L’ÉMERGENCE DU CINÉMA
ENGAGÉ ET DU CINEMA NOVO
Le contexte historique des années 1950 et du début des années 1960
Selon Bakhtine, « étudier le discours en soi, ignorer son orientation externe, est quelque chose de si absurde, comme étudier la souffrance psychique en dehors de la réalité à laquelle elle est dirigée et par laquelle elle est déterminée 414». Dans la première partie, nous avons analysé abondamment le processus de conscience nationale commencé pendant le gouvernement Vargas et les trois types de nationalisme. Nous y avons aussi fait allusion à l’accroissement du nationalisme radical dans la deuxième moitié de la décennie 1950. Après le suicide du président Getúlio Vargas, notamment à partir de l’élection du nouveau président Juscelino Kubitschek (fin 1955), le nationalisme se transforme graduellement en une sorte d’idéologie et devient une opposition à tout ce qui n’est pas natif et particulièrement à l’impérialisme américain. Ici, nous allons analyser le développement de cette tendance nationaliste – qui coïncide avec l’émergence du Parti Communiste Brésilien (PCB) comme la principale force de gauche au Brésil – et son influence sur la nouvelle conception de culture populaire, ainsi que sur une nouvelle définition de l’authenticité nationale. En août 1943, le PCB, encore dans la clandestinité, a réalisé une réunion sécrète qui a été déterminante pour l’avenir du parti. Connu postérieurement sous le nom de « Conférence de la Mantiqueira », ce rassemblement, avalisé par son secrétaire général Luiz Carlos Prestes qui était encore en prison, a permis une nouvelle organisation du parti avec la nomination d’une nouvelle direction et la mise à l’écart des vieux dirigeants. Cette nouvelle organisation – dont la plupart des nouveaux dirigeants avaient participé à l’Intentona Comunista, la tentative échouée d’une révolution communiste réalisée en 1935 et qui a servi de justification au président Getúlio Vargas pour instaurer la dictature de l’État Nouveau – a permis l’accroissement des limites de l’action communiste et une plus grande pénétration au sein de la société brésilienne. A partir de cette réorganisation, les communistes se sont rapprochés des classes moyennes urbaines et des militaires nationalistes.
Avant le cinéma novo : les grands studios de São Paulo
Conséquence de l’euphorie « développementiste» qui régnait au Brésil au début des années 1950 et de l’envie de la bourgeoisie industrielle de São Paulo de créer une industrie cinématographique brésilienne, le pays a vu l’essor de quatre grands studios pendant cette période : Vera Cruz, Maristela, Multifilmes et Kinofilmes. Tous ces studios, liés à la production de films commerciaux, ont eu une courte existence. La société Maristela fondée en 1950 a eu l’existence la plus longue, malgré une courte interruption. En effet, en 1952, après la production de Simão, o caolho (Simon, le borgne, réalisé par Alberto Cavalcanti), la société s’est vu contrainte de vendre ses studios et les équipements à la société Kinofilms d’Alberto Cavalcanti. Mais en 1954, elle les récupère faute de paiement du prix et ouvre le moment le plus dynamique de son existence en participant en régime de coproduction nationale et internationale à la réalisation de plusieurs films. Le studio ferme ses portes en 1957, après une petite participation dans la production du film O Grande momento, (Le grand moment, réalisé par Roberto Santos et produit par Nelson Pereira dos Santos ), film considéré par certains critiques comme le premier film du cinéma novo. La société Kinofilmes n’a existé que le temps de la production de deux films réalisés par Cavalcanti : O canto do mar, le remake de son film français En rade, et Mulheres de verdades ( »Des vraies femmes »), réalisé en 1954. La société Multifilmes a existé de 1952 à 1954. La société Vera Cruz, celle à laquelle nous nous intéresserons davantage pour son importance pour le cinéma brésilien, fut fondée en 1949 par la bourgeoisie cosmopolite de São Paulo en quête de « prestige culturel et d’hégémonie idéologique474». La société constitue la « principale tentative d’implanter une industrie cinématographique au Brésil, basée sur le système des studios475 ». Ayant le cinéma américain comme modèle et visant le marché extérieur sans, initialement, aucune préoccupation envers le marché intérieur, la société de São Paulo prône un cinéma de qualité technique et artistique internationale et de forte opposition aux chanchadas. A cette fin, l’entreprise embauche des techniciens étrangers en leur payant un très haut salaire et rapatrie, un peu après son ouverture, le cinéaste Alberto Cavalcanti, à qui en est attribué la direction. Mais après la production de trois films, le grand réalisateur brésilien a quitté l’entreprise, pour des raisons de divergences avec les actionnaires. Cette vision internationaliste du cinéma a suscité des vives critiques de la part des nationalistes, mais aussi des futurs cinémanovistes qui n’ont pas hésité à considérer ces films comme aliénés et réactionnaires. Pour Glauber Rocha et les cinéastes du cinéma novo de manière générale, influencés par le cinéma hors studio du néo-réalisme et de la nouvelle vague, tout ce que le studio pauliste a légué comme héritage technique et comme mentalité « n’intéresse pas les jeunes cinéastes qui méprisent les réflecteurs gigantesques, les grues, les machines puissantes, et préfèrent la caméra à la main, le graveur portable […], les petits réflecteurs, les acteurs sans maquillage dans des ambiances naturelles476». Pour ces cinéastes, en tant qu’art, le studio n’a laissé que « le détestable principe d’imitation, de copie des grands réalisateurs américains…477».í Nous pouvons diviser les productions de Vera Cruz en trois groupes ayant existé plus ou moins simultanément. Un premier tourné vers la réalité brésilienne qui inclut les films plus ambitieux tels que Caiçara, réalisé en 1950 par le cinéaste italien Adolfo Celi ; Terra é sempre terra ( »Terre est toujours terre »), réalisé en 1951 par le réalisateur anglo-argentin Tom Payne ; Sinhá moça, réalisé par Tom Payne et Oswaldo Sampaio en 1953 ; Esquina da ilusão ( »L’angle de l’illusion »), réalisé par l’italien Ruggero Jacobbi en 1953 ; Uma pulga na balança ( »Une puce sur la balance »), réalisé en 1953 par l’italien Luciano Salce et O cangaceiro (Sans peur, sans pitié), réalisé par le brésilien Lima Barreto en 1953. A l’exception de Esquina da ilusão, tous les films de ce groupe sont devenus plus ou moins connus et ont eu en commun, malgré la critique des cinéastes du cinéma novo, la préoccupation d’une certaine authenticité thématique qui passait par la représentation des Brésiliens. Adolfo Celi, réalisateur de Caiçara, le premier film réalisé par la société, a affirmé à la sortie du film qu’il ne pouvait être plus national dans la mesure où la production a cherché à se rapprocher le plus possible de l’univers, de la langue et des coûtumes des caiçaras478 en essayant de « dévoiler dans Caiçara une substance humaine et originale, sans la préoccupation de l’interpréter, d’une manière ou d’une autre. Si le public que nous assister [sic] reconnaître en Caiçara les caractéristiques de sa terre, nous pourrons être fiers d’avoir retrouvé un langage cinématographique réellement brésilien479». Nous attirons l’attention sur cette envie d’une authenticité thématique passant par la représentation du peuple et de ses traditions qui a marqué la plupart des discussions sur un cinéma typiquement brésilien, mais surtout remarquons le fait que Celi affirme qu’il a essayé de représenter la réalité telle qu’il l’a voyait, d’une manière quasiment naturaliste, sans l’interpréter, de manière à la rapprocher d’un certain cosmopolitisme, ce qui faciliterait une possible diffusion du film sur les marchés internationaux. Cela allait dans sens des idées prônées par Alberto Cavalcanti, pour qui les cinéastes doivent privilégier le fond au détriment de la forme car « une pellicule de technique brillante, mais vide de sentiment humain, principalement de signification sociale et poétique, ne me dit rien. S’il m’était possible de souhaiter quelque chose pour le futur cinéma du Brésil, je formulerais des vœux pour que notre cinéma contribuât davantage avec son contenu plutôt qu’avec sa forme »