L’émotion au cœur de la justice traitant la propagande terroriste

 L’émotion au cœur de la justice traitant la propagande terroriste

La loi du 13 novembre 2014, dites loi Cazeneuve, adopte une mesure phare pour lutter contre le discours, en parallèle du blocage administratif en urgence des sites djihadistes : les poursuites pénales au titre de l’apologie du terrorisme. Avec la loi de 2014, l’apologie du terrorisme, qui était au départ une infraction de presse sanctionnée par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, devient une infraction autonome, soumise à la procédure pénale de droit commun. La loi a retiré l’apologie du terrorisme du cadre juridique de la loi de 1881 pour la faire entrer dans le code pénal, en tant qu’infraction relevant du terrorisme. Ce changement induit en réalité d’importantes conséquences sur les méthodes d’enquête, avec l’application aux poursuites des techniques corrélées au terrorisme. A noter cependant que l’apologie du terrorisme, contrairement aux autres infractions terroristes qui dépendent du Parquet national antiterroriste depuis 2019, situé à Paris, est toujours jugée par les parquets locaux835. Le PNAT fonctionne comme l’ancienne section antiterroriste du parquet de Paris, la section dite C1, en coordination avec les parquets locaux, et si elle dispose d’une compétence réservée et exclusive pour les actions les plus graves, par souci d’efficacité elle ne se saisit pas des dossiers pour provocation directe à des actes de terrorisme et d’apologie publique de tels actes836. Si les signalements remontent jusqu’à Paris, les parquets jugent à un niveau local ces infractions, qu’on semble donc pouvoir définir de plus basse intensité par rapport aux autres délits terroristes. Pourtant, les sanctions encourues demeurent élevées. D’après le code pénal à l’article 421-2-5 : « Le fait de provoquer directement à des actes de terrorisme ou de faire publiquement l’apologie de ces actes est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 € d’amende. Les peines sont portées à sept ans d’emprisonnement et à 100 000 € d’amende lorsque les faits ont été commis en utilisant un service de communication au public en ligne. Lorsque les faits sont commis par la voie de la presse écrite ou audiovisuelle ou de la communication au public en ligne, les dispositions particulières des lois qui régissent ces matières sont applicables en ce qui concerne la détermination des personnes responsables. ». L’apologie du terrorisme est ensuite définie par une circulaire du 12 janvier 2015, relative aux sanctions s’appliquant à l’infraction d’apologie du terrorisme et de provocation au terrorisme ainsi : « L’apologie consiste à présenter ou commenter des actes de terrorisme en portant sur eux un jugement moral favorable. La condition de publicité, prévue par l’article 23 de la loi sur la liberté de la presse, est exigée pour caractériser l’infraction » 837. Il faut finalement attendre un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation, daté du 4 juin 2019, pour que soit clairement précisée la caractérisation du délit : elle réside dans le fait d’inciter publiquement à porter sur les infractions visées ou leurs auteurs un jugement favorable838. Par ailleurs, ici aussi, la législation relative au djihadisme entretient des points communs avec celle qui luttait contre l’anarchisme, et interroge de nouveau sur l’existence d’un exceptionnalisme juridique en matière de terrorisme. En effet, les lois scélérates sont également venues modifier la loi de 1881 relative à la liberté de la presse. La première loi du 12 décembre 1893 venait sanctionner, en plus de la provocation directe préexistante à commettre certains crimes, la provocation indirecte non suivie d’effet à travers l’apologie de ces crimes, avec possibilité d’ordonner une saisie et une arrestation préventive. Nous verrons qu’après 2014, cela va plus loin, avec un champ d’application étendu à tous les supports, écrits comme oraux, et soumis à la procédure pénale de droit commun. S’il est intéressant d’étudier l’apologie du terrorisme, c’est qu’il s’agit d’une manière détournée et indirecte de faire de la propagande, en faveur d’un groupe terroriste. Après la censure par le Conseil Constitutionnel du délit de consultation habituelle de sites terroristes et de recel de sites terroristes, là où posséder et regarder de la propagande ne constitue plus un délit839, sanctionner l’apologie du terrorisme peut apparaitre comme le dernier rempart offert par le droit français pour lutter contre le discours djihadiste. 

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D’une infraction de presse à un délit terroriste : la question de l’apologie

La loi du 13 novembre 2014 s’intègre dans une période de frénésie juridique motivée par l’urgence. Le risque terroriste omniprésent va en effet pousser à l’adoption en procédure accélérée des lois antiterroristes. Là où cette procédure doit faire figure d’exception, elle se généralise en matière de terrorisme. Pour Olivier Cahn et Julie Alix, le Parlement n’est pas placé dans des conditions propices à un travail qualitatif quand il s’agit d’un projet de loi antiterroriste, il est mis sous pression par l’exécutif : « Le Parlement est systématiquement placé dans des conditions impropres à permettre un travail de qualité lorsqu’un projet de loi antiterroriste est déposé devant lui. Le Parlement est saisi selon la procédure accélérée qui limite les débats. Ces derniers sont systématiquement dramatisés par l’exécutif, qui rappelle les attentats qui ont suscité le texte, insiste sur le soutien de la population et invoque l’argument d’autorité à propos de la nécessité pour les services répressifs de disposer de nouveaux moyens pour prévenir de nouvelles attaques. Dès lors, les parlementaires sont soumis à l’injonction gouvernementale d’adopter sans (trop) amender les mesures qui leur sont soumises et sont privés du temps et des conditions nécessaires à un débat technique serein qui permettrait d’améliorer le projet ministériel. » 850. Le contexte terroriste à un impact fort sur la promulgation des lois : le poids de l’émotion lié à l’attentat pèse sur les décideurs, qui veulent réagir tout de suite et anticiper le risque de réitération. En matière terroriste, l’Etat et son gouvernement sont évalués sur leurs capacités à protéger la population et à endiguer le risque, la pression est intense et ressurgit sur le Parlement851. La loi du 13 novembre 2014 ne fait pas exception, elle est d’une certaine façon à la source d’une double tendance qu’on observe depuis 2014 : accélérer la procédure d’adoption de la loi mais aussi les procédures d’enquête et les condamnations. La procédure accélérée avait été engagée par le gouvernement le 9 juillet 2014, puis le texte avait été adopté en première lecture par l’Assemblée nationale et par le Sénat le 18 septembre 2014, avant d’être examiné par la commission mixte paritaire et adopté le 21 octobre. La version adoptée par la commission avait ensuite été validée par l’Assemblée nationale le 29 octobre, puis le Sénat le 4 novembre 2014, la loi finalement entre en vigueur le 14.

Une ouverture aux investigations et techniques spéciales corrélées au terrorisme

À la suite de ce transfert, les méthodes, l’approche à la fois juridique et judiciaire du délit d’apologie du terrorisme changent notablement, avec la possibilité d’appliquer désormais à l’enquête et aux poursuites des techniques spéciales, corrélées au terrorisme. La procédure devient plus rapide, les personnes poursuivies peuvent paraitre devant le juge en comparution immédiate, et risquent des sanctions plus lourdes, jusqu’à sept ans d’emprisonnement, lorsque les faits reprochés ont lieu sur Internet, ce qui constitue aujourd’hui une majorité de cas. Le délai de prescription devient aussi plus long et passe à trois ans, le délai de droit commun pour un délit. L’élément matériel est très flou, ce qui permet de poursuivre des personnes au titre de l’apologie du terrorisme sans que soit prouvée une affiliation ou sympathie pour un groupe terroriste. A ce niveau, le délit rejoint les choses reprochées au délit de consultation habituelle de sites terroristes, qui ont entrainé sa censure. Ici aussi on retrouve une volonté d’anticiper à l’extrême le risque terroriste, mais on trouve aussi la présence forte du rôle de l’émotion après un attentat, qui conduit à la censure et à la sanction. Ici aussi, les liens que l’on peut faire avec la législation qui luttait contre l’anarchisme il y a plus d’un siècle sont pertinents pour interroger la notion d’ennemi et l’existence d’une législation dérogatoire, qui s’est étendue au-delà des actes de terrorisme, vers le discours et ceux qui se contentent d’approuver de près ou de loin.

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