L’émergence de l’islamisme, contexte interne et influences externes
Tout d’abord, nous partons au commencement de ce travail, du postulat selon lequel l’on ne peut passer à côté des idées politiques islamiques qui ont influencé le cours de l’histoire contemporaine de l’Algérie, notamment si l’on veut expliquer le passage à l’acte violent chez les salafistes algériens depuis les années 1990 à nos jours. En effet, si l’on ne peut éviter de se référer aux idées religieuses auxquelles les idées politiques sont naturellement liées — en particulier dans un pays comme l’Algérie où l’islam est religion d’État — , l’on ne peut, de la même manière, négliger les référentiels et les répertoires d’action qui ont inspiré la violence politique pratiquée par le courant radical de l’islam politique. Ces référentiels et ces répertoires d’action trouvent leurs sources dans les contextes internes et externes de l’Algérie préindépendante et post-indépendante. Ainsi, dans un premier temps, il s’agira dans ce premier chapitre, de revenir sur l’origine de l’islamisme algérien à travers les premières manifestations de l’activisme religieux (depuis les années 1920) qui posera les premières pierres du nationalisme algérien (à partir du début des années 1930). Ce dernier se développera de manière autonome tout en gardant le référentiel religieux comme une partie intégrante de son discours et ce, tant durant la guerre de libération (1954-1962) qu’au lendemain de l’indépendance (1962). À l’aide d’une sociologie historique empruntée à Charles Tilly, nous nous appliquerons donc à identifier les conditions des mobilisations sociales, notamment les dimensions identitaires qui tiennent un rôle très important, mais aussi, à définir les répertoires d’action collective qui ont accompagné les contestations marquées du sceau du religieux. Partant de cet angle de vue, il serait donc utile de rechercher comme le suggérait E. Bruke, comment et avec quels effets, des mouvements définis ont fait appel à des ressources culturelles et religieuses de l’islam, afin de mobiliser et légitimer l’action politique visant à s’opposer, dans une première étape, à l’ordre colonial et, dans une deuxième étape, à l’ordre politique actuel288 . À titre d’exemple, la violence révolutionnaire pratiquée par l’ALN (Armée de libération nationale), organe armé du FLN, est un cas qui illustre bien l’instrumentalisation de la notion de « djihad » durant la guerre d’Algérie. D’autant plus qu’à son tour le djihad armé datant de cette guerre de libération, constitue un répertoire d’actions incontournable pour les groupes armés islamiques d’aujourd’hui. Enfin, selon nous, l’islamisme algérien, en particulier celui incarné par le courant salafiste, n’a pas pu échapper aux influences externes représentées par l’islamisme international à travers ses multiples courants doctrinaux tels que l’islamisme des frères musulmans égyptiens et le « wahhabisme » saoudien. Partant de cette idée, il faudra donc dans un deuxième temps, rendre compte au cours de ce premier chapitre, du rôle joué par ces courants religieux orientaux dans la radicalisation de l’islamisme algérien.
De l’islahisme (réformisme) au nationalisme révolutionnaire, quelle place pour l’islam ?
« Quelle a été la place de la religion dans la mobilisation politique ? Dans la formation de l’État nation, il y a eu la dynamique nationale, les dynamiques régionales et linguistiques, mais aussi la dimension religieuse. C’est cette dernière qui a été la plus importante, dans la mesure où la communauté de religion est la base à partir de laquelle s’est dégagée la communauté nationale. Il est absolument nécessaire de rappeler que les Algériens sont non seulement un peuple musulman, mais un peuple islamo-centrique, dans la mesure où d’une part, ils partagent avec les autres peuples musulmans une histoire commune qui a commencé avec l’islamisation du Maghreb, et où, d’autre part, pour la grande masse, les distinctions pertinentes sont d’abord religieuses… » 289 Mohamed Harbi Nombreux ont été les auteurs à souligner que depuis l’islamisation du Maghreb, l’islam a toujours été un facteur de cohésion sociale en Algérie. Parmi eux, il y a O. Carlier, M. Harbi, B. Stora, S. Bouamama, Ali Merad et S. Labat. L’islam fut très souvent l’instrument érigé comme un rempart contre ce qui était perçu comme une menace pour la « personnalité algérienne » pendant les périodes d’occupation étrangère non islamique290. Le djihad proclamé par l’émir Abdelkader (1832-1847) dans l’Oranie (nord-ouest de l’Algérie) contre l’occupation par l’armée coloniale française entamée en 1830291 , suivie par l’insurrection du Cheikh Al Mokrani en Grande Kabylie(1871)292 et celle du Cheikh Bouamama dans le sud de l’Oranie (1881)293 , sont des exemples bien connus sur la mobilisation du référentiel religieux à des fins de lutte armée. Cela dit, même après la fin des insurrections armées qui ont marqué le 19e siècle en Algérie, l’islam est demeuré un refuge incontournable perçu comme un instrument efficace, utilisé par les oulémas algériens pour faire face à la politique d’assimilation à la culture européenne pratiquée par la France, mais aussi, par des partis politiques algériens qui ont adopté la pensée occidentale dans sa version libérale ou marxiste. Les oulémas se sont ainsi fixé comme but de réislamiser les populations algériennes comme une première étape pour l’émancipation de la « nation algérienne ». Contrairement aux partis politiques existants depuis les années 1920 jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie, l’Association des Oulémas algériens a non seulement survécu à l’indépendance algérienne, mais elle a aussi fourni un peu plus tard, un contingent de militants politisés, qui s’activeront dès les années 1960 au sein d’associations caritatives, religieuses, et à l’intérieur de l’université. Ces militants – comme nous le verrons plus bas — formeront par la suite les noyaux les plus importants des dirigeants qui ont été à l’origine du mouvement islamique algérien depuis les années 1970.
Le réformisme salafi des oulémas algériens
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la fulgurante ascension du parti FIS lors des élections communales de 1990 et des législatives de 1992, n’est pas, selon nous, le résultat d’une islamisation rapide de la société algérienne. En effet, les efforts entrepris dans la réislamisation de la société algérienne, trouvent leurs origines chez les réformateurs (les islahistes) musulmans algériens dans les années 1920, incarnés notamment par Abdel Hamid Ben Badis, leader de l’Association des Oulémas Musulmans Algériens, l’AUMA. Dans un travail incessant et très actif d’articulation entre le religieux et le politique, entre l’éthique et le social, Ben Badis a posé les bases de l’activisme des partis nationalistes qui vont animer la scène politique de l’Algérie pré-indépendante294 . Nous pensons donc, qu’il est plus pertinent d’aborder l’islamisme algérien à travers le long processus de reconstruction de l’identité religieuse, politique et sociale qu’a connu l’Algérie depuis les Années 1920 et non pas de le considérer comme un donné politico-religieux et social détaché de tout contexte historique. Avec l’Association des Oulémas algériens, l’islamisme algérien a tout d’abord commencé par être un état d’esprit, qui a grandement préparé le terrain à l’apparition d’une mouvance islamique qui, elle-même, est parvenue à s’organiser en parti politique depuis la fin des années 1980295 . À ce titre, il n’est pas étonnant que la contribution de ce courant de réformateurs à l’apparition de l’islamisme salafiste algérien ait conduit la plupart des auteurs qui ont travaillé sur l’islamisme algérien, à lui accorder une place importante dans leurs analyses sur la genèse de l’islam politique en Algérie. C’est en 1931, que l’AUMA a vu le jour comme une structure de réflexion islamique, rassemblant des lettrés en langue arabe. Son principal objectif était d’opérer une réforme profonde des pratiques jugées non conformes aux traditions des salaf (les ancêtres pieux) et au message authentique de l’islam. En substitution aux pratiques populaires dominées par les superstitions maraboutiques, les oulémas voulaient apporter des pratiques musulmanes standardisées, produit de leur réflexion islahiste296. Il s’agissait donc clairement d’un appel à un retour aux sources salafi de l’islam, mais ceci, tout en s’adaptant à la modernité qui, dans la pensée des oulémas, n’est pas incompatible avec la pensée islamique. Ali Merad présentait les idées de ce courant réformateur comme une réaction de la religion citadine contre la religiosité paysanne. Cette religion citadine serait non seulement porteuse d’une purification des mœurs et de méthodes rendant plus intelligible la présentation du dogme, mais aussi, d’une attitude plus active qui s’oppose autant au maraboutisme qu’au Malékisme considéré par les oulémas comme une doctrine figée. Cette conception s’appuyait en partie sur une pensée religieuse importée du Moyen-Orient, notamment sur celle de Rachid Ridha298 , qui a été lui-même un disciple de Jamal el Dine Al Afghani . Le conservatisme des oulémas, et notamment de leur leader Ben Badis, contredisait très souvent le modernisme apparent qu’ils prônaient , dans la mesure où les idées qui en découlaient se rapprochaient nettement plus du dogme « wahhabite » rigoriste, en témoigne le référencement incessant de la pensée réformiste algérienne au célèbre théologien et jurisconsulte (faqîh) Ibn Taymiyya (chère au courant de l’islam traditionnel du « wahhabisme » saoudien), au détriment de Mohamed Abdou, autre disciple d’Al Afghani, plus moderniste, mais qui était nettement moins cité par les oulémas algériens qui éprouvaient beaucoup d’admiration pour le succès retentissant de la doctrine salafi d’ibn Abdel Wahhab301, qui a grandement contribué à la mobilisation des tribus arabes pour l’instauration de l’Etat saoudien.