L’enfant, l’élève et l’être humain à l’école

L’enfant, l’élève et l’être humain à l’école

L’époque moderne voit se développer de nombreuses interrogations qui n’avaient auparavant pas lieu d’être et notamment concernant l’école qui paraît, de prime abord dépassée par les changements ambiants. En effet, les individus qui la côtoient ont changé. Ils ne sont plus aussi « dociles » qu’avant. Comme l’indiquait Daniel Marcelli lors d’une conférence donnée à Poitiers en 2015, les enfants d’hier étaient empotés, ceux d’aujourd’hui « dépotent1 ». De son œil de psychiatre, il indiquait également avoir noté un changement dans les pathologies rencontrées dans sa clinique durant les trente dernières années. Alors qu’avant, les difficultés rencontrées par les enfants relevaient de l’impossibilité à s’ouvrir et s’exprimer, aujourd’hui, au contraire, elles relèvent de difficultés à revenir sur soi et se concentrer. La disparition de pathologies comme le bégaiement et l’explosion des troubles de l’attention viennent d’ailleurs, toujours selon le psychiatre, en témoigner2 . Comment l’école doit-elle alors accueillir ces changements ? Il lui faut d’abord éviter toute unilatéralité qui chercherait à réduire le phénomène à un raisonnement simpliste. Au contraire, il paraît nécessaire de partir du constat précédent puis essayer d’en comprendre les enjeux selon différents angles avant finalement d’en déduire une réponse adaptée. A) Partir de l’enfant d’aujourd’hui pour penser l’école de demain Nous allons dresser un état des lieux de l’école d’aujourd’hui dans une perspective dynamique en la comparant à l’école d’hier tout en faisant le parallèle avec l’avènement d’un sentiment de l’enfance, creuset de la naissance de la littérature de jeunesse telle qu’elle existe aujourd’hui. Les auteurs s’intéressant à l’école s’accordent à dire qu’elle peine à assumer le rôle qui lui était assigné jusqu’alors. Philippe Meirieu, qui compare l’école de sa jeunesse à celle d’aujourd’hui, écrit d’ailleurs à ce propos : « En matière scolaire, les choses, aussi, sont devenues très compliquées. Certes, nous croulons sous les livres et les revues qui nous assomment de conseils techniques sur le choix du meilleur établissement, la meilleure manière de dialoguer avec les professeurs ou de choisir des cours particuliers. Certes, nous avons accès, sur Internet,à une multitude de données et d’informations, tant dans le registre des choix de carrières que dans celui des conseils en matière de comportement psychologique. Mais tout cela relève plus de la « mécanique » que de ce qui pourrait véritablement faire sens, donner une direction à notre action éducative et préparer nos enfants à réussir, tout à la fois, leurs apprentissages scolaires, leur projet de vie et le rôle qu’ils devront jouer dans un monde qui a bien besoin d’eux 1 . » En effet, le nombre d’enfants sortant du système éducatif en n’ayant pas ou peu acquis les compétences dans les domaines dits cruciaux du dire, lire, écrire, est en augmentation avec toutes les conséquences que cela implique à plus ou moins long terme concernant leurs vies adultes. L’école est ainsi attaquée dans sa capacité à instruire. De plus, les phénomènes violents, montrés à la vue de tous à la télévision principalement, sont dits en augmentation également à tel point que durant l’année scolaire 2001/2002, le gouvernement décide de mettre en place un logiciel, SIGNA (devenu SIVIS2 à la rentrée 2007), dans l’ensemble des établissements scolaires pour recenser les phénomènes de violence. Les professionnels de l’éducation que nous côtoyons quotidiennement, professeurs des écoles, conseillers pédagogiques, psychologues scolaires, maîtres E et G, vont aussi dans ce sens. Plus que sur la violence quantifiée, c’est sur l’augmentation du sentiment d’insécurité que se focalisent toutes les consciences, surtout dans les milieux sensibles3 . Les raisons le plus souvent évoquées sont les enfants qui ont moins de limites qu’avant, qui n’hésitent plus à répondre aux adultes, qui remettent sans cesse en cause l’autorité voire le bien-fondé des valeurs transmises (nous sommes là face à une remise en cause du rôle d’éducation de l’école). Sont également montrées du doigt quelques décisions institutionnelles (la suppression massive d’enseignants spécialisés du R.A.S.E.D.4 ) qui font reposer sur les épaules des enseignants des rôles toujours plus nombreux et pour lesquels ils disent ne pas être formés, ou pas assez, participant à l’émergence de sentiments divers, de résistances profondes, allant d’un je-m’en-foutisme témoignant probablement d’une résignation au courage de certains qui tentent de comprendre et d’agir mais nécessairement dans une forme de marginalité pouvant aboutir à un sentiment d’impuissance. Bien entendu, entre les deux, toute une gamme d’enseignants parvient à garder une bonne distance et une remise en question saine de leur métier. Enfin, il y a les enfants qui n’ont effectivement plus la même relation qu’avant à l’école. Mais avant tout peut-être est-il préférable d’admettre que la relation enfants-école a changé plutôt que de chercher un responsable de manière unilatérale comme certains tentent de le faire trop souvent. Nous commencerons par mettre en lumière les différences entre les enfants d’hier et ceux d’aujourd’hui puis nous verrons en quoi, plus que les enfants, c’est au sentiment de l’enfance que nous pouvons attribuer un sens profond mettant en lumière ces changements. De plus, toujours dans un souci d’éclairage par la culture et plus particulièrement la culture littéraire, nous ferons de nombreux parallèles avec la littérature de jeunesse et verrons si les changements de paradigmes dans le domaine éducatif peuvent être corrélés à ceux de la littérature de jeunesse, l’objectif étant de mieux cerner les changements de représentations de l’enfance. 

L’enfant postmoderne 

Jacques Lévine et Michel Develay dans leur ouvrage Pour une anthropologie des savoirs scolaires partent d’une affirmation : « Les enfants d’aujourd’hui sont différents de ceux d’hier1 » et s’interrogent quant à la nature de cet écart : serait-ce du domaine de la crise qui est également dans les termes médicaux la phase décisive d’une maladie, son paroxysme, du domaine de la panne où l’on serait dans l’incapacité (à plus ou moins long terme) d’agir ou enfin dans une phase d’immobilisme durant laquelle l’on se satisfait de l’état des choses malgré la présence d’un dysfonctionnement évident ? Pour tenter de comprendre un peu mieux ce phénomène, les auteurs invoquent une explication groupale. Ils indiquent que l’on est passé de ce qu’ils nomment une « groupalité scolaire traditionnelle 2 » à une « néogroupalité3 ». La première renverrait aux fondements de l’école de Jules Ferry basée sur la notion de double dette : le professeur doit instruire et éduquer l’enfant qui, naturellement, adhère à ce fonctionnement. C’est alors, selon eux, « l’ apologie de l’alliance, le triomphe du moi groupal à une époque où patriarcat et matriarcat sont sacralisés ainsi que le système scolaire 1 ». A cette époque, les enfants auraient ainsi eu une relation à l’école sur le mode de l’acceptation de l’ordre social. La « néogroupalité », au contraire, serait engendrée par une certaine « désalliance2 » succédant aux horreurs de la seconde guerre et qui aurait désacralisé les valeurs qui servaient avant cela de liant social : les valeurs religieuses, le patriarcat, l’école, l’interdiction de se plaindre… Cela aurait engendré très (trop ?) rapidement un dépérissement du surmoi par rapport au ça correspondant, pour les psychanalystes, à un dépérissement de l’instance paternelle. Il aurait donc fallu que le moi des enfants prenne le relais afin d’éviter de se laisser complètement envahir par leur ça, instance des pulsions régie par le principe de plaisir, asociale et destructrice par nature. Or l’école ne s’est pas préparée à ça, restant dans l’ancienne structure où elle était une évidence. Mais comment le moi des enfants a-t-il pu s’adapter à cette situation d’urgence ? Toujours dans l’ouvrage de Lévine et Dévelay, l’on peut lire que cette « désappartenance » vis-à-vis du groupe (notamment générationnel) a entraîné les enfants en développement à subir plusieurs phases délicates : « – Une perte de valeurs. C’est ce que les auteurs nomment la « déparentalisation » où le jeune ne peut plus s’accrocher aux valeurs qui servaient de repères. Cela s’accompagnerait d’angoisses profondes si la situation restait telle. Il faut des limites pour se développer. – Ainsi, pour retrouver un équilibre, bien que précaire, les enfants auraient eu tendance à s’instaurer parents eux-mêmes dans un mouvement (teinté de toute-puissance) d’auto-procréation. C’est ce que les auteurs nomment l’ « autoparentalisation ». – Cette « autoparentalisation » entraînerait enfin une autosuffisance générationnelle hors du monde adulte c’est-à-dire une détermination particulièrement orgueilleuse de toute une génération, celle de n’être redevable de personne, de revendiquer l’égalité avec le monde des adultes . »

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Evolution parallèle de la littérature de jeunesse

Quel éclairage nous apportent les fictions vis-à-vis de ce changement de paradigme ? Serge Tisseron dans son ouvrage Les bienfaits des images1 pose la question de l’utilité des fictions. Il prend l’exemple du film d’animation Monstres et Cie2 et nous indique que ce dernier souligne parfaitement ce changement relationnel entre adultes et enfants. En effet, selon lui, cette fiction montre que ce ne sont plus les enfants qui ont peur des adultes mais l’inverse. Il indique qu’elle va plus loin et propose une solution, un remède : la possibilité de rire et jouer ensemble comme pour transcender cette tension moderne du passage d’une hiérarchisation verticale à une structure horizontale. Ainsi voyons-nous une première piste de réflexion intéressant notre propos en rapport avec les œuvres (au sens large) pour la jeunesse : l’imaginaire d’une époque, prenant des formes diverses dans les arts nous permet d’objectiver nos repères et de vivre ensemble dans une culture commune. Ainsi, étudier la littérature de jeunesse (ou le cinéma, la peinture etc.), cela revient à comprendre notre époque, ces fictions proposant de nouveaux remèdes de contes de fées sans cesse actualisés. Un deuxième apport de Serge Tisseron nous paraît important : les images sont un peu comme des miroirs de parties obscures de nous-mêmes oubliées ou nouvelles. Mais il faut être capable de les accepter. Les miroirs nous proposent donc un reflet de nous-mêmes mais certainement pas un mode d’emploi de la réalité. Peut-être aurions-nous alors intérêt à dresser le portrait de la dynamique qui a permis à la littérature de jeunesse d’émerger et de devenir ce qu’elle est aujourd’hui avec le postulat, comme nous le disions auparavant que les arts sont le reflet de la manière dont une société questionne ses grandes interrogations, ici l’enfance. Christian Poslaniec3 s’est intéressé à cerner ce dynamisme et indique que l’on peut définir quatre grandes périodes caractérisant, plus que l’émergence de cette littérature spécifique, la naissance de ce que Nathalie Prince appelle « le sentiment de l’enfance4 ». Ainsi, selon lui, la première période, allant du XVIIème siècle au milieu du XIXème siècle, se caractérise par la négation de l’enfance ou l’enfant sauvage. De la sorte, durant cette période, l’enfant est apparenté à un petit sauvage qu’il faut civiliser, éduquer, en lui proposant des modèles d’une morale pure et généreuse dont il s’imprègnera. S’ensuit alors une seconde phase dont Les aventures de Jean-Paul Choppart1 créées par Louis Desnoyers sont un symbole, celui de l’adulte en devenir. Pour la première fois, des œuvres décrivent des enfants terribles et, comme l’indique Annie Renonciat, « […] apparaissent de nouvelles représentations de l’enfance qui admettent désormais l’enfant terrible à côté de l’enfant sage des ouvrages de la génération précédente. » On se rapproche donc de plus en plus de l’enfant turbulent faisant des sottises mais aussi déterminé et généreux autrement dit l’enfant considéré dans toute sa complexité. Ainsi, l’enfance apparaît-elle et l’enfant devient « une terre féconde dans laquelle pas une semence ne se perd ; ce qui importe, c’est qu’il ne soit semé que de bons grains3 ». La troisième phase est illustrée par l’apparition dans les œuvres pour la jeunesse de vigoureux sauvageons. Dans ce nouveau paradigme, Il y a une vie avant l’âge adulte et l’enfant en lui-même vit nombre d’évènements spécifiques parce qu’il est un enfant sans qu’il soit nécessaire de le relier aux adultes (la morale, l’éducation, le futur, la famille et l’école). De plus, les théories de Freud commencent à être connues et les enfants ne sont plus considérés comme bons ou mauvais mais comme « pervers polymorphes4 » : un grand curieux, une énergie qui ne demande qu’à s’investir. On songe déjà moins à l’éduquer qu’à lui permettre de se construire, à partir de ses ressources personnelles. Citons, pour illustrer cette époque Louis Pergaud qui, dans sa préface de la guerre des boutons, écrit en 1912 : « J’ai voulu restituer un instant de ma vie d’enfant, de notre vie enthousiaste et brutale de vigoureux sauvageons dans ce qu’elle eut de franc et d’héroïque, c’est-à-dire libérée des hypocrisies de la famille et de l’école. »

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