L’émergence des facteurs humains dans les institutions du dialogue technique
L’histoire de la sûreté nucléaire est caractérisée en France par une sorte d’ « « intériorisation organisationnelle des risques » – c’est-à-dire un processus de gestion des risques maintenu à l’intérieur des organisations impliquées dans le nucléaire » (Vallet 1985)(14). Après la seconde guerre mondiale, les doctrines de la sûreté nucléaire et de son contrôle, en grande partie importées, se développent dans l’organisme chargé de promouvoir l’énergie nucléaire, le Commissariat à l’énergie atomique (C.E.A.) [1.] Les années 1970 sont marquées par la mise en oeuvre d’un ambitieux programme électronucléaire basé sur une technologie à eau pressurisée importée des Etats-Unis et confié à Electricité de France. Une autorité administrative chargée du contrôle des installations nucléaires est alors créée ; elle s’appuie sur les compétences du C.E.A. qui conserve la fonction d’analyse de sûreté. Ainsi dessinées, les institutions de la sûreté nucléaire sont celles du « dialogue technique », du « French cooking », comme le disent certains spécialistes américains [2.] Le vaste programme de construction de centrales nucléaires ne sera pas remis en cause par l’accident de Three Mile Island (U.S.A., Pennsylvanie) en 1979. Une des réponses pour faire face au traumatisme provoqué par le terrible événement tient en deux mots : « facteurs humains ». En France, une équipe de spécialistes de cette discipline est constituée dans l’institut d’expertise du C.E.A. [3.] L’analyse historique présentée dans les deux premières sections est principalement issue des travaux suivants : la thèse de doctorat d’histoire de Cyrille Foasso (2003), le rapport de la sociologue Bénédicte Vallet remis en 1984 à l’autorité administrative de sûreté nucléaire et la thèse de doctorat de droit d’Anne- Sophie Millet (1991). Quelques témoignages d’anciens experts ont par ailleurs été recueillis. L’accident de Three Mile Island a fait couler beaucoup d’encre. Nous nous sommes appuyés sur les analyses de spécialistes français et américains pour exposer les causes de cet événement et ses conséquences sur les institutions et les doctrines de la sûreté nucléaire.
La naissance de la sûreté nucléaire en France au Commissariat à l’énergie atomique
Le Commissariat à l’énergie atomique est créé en octobre 1945. Les grandes ambitions que porte le général de Gaulle à l’égard des programmes scientifiques encadrés par Frédéric Joliot-Curie, Haut-commissaire du nouvel organisme, se traduisent par une grande liberté d’action : « Placé sous l’autorité et le contrôle du président du Conseil des ministres, le nouvel organisme allait bénéficier d’un statut original, unique en France : doté de la personnalité civile, il devait jouir de l’autonomie administrative et financière. » (Goldschmidt 1980)(137) A cette époque, le substantif « sûreté » ne précède pas le qualificatif « nucléaire » ; la page est blanche et tout reste à écrire. « Avant 1960, la sûreté n’avait pas d’existence en tant que telle, elle était totalement intégrée aux projets et aux réalisations dont les promoteurs, comme Monsieur Jourdain, faisaient de la sûreté sans le savoir. » (Cogné 1984)33. Personne n’était spécifiquement chargé de concevoir des règles ou formations en lien avec la sûreté. « La responsabilité des mesures à prendre pour assurer la sécurité des expériences, que ce soit la conception des dispositifs ou la rédaction et l’application des consignes, était à la charge des techniciens eux-mêmes. » (Foasso 2003)(72). Le C.E.A. détient alors le monopole des activités scientifiques et rassemble toutes les compétences liées à la technologie nucléaire française. « Les premiers embryons de piles se sont donc faits au C.E.A., sans aucun assujettissement à des contrôles extérieurs. » (Vallet 1984) (22) ; c’est de manière complètement intégrée à leur activité quotidienne d’expérimentation et avec une grande autonomie que les scientifiques du C.E.A. commencent à appréhender la sûreté [1.1.] Après que d’autres puissances nucléaires eurent isolé la sûreté en créant des groupes de spécialistes, la « détachant » ainsi des pratiques des physiciens, la France rattrape son retard au début des années 1960 ; une commission de sûreté des installations atomiques est mise en place dans le C.E.A. [1.2.] et les principes doctrinaux, souvent importés, sont adaptés au contexte national [1.3.], caractérisé notamment par une réglementation très lâche [1.4.] Ces choix organisent le « dialogue technique » entre les exploitants et les spécialistes de la sûreté, fondement de la régulation des installations nucléaires françaises [1.5.]