle de l’engagement par rapport auquel se positionnent les auteurs et intellectuels d’aujourd’hui, que ce soit en adéquation ou en opposition. Et Mathieu Lindon n’y fait pas exception, au contraire.
Alors que nombreux sont ceux qui tentent de se distancier du modèle sartrien, Lindon affiche plusieurs traits caractéristiques de l’héritage de Sartre. Déjà, par le choix de construire un roman autour non seulement d’un fait divers – « d’un fait politique », corrigerait Otchakovsky-Laurens -, mais d’un politicien contemporain, l’auteur ose allier à nouveau littérature et politique. Dès la quatrième de couverture , l’œuvre se positionne comme objet utile ayant pour visée de réfléchir à la manière de « combattre Jean-Marie Le Pen» (PP, quatrième de couverture). La responsabilité de l’écrivain est donc activée par cette promesse de lecture. Étant donné que, dans le cas présent, la quatrième n’est pas composée d’extraits de l’œuvre mais est plutôt un texte à part, comme le titre, elle n’est pas une partie intégrante du texte de l’œuvre mais bien un texte rédigé par l’auteur visant à annoncer le livre. Par conséquent, l’on peut affirmer que Lindon engage ouvertement son roman – tant au niveau politique qu’au niveau socialet participe en outre à sortir l’action de la subjectivité pour l’intégrer dans l’esprit collectif. En effet, par son entreprise de mettre en scène l’inefficacité des actions menées par les militants antiracistes, Lindon applique auprès du lectorat le prmclpe sartrien voulant que « le langage ôte l’immédiateté et en même temps met la personne en face de ses responsabilités ».
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