L’émancipation d’artistes-entrepreneurs engagés (2003 – 2008)

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Une forme musicale émergente politisée et marginale (1990-1995)

L’histoire globale de la culture hip-hop et de sa composante musicale, le rap, est celle d’un mouvement culturel né au cœur des block parties afro-américaines qui s’est inscrit, selon certains chercheurs, dans l’histoire longue de la musique dite « noire » ou « afro-américaine ». Le rap (américain) a été diffusé en France, au cours des années 1980 et 1990, par l’intermédiaire de médias divers : la télévision, d’abord, qui a diffusé les premiers succès internationaux du genre, mais aussi les « ondes des radios libres », les « discothèques parisiennes » ou encore les « disques » et « cassettes » découverts par les jeunes Marseillais « grâce aux « marines » américains dont les navires (faisaient) escale dans le port10 » de la cité phocéenne. La pratique du rap en français (et en amateur) s’est développée quand à elle au cours des années 1980. Inspirés par les performances physiques et musicales qu’ils découvraient dans des émissions telles que « H.I.P. H.O.P. », diffusée sur TF1 en 1984, ou dans le Deenastyle, émission de Radio Nova diffusée entre 1988 et 1990 et animée par Dee Nasty, par ailleurs organisateur des premières « free jams » du terrain vague de La Chapelle en 1986, de jeunes rappeurs et danseurs se constituèrent progressivement en acteurs d’une culture hip-hop francophone qui puisait essentiellement son inspiration outre-atlantique.
Le début de la décennie 1990 a constitué un premier tournant dans l’histoire du « rap en français », entendu, donc, comme la composante musicale de la culture hip-hop francophone importée des États-Unis. Pour l’historien et sociologue Karim Hammou, cette période marquée par les premiers succès nationaux de disques de rap en France fut également celle des prémisses de la constitution d’un « monde social professionnel du rap français » : « De 1990 à 1992, on peut relever une dizaine d’albums francophones dont les artistes affirment explicitement : « ceci est du rap ».
[…] Que ces artistes revendiquent tous pour eux-mêmes un type d’interprétation spécifique constitue une nouveauté, et indique l’existence en France, au début des années 1990, de ce style musical11 ». Au début des années 1990, plusieurs albums de « rap en français » furent en effet enregistrés dans des conditions professionnelles ; certains d’entre eux remportèrent par ailleurs un succès commercial et d’estime important. Au premier rang de ces succès, MC Solaar, dont le premier album Qui sème le vent récolte le tempo fut vendu à près de 400 000 exemplaires en 199112. Il fut suivi par trois autres succès comparables, sortis en 1992 et 1993 : Le futur que nous réserve-t-il ? (Assassin), Ombre est lumière (IAM) et J’appuie sur la gâchette (Suprême NTM). Ces premiers succès n’indiquaient pas pour autant que le rap en français était devenu, à l’instar de son pendant américain, un genre musical interprété par des artistes professionnels intégrés à une industrie et constitutifs, pour reprendre l’expression de Karim Hammou, d’un « monde social professionnel » cohérent. Ils étaient surtout le fait d’amateurs talentueux et passionnés qui avaient eu l’opportunité d’enregistrer des disques grâce à quelques personnages-clés. Parmi eux, il est possible de citer Jimmy Jay, compositeur et fondateur du label Jimmy Jay Productions, producteur d’artistes tels que MC Solaar, Les Sages Poètes de la Rue et Ménélik, ou le précédemment cité Dee Nasty, producteur et réalisateur de la première compilation collective de rap en France, Rapattitude (1990).
Les premiers artistes de rap en français ayant bénéficié d’une exposition importante exprimèrent des positionnements artistiques perceptibles dans les entretiens donnés et les textes écrits à cette époque. La plupart d’entre eux furent ainsi marqués par les valeurs de la Zulu Nation fondée par l’américain Afrika Bambaataa (« Peace, love, unity and having fun ») et attachés à l’idée que le rap jouait – ou pouvait jouer – un « rôle social ». L’engagement social était ainsi, pour la majorité d’entre eux, un composant essentiel du rap en France. Mettant en avant leur « marginalité » vis-à-vis d’un « système », valorisant l’idée d’indépendance vis-à-vis de l’industrie du disque, une certaine partie des artistes importants de cette époque adopta par ailleurs une posture dite « underground ». Toutefois, en parallèle de l’évolution économique du genre rap, apparurent à cette époque les premières remises en question de ce positionnement, perceptibles dans la critique adressée à ses principaux défenseurs par certains des plus importants rappeurs de l’époque.
En ce qui concerne le contenu des textes, un certain nombre de thèmes sociopolitiques dominèrent dans la première moitié des années 1990 : la précarité, le racisme, le rejet du Front National et des institutions de pouvoir ainsi qu’une critique du capitalisme global, illustrée par des thématiques écologistes, pacifistes et tiers-mondistes. Dans leur ensemble, ces thèmes s’articulaient autour d’un idéal politique humaniste et libertaire relativement abstrait.
Dans l’espace public, le rap fut à cette époque méprisé, marginalisé ou caricaturé, généralement interprété au travers d’un prisme sociopolitique et plus rarement comme un genre musical « normal ». L’émergence de médias spécialisés contrebalança ce traitement général ; certains journalistes s’y firent en effet les auteurs d’un discours valorisant quand à l’essor de ce genre musical. Les thèmes sociopolitiques contenus dans les textes, enfin, furent globalement ignorés, à l’exception notable de la critique des institutions policières, qui fit réagir et s’investir des entités politiques dans des procédures judiciaires à l’encontre de quelques artistes.

Les débats fondateurs du rap en France

Importé des États-Unis, le rap en France fut dans un premier temps conçu comme la composante musicale du hip-hop, « mouvement » culturel né dans les quartiers afro-américains et articulé autour de personnages de référence. L’un d’entre eux fut l’inspirateur principal du positionnement dominant des rappeurs français du début des années 1990 : Afrika Bambaataa, créateur de la Zulu Nation, qui concevait le rap comme une alternative à la violence urbaine proposée aux jeunes Afro-américains. Il avait, dans ce sens, construit une vision de la culture hip-hop articulée autour de principes de solidarité, de pacifisme et de divertissement ; admiré par la majeure partie de la première génération de rappeurs en France, son œuvre contribua à la définition du rap comme musique investie d’un « rôle social ». De nombreux rappeurs français exprimèrent par ailleurs leur attachement au milieu dit « underground », autre positionnement dominant de cette époque, mettant en valeur des idées de marginalité et d’indépendance vis-à-vis du système de la musique comme du système politique. Le succès de cette affiliation pouvait se comprendre par le caractère émergent de la culture hip-hop, par l’origine sociale d’une partie de ses acteurs et par leur statut d’artistes amateurs. Alors que certains rappeurs connaissaient un succès important auprès du grand public et qu’une partie d’entre eux accédait progressivement à un statut professionnel, le positionnement underground fut néanmoins confronté à ses premières remises en question.

L’influence du mouvement hip-hop et des valeurs de la Zulu Nation

Inspirés par le mouvement hip-hop états-unien, les rappeurs français puisèrent leurs principales sources d’inspiration outre-atlantique. Quelques figures du rap américain influencèrent ainsi les débats et l’œuvre des premiers artistes professionnels français. Parmi eux, le plus marquant semble avoir été Afrika Bambaataa. De son vrai nom Kevin Donovan, cet ancien leader d’un gang antiraciste du Bronx (les Black Spades) se tourna vers la musique la culture hip-hop émergente dans les années 1970. Inspiré par le film Zulu et par un voyage sur le continent africain, il adopta le pseudonyme d’Afrika Bambaataa, du nom d’un chef zoulou, figure historique d’une rébellion menée en 1906 contre les colons britanniques en Afrique du Sud. Il forma, le 12 novembre 1977, l’Universal Zulu Nation, dont l’objectif était de proposer aux jeunes Afro-américains une alternative à la violence des gangs. Afrika Bambaataa fut l’auteur de plusieurs disques sortis entre 1983 et 2006. Certains lui attribuèrent la paternité de l’expression « Peace, love, unity and having fun », utilisée dans le morceau « Unity » qu’il interpréta avec James Brown en 1984 et qui fut apparentée à un bref manifeste des valeurs qu’étaient censées, à cette époque, promouvoir et diffuser la Zulu Nation par l’intermédiaire de la culture hip-hop. Afrika Baambaataa contribua ainsi à façonner la dimension politique et sociale de ce qui fut appelé le « mouvement » hip-hop, dont les figures de références étaient celles de l’histoire des luttes d’indépendance africaines, panafricaines et afro-américaines et qui s’articulait autour de valeurs de paix, d’amour, d’unité et de divertissement, c’est-à-dire plus généralement des valeurs pacifistes qu’il souhaitait voir appliquées dans un cadre social.
En 1982, Bambaataa participa au New York City Rap Tour, une tournée internationale qui passa par la ville de Paris13. Une branche française de son organisation fut à partir de ce moment installée en région parisienne. Dee Nasty, DJ pionnier du rap en français et producteur de la première compilation du genre, Rapattitude (1990), participa à ce mouvement et fut dès lors assimilé au « Grand master » de la Zulu Nation francophone. Autour de Dee Nasty gravitèrent à partir de la fin des années 1980 la plupart des auteurs parisiens des premiers disques de rap en français, parmi lesquels les membres du Suprême NTM (Joey Starr et Kool Shen) et ceux du groupe Assassin (Rockin’ Squat et Solo), tous présents sur la compilation Rapattitude en 1990. Animateur entre 1988 et 1989 de l’émission Deenastyle sur Radio Nova, le « Grand master » Dee Nasty y accueillit d’autres artistes, tels MC Solaar et les membres du futur Ministère A.M.E.R. (Passi et Stomy Bugsy)14. Il est ainsi probable que l’ensemble de ces artistes aient été influencés par les postulats politiques et sociaux incarnés par la Zulu Nation d’Afrika Bambaataa et, de fait, on retrouve nombre des thèmes promus par ce mouvement dans l’œuvre de ces artistes, qui sortirent tous au moins deux albums studio dans la première moitié des années 1990. Selon un entretien donné au magazine L’Affiche, le rappeur Solo (Assassin) participa par ailleurs à une compilation réalisée par Afrika Bambaataa en 1990 dans le cadre de la lutte contre le régime de l’apartheid en Afrique du Sud, Hip Hop Artists Against Apartheid15. MC Solaar était sans doute influencé par l’idée de « rôle social » promue par le leader de la Zulu Nation lorsqu’il entrepris, au début des années 1990, d’animer des ateliers d’écriture, à Orly où il découvrit le jeune Kery James16 et dans le quartier de la Belle de Mai à Marseille17. Le rayonnement d’Afrika Bambaataa ne se limitait pas à la région parisienne ; le groupe marseillais IAM – dont l’un des membres, Akhenaton, se rendait régulièrement à New-York – utilisa un échantillon de son morceau « Planet Rock » pour accompagner le texte de « Contrat de conscience », critique du nationalisme et du racisme marquée par la récurrence d’un leitmotiv (« Je suis tenu par les liens d’un contrat de conscience ») qui illustrait bien l’idée de responsabilité sociale promue par la Zulu Nation.
À la différence du rap états-unien, ancré dans les quartiers afro-américains, le rap en français se développa dans un environnement social et culturel plus hétérogène. Si quelques artistes (Dee Nasty, Akhenaton, Rockin’ Squat, Solo) eurent l’opportunité de voyager à New-York, la plupart des amateurs et certains des premiers professionnels qui pratiquèrent le rap dans les années 1990 puisèrent leur inspiration des disques et des clips de rap américain diffusés à la télévision. Ainsi, le
« mouvement hip-hop » ne se comprend pas de la même manière en France qu’aux États-Unis même si – comme cela a été montré avec l’exemple de Dee Nasty – la plupart des pionniers du rap en France tentèrent d’imiter le modèle américain. S’ils s’inspirèrent du rôle joué outre-atlantique par la Zulu Nation, les rappeurs français du début des années 1990 n’évoluaient pas dans le même environnement ; en conséquence, les valeurs défendues par Afrika Bambaataa furent principalement mises en avant dans les textes de leurs morceaux. Certains rappeurs mirent en effet en avant l’utilité sociale potentielle de leur œuvre à travers l’idée de transmission d’un message. C’était, par exemple, le cas de MC Solaar (« Sans vantardise excessive le rap est l’une des solutions / Pour parler des problèmes sans discrimination / […] Alors bouge, bouge, bouge contre la bêtise18 ») et des membres du Suprême NTM (« Pas d’idée noire à faire valoir / Et pourtant je sens lentement monter d’un cran la tension / La pression, l’impression d’oppression / La sensation de devoir accomplir une mission d’éducation19 »). Sur son premier album, MC Solaar reprenait encore à son compte quelques-uns des éléments de la devise « Peace, love, unity and having fun » : « Musique poétique, rythmique, angélique / Amusante ou militante, elle déclenche un déclic20 ». Le concept d’« unité », contenu dans cette devise, fut également mis en valeur dans les textes de certains artistes français, même si, dans le cadre états-unien, il avait probablement à voir avec la particularité du contexte afro-américain et de son modèle communautaire, renvoyant à l’idée que les Noirs devaient s’entraider pour progresser dans la société américaine. L’idée d’unité fut particulièrement mise en valeur par des artistes intéressés par l’histoire noire-américaine, que certains transposaient à la condition de vie des minorités noires en France. Ainsi, le groupe IAM qui consacrait sur le même album un morceau à l’histoire de l’esclavage transatlantique (« Tam-tam de l’Afrique »), écrivait dans un morceau nommé « Unité » : « Pour accéder à la crédibilité / Que les cités soient versées dans la positivité de notre unité21 ». L’idée d’unité renvoyait donc à un projet social d’inspiration afro-américaine, mais s’appliquait aussi au monde du rap et à l’idée de « mouvement culturel ». Sur son premier album (1995), le rappeur Fabe écrivait ainsi : « Le mouvement hip-hop à Paris n’est pas uni / États-Unis ceci, États-Unis cela / Les États-Unis, je m’en tape, je vis là !22 ».

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Le positionnement underground ou la revendication d’une marginalité artistique

« En 1983, Solo faisait partie des Paris City Breakers […], moi je taggais comme un fou… puis en 85, Solo et moi avons monté le groupe Assassin23 », se souvenait Rockin’ Squat dans un entretien donné en 1994 au magazine L’Affiche. Dans les années 1980, les membres du Suprême NTM pratiquaient le graffiti ; c’est une rencontre avec Rockin’ Squat qui poussa Kool Shen et Joey Starr à former un groupe de rap en 198824. Au début des années 1990, les groupes Assassin et NTM symbolisaient ainsi la première génération d’artistes de rap en français, « l’ancienne école » active depuis les années 1980 et le début de l’essor de la culture hip-hop en France. Au contraire du groupe IAM, lui aussi formé dans les années quatre-vingt et qui développa rapidement – comme cela sera montré dans la suite de cette partie – un positionnement divergent, les groupes NTM et Assassin furent les principaux tenants d’une posture artistique « marginale », « underground » au sens où ils développèrent un discours critique et méfiant vis-à-vis de l’industrie musicale et des institutions en général. De ce postulat pouvait découler un idéal d’indépendance, une volonté de produire des albums sans l’appui des multinationales de l’industrie du disque et, de fait, le groupe Assassin fut auto-produit. Le Suprême NTM, par ailleurs moins radical dans le discours, sortait néanmoins ses disques sur la filiale d’une major du disque, Epic Records.
Le positionnement underground de ces deux groupes était principalement mis en valeur dans les textes de leurs morceaux. Sur le premier album studio d’Assassin, Rockin’ Squat développait ainsi un discours particulièrement méfiant à l’égard des radios et de l’industrie du disque, les accusant d’abêtir le grand public et de déformer son discours, notamment dans les morceaux « La formule secrète 2 : le retour » (« Les radios dans la ville sont contrôlées par des fils de putain / Le underground le sait bien »), « Kicke ta merde » (« Qui peut nier que la corruption existe chez la police / Chez les industriels, l’armée et notre saloperie de justice ? / Personne ! Mais personne ne veut l’entendre / Les radios préfèrent passer des love stories que tu écoutes quand tu vas te pendre ») ou encore « Au centre des polémiques » (« Je brise les stéréotypes et shoote l’industrie du disque ! / Au centre des polémiques, c’est là que je décapite tous les directeurs artistiques / Qui me discréditent au sein de l’industrie du disque25 »). Dans le morceau « Nouveau massacre », Kool Shen (NTM) écrivait quand à lui « le hip-hop (n’est) pas à vendre / Je ne dis pas que le rap n’est pas large / Mais attention à ne pas dépasser la marge26 », mettant également en valeur son attachement à un idéal d’indépendance et de marginalité.
Au début des années 1990, le groupe Assassin signa un contrat avec le label Remark Records, qu’il résilia avant même de sortir un album : « Comme on n’était pas du tout d’accord avec eux, on a résilié le contrat… Remark Records, c’est Vanessa Paradis, ça n’a rien à voir avec Assassin27 ». Le rejet des maisons de disques exprimé par les tenants du positionnement underground se comprenait donc aussi, comme cela transparaît dans cette déclaration, à travers un rejet de la variété française et des musiques populaires en général. Ainsi, sur la compilation Rapattitude (1990), Rockin’ Squat imaginait avoir « tué » « par (ses) rimes les 50 connards du top28 » ; l’année suivante, sur le premier album du Suprême NTM, Joey Starr se disait « à l’épreuve des balles du commercial29 » et, sur le second album sorti en 1993, Kool Shen développait un discours similaire à l’égard de la « varièt’ » : « Un retard musical de 10 ans, la varièt’ nous prends la tête / Que ces bâtards prennent leur retraite / Il faut qu’on jette les vedettes qui végètent30 ». Ce type de discours n’était pas confiné aux tenants du positionnement underground et se retrouvait même dans les textes d’un artiste tel que MC Solaar, peut-être influencé par les critiques auxquelles il avait été exposé en marge du très large succès de son premier album, Qui sème le vent récolte le tempo (1991). Ainsi, dans un morceau de l’album suivant, Prose combat (1994), le rappeur raillait la « minable Madonna » et disait constater qu’à son époque, « l’on (vendait) des disques avec une culotte et une jupe31 ». Dans un autre morceau, il déplorait que « la chanson engagée laisse place à la varièt’ », mettant en avant le « feeling non mercantile » du jazz dont il faisait « l’étincelle32 » du rap.
Certains artistes se disaient enfin incompris des employés des maisons de disques. Ainsi, en entretien, Rockin’ Squat produisait le constat suivant : « il y a des directeurs artistiques qui n’ont rien à foutre dans les maisons de disques. Ils sont là parce qu’ils ont des relations. Au niveau culture musicale, on les met dans le vent de A à Z !33 ». Un certain « Dan », cité dans un article du journal L’Affiche, qu’il est possible d’identifier comme le propriétaire du magasin Ticaret – première boutique parisienne consacrée à la culture hip-hop où se croisèrent la plupart des artistes de rap des années 1990 – et qui entama une carrière éphémère dans le rap, soulignait lui aussi l’incompétence des maisons de disques : « elles sont […] trop lentes : si un disque sort un an après avoir été fait, ça n’a plus d’intérêt, c’est déjà trop vieux34 ». Quelle qu’ait été la réalité quand à l’incompétence des maisons de disques, des artistes tels qu’IAM, MC Solaar ou Alliance Ethnik sortirent des albums avec des majors à la même période sans exprimer de plainte similaire. Ce rejet se comprenait donc comme l’une des composantes du positionnement underground, repris à leur compte par d’autres artistes de la fin de la première moitié des années 1990, à une époque où se développèrent de nouvelles structures de production indépendantes. Fabe, signé chez Unik Records, label fondé par les membres du groupe suisse Sens Unik, relayait ainsi le même type de discours dans son premier album (« Lorsque je vois qu’à mon époque le fric dirige la musique je dis « stop » / Et me moque de l’industrie du disque35 ») à l’instar de Yezi, rappeur invité sur le premier album studio du groupe Ideal J produit par le label val-de-marnais Alariana fondé en 1993 : « Je crache sur le show-biz, brûle les majors et leurs contrats / J’ai mes propres contacts et fait en sorte qu’on parle de moi36 ».

Table des matières

Introduction
I) Une forme musicale émergente politisée et marginale (1990-1995)
1) Les débats fondateurs du rap en France
1.1) L’influence du mouvement hip-hop et des valeurs de la Zulu Nation
1.2) Le positionnement underground ou la revendication d’une marginalité artistique
1.3) Les premières remises en cause du positionnement underground
2) L’expression d’un idéal humaniste et libertaire
2.1) Les descriptions localisées d’un environnement social précaire
2.2) Racisme, antiracisme et rejet du Front National
2.3) Une défiance marquée envers les institutions de pouvoir
2.4) Des préoccupations mondialisées articulées autour du rejet du système capitaliste
3) Le rap, un objet marginal dans l’espace public
3.1) Un objet de polémique pour la critique musicale
3.2) L’expression d’un malaise social pour les médias généralistes
3.3) Le temps des premières polémiques
II) L’essor du courant réaliste (1995-2003)
1) L’essor de nouveaux genres et de nouveaux débats
1.1) L’émergence de la forme hardcore et du gangsta-rap
1.2) La critique du gangsta-rap
1.3) La construction du rap « conscient »
1.4) L’essor du courant réaliste
2) Des thématiques localisées centrées sur des questions sociales et identitaires
2.1) Les descriptions réalistes, support des thématiques « conscientes »
2.2) Le thème du racisme et l’émergence d’un questionnement identitaire
2.3) Une interprétation postcoloniale du rap hardcore
3) Un genre de plus en plus accessible et polémique
3.1) Un nouveau réseau de diffusion spécialisé et grand public
3.2) Un tournant conservateur dans le monde politique
3.3) Les premières condamnations d’artistes et de nouveaux procès
III) L’émancipation d’artistes-entrepreneurs engagés (2003 – 2008)
1) Un nouveau contexte économique et de nouveaux positionnements
1.1) La critique anticapitaliste d’une scène dite « alternative »
1.2) Un statut d’artistes-entrepreneurs assumé
1.3) Le paradoxe de l’engagement
2) La réflexion postcoloniale au centre des thématiques du rap politisé
2.1) Les thématiques relatives à l’Islam
2.2) L’histoire des relations entre les continents africain et européen
2.3) La place politique et sociale des Français d’origine africaine
3) Une visibilité accrue des artistes de rap dans l’espace public
3.1) Un genre musical grand public reconnu par les institutions culturelles
3.2) Un traitement particulier du rap dans l’espace public ?
3.3) Un discours sociopolitique légitime
Conclusion
Bibliographie
Inventaire des sources
Annexes

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