L’EGOÏSME DU MOI SENSIBLE CHEZ EMMANUEL KANT
La courbure naturelle de l’homme Ainsi dans la sixième proposition de Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique Kant dit que « le bois dont est fait l’homme est si courbe qu’ on ne peut rien y tailler de bien droit. Cette phrase révèle selon Kant que la problématique du redressement de la courbure humaine s’avère difficile puisque l’homme ne se reconnaît pas aisément à ce redressement et cherche ainsi toutes sortes de subterfuges pour se soustraire. Cette idée nous fait penser à l’Anthropologie du point de vue pragmatique où Kant dit que « les passions sont une gangrène pour la raison pure pratique, et la plupart du temps elles sont inguérissables, car le malade ne veut pas être guéri . » 4 Autrement dit, la passion est sourde et aveugle et se sert de la raison pour une cause souvent répugnant. C’est le cas par exemple de l’intelligence démoniaque d’un scélérat. C’est pourquoi, à la suite de Pascal qui pense que le « moi est haïssable ». Kant écrit que « l’amour de soi est la source de tout le mal » mais précise aussitôt « si l’on fait le principe inconditionné de l’arbitre ». Au regard de ce qui précède nous pouvons dire que la raison n’est pas l’unique principe déterminant d’une volonté qui n’est pas une volonté sainte. Celle- ci étant en conséquence sans cesse harcelée par la sensibilité. Sur ce plan là, selon Kant, pour être un sujet moral l’homme doit ériger sa maxime en loi universelle. Ainsi, dans Les fondements de la métaphysique et des mœurs, Kant dit « agis d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » 5 . En vertu de cette maxime, le sujet prend conscience de sa dignité humaine. Bien entendu sous cet aspect, la moralité kantienne paraît bien difficile à satisfaire dans ses exigences de pureté de l’intention et de rigueur du commandement. Le philosophe reconnaît lui –même que le meilleur d’entre les hommes n’est pas assuré d’atteindre dans toutes ses actions une telle pureté d’intention qui est un respect strict du devoir. Parlant de notre penchant au mal, n’indexe-t-il pas la fragilité de la nature humaine c’est-à-dire notre faiblesse à respecter les principes que nous avons adoptés. Pour bien rendre compte de la nature du devoir, Kant distingue dans les fondements les actions contraires au devoir comme les assassinats, donc toutes les actions faites contre la loi morale n’ont évidemment pas de valeur morale. Le philosophe de Königsberg méprise les actions qui ne sont faites que selon la lettre de la loi, non selon son esprit, c’est-à-dire selon la légalité. A l’endroit de leurs auteurs qu’il estime coupable de perversion radicale, il prononce une condamnation rigoureuse en ces termes « cette malhonnêteté qui consiste à s’en donner à accroire et qui s’oppose à l’établissement en nous d’une intention morale de bon aloi, se développe à l’extérieur aussi en fausseté et duperie envers autrui».S’il en est ainsi, c’est qu’au fond, il y a un fondement de l’action du sujet, un calcul d’intérêt, une intervention occulte de la sensibilité. Ce qui fait que la décision consciente du sujet est importante. Cela ne fait pourtant pas immédiatement de l’action, une action vertueuse. Par exemple, les talents de l’esprit peuvent être mis au service du mal ainsi comme le pense Machiavel qui conseille au prince de dissimuler ses vertus s’il en a, de se servir de ruse , mensonge et de vices pour gouverner avec efficacité. Dans ce sens, Aristote dit que « la vertu dépend de nous ainsi que le vice car dans les circonstances où nous pouvons agir, nous pouvons nous abstenir ». . Il ressort de ces propos que le fondement du mal ne saurait se trouver dans un objet déterminant la volonté par inclination, dans un instinct naturel, mais seulement dans une règle que le libre arbitre se forge lui-même pour l’usage de sa liberté. En termes clairs, nous pouvons dire que s’il y a un semblable penchant dans la nature humaine, c’est qu’il existe dans l’homme un penchant naturel au mal et ce penchant lui-même doit finalement être cherché dans le libre arbitre à savoir dans la liberté naturelle. Ce qui nous permet de passer à la deuxième étape qu’est la liberté face à la loi morale.
La liberté naturelle face à la loi morale
Il convient de signaler que la liberté chez Kant ne signifie pas absence de déterminisme mais rendre effectivement actuelles nos passions, malgré les déterminismes. De l’avis du maître de Königsberg la liberté en soi n’est ni bonne, ni mauvaise, c’est l’usage qu’on en fait qui est en cause lorsqu’il y a péché. Par exemple, si je décide de faire le bien quoi qu’il m’en coûte même si j’échoue, mon action aura gardé son caractère moral au moins dans l’intention qui la guide. En conséquence, j’aurais fait prévaloir les intérêts de rationalité et d’universalité non ceux de la sensibilité et de la singularité. Or nous dit Kant, « je peux parfaitement décider, obnubilé par mes seuls intérêts égoïstes, de tourner le dos à la voie du bien, alors j’aurais choisi de déchoir moralement ». Dès lors, on peut résumer la pensée kantienne que le mal radical existe, qu’il est humain, mais c’est un penchant auquel il est possible de résister. Ce qui nous permet de dire que la liberté nous expose au mal mais aussi le bien est à notre portée. Ainsi dans Religions dans les limites de la simple raison, le philosophe allemand nous dit que le mal n’est radical que parce qu’il corrompt le fondement de toutes les maximes. Ce qui veut dire que le péché n’est pas un héritage fatal mais un choix délibéré. Par ailleurs, la liberté peut se concevoir en deux sens différents, d’abord comme une liberté négative rebelle à toute détermination empirique ainsi que l’affirme Anne Guillaume commentatrice de Kant «la définition essentielle de la liberté est celle qui a établi la troisième antinomie de la raison pure la liberté est rupture du déterminisme naturel. Dès que ce déterminisme ne joue plus, l’homme, dit Kant, est en possession de la liberté mais parce qu’il brise ce déterminisme sans pour autant instaurer une législation universelle, l’acte de liberté est mauvais » 8 8 Guillaume A.M., Mal mensonge et mauvaise foi, p. 506 PUF. 11 Cette liberté du libre arbitre que Kant nous présente en décrivant dans l’Anthropologie, la passion de la liberté ne pouvant être conçue comme le plus bas degré de la liberté n’en est pas moins une manifestation éminente d’une humanité raisonnable. Cette liberté peut aussi s’entendre en un sens affirmatif comme une liberté positive laquelle se définit chez Kant comme la faculté de commencer d’ellemême une série d’événements. En somme comme la volonté librement déterminée de la raison. Une telle liberté loin d’être rebelle à toute détermination suppose l’autodétermination de la volonté par les lois posées par la raison comme dans le cas du devoir, parce que « l’adhésion à la loi morale implique la négation de notre particularité car elle est adhésion à une loi universelle et formelle » Une telle liberté se concilie avec les passions et se fait donc aisément la complice du mal moral. Elle ne cherche que la satisfaction de l’ego même s’il faut mentir pour dire des complots, tuer. L’arbitre peut donc être cause de péché si l’on en fait un mauvais usage c’est-à-dire s’il est dégradé en instrument d’assouvissement des passions, d’un être obnubilé par ses intérêts égoïstes. Pour ainsi, l’homme raisonnable se trouve convié à un double effort : d’une part se libérer du principe du malin ayant la demeure dans son for intérieur et d’autre part à travers une dynamique inverse en la dignité d’une liberté législatrice capable de vouloir et poser des lois qui valent de par leur universalité pour l’humanité toute entière. Bref, nous pouvons dire avec Emmanuel Kant que ce qui est cause du mal est la manière dont nous usons de notre liberté. Dans ce cas, liberté et responsabilité vont ensemble car si l’individu choisit le mal, il doit assumer le châtiment. Tel est par exemple l’acte de violation du fruit d’Adam et Eve. Toutefois, l’homme kantien est partagé entre deux tendances : celle qui l’incline à se viser en tant que singularité c’est-à-dire la tendance à s’isoler, à s’enfermer dans son égoïsme. Et l’autre tendance à s’associer avec ses semblables en vue d’affirmer son humanité. Mais il est clair que la confrontation des singularités et de leur liberté si elle n’est pas arbitrée par une autorité efficace risque de créer la dislocation de la société. Ce qui nous permet d’aborder la deuxième partie à savoir l’égoïsme comme un facteur dissociant de la société.
Le caractère insociable de l’homme
Parlant de personne singulière, Kant déclare que « chacune d’elle abusera de sa liberté si elle n’a personne au-dessus d’elle pour exercer à son égard une puissance légale » 12 Cette même idée est exprimée par un de ses commentateurs « en effet, la liberté de l’homme le conduit presque invinciblement à contraindre l’autre homme, tant et si bien que les relations inter-humaines peuvent en un certain sens se concrétiser par un maximum de contrainte pour chacun ; de là résulte le problème de l’association civile. Celle-ci doit rendre possible le maximum de liberté suivant un minimum de contrainte » ; Il ressort de ses propos que l’homme porte en lui un penchant à se séparer, à s’isoler car il veut tout régler à sa guise et il s’attend surtout à provoquer une opposition des autres. Cette tendance à l’insociabilité peut être inscrite dans l’égoïsme, car on ne s’oppose aux autres que parce que l’on considère seulement ses intérêts propres avant les intérêts de tous. En effet, l’homme en société, voit dans les autres hommes une limite à son pouvoir, une gène. Ce qui fait que les passions de l’ homme sont dans une contradiction : d’un coté elles cherchent une reconnaissance vis-à vis des autres, une considération, d’un autre côté les passions renferment chaque individu sur ses intérêts propres. Cette idée nous fait penser au passage du De cive, ouvrage de Hobbes « mais la plus ordinaire ce qui invite les hommes aux désirs de s’offenser et de nuire les uns aux autres et plusieurs recherchant en même temps une même chose, il arrive fort souvent qu’ils ne peuvent pas la posséder en commun Philonenko A ; Théorie et Praxis dans la pensée de Kant et de Fichte. 17 et qu’elle ne peut pas être divisée. Alors il faut que le plus fort l’emporte et c’est un sort du combat de décider de la question de la variance. » 14 En d’autres termes, le fait de vouloir persévérer dans l’être implique des actions qui peuvent entrer en conflit avec celles d’ autrui. Par exemple, si le désir de A porte sur le même objet que le désir de B, le conflit devient inévitable. Il est clair que c’est ici le résultat de l’antagonisme que l’homme porte déjà en lui. D’un côté l’homme lutte pour préserver ses intérêts propres, et il est prêt pour cela à découdre avec tous les autres. D’un autre côté, une force inverse est aussi présente en lui, qui vise au maintien, à la préservation de l’intérêt de tous. Ce qui révèle l’antagonisme dont parle Kant dans Idée d’une histoire au point de vue cosmopolitique deuxième proposition de l’insociable sociabilité qu’il définit ainsi « j’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes c’est-à-dire leur tendance à entrer en société, tendance cependant liée à une constante résistance à le faire qui menace sans cesse de scinder cette société. Cette manifestation réside manifestement dans la nature humaine. » 15. Comme nous l’avons dit, la courbure naturelle de l’homme est difficile à redresser. Il nous faut donc un joug pour nous contraindre à vivre selon les exigences de notre destination humaine. D’où la nécessité d’une législation juridique dont la mission première est de garantir les fondements d’une vie civile communautaire, ce qui est l’objet de la dernière partie.
La nécessité d’une législation juridique
Il s’agit ici de signaler que le problème qui se pose n’est pas de chercher quel est le gouvernement qui commande le mieux, mais de trouver un mode d’organisation politique où le devoir soit voulu par l’homme. Il faut que le particulier prenne le bien de tous pour règle intime de ses actions et refasse par ce moyen son unité morale. C’est là le vrai but selon Rousseau. Que l’Etat puisse être florissant à d’autres conditions, il ne le méconnaît certes pas « mille nations ont brillé sur la terre qui n’auraient jamais pu souffrir de bonnes lois » 16. Kant résume cette idée dans ces propos extraits de la Métaphysique des mœurs « il n’ y a qu’une volonté obligeant tout un chacun aussi collective et universelle qui puisse donner à chacun cette garantie. Or, l’Etat soumis à une législation externe, publique accompagnée de la force est l’Etat civil » 17 . Pourtant cette extériorité et cette violence limitative du droit sont la condition même de l’expression de la liberté des hommes en tant que celle-ci est liberté civile. S’il faut renoncer à la liberté naturelle c’est pour gagner la liberté civile que Kant et Rousseau estiment également supérieure. Ainsi dans le domaine politique, l’autorité ne devrait s’imposer extérieurement par sa force physique, ses moyens de répression car le sujet obéit parce qu’il a peur. Contrairement à Hobbes, Kant quant à lui, dit de régner en respectant le sujet sinon ce dernier essayerait de reprendre sa force et son droit, sa liberté. Selon Kant, le meilleur Etat est celui qui est là pour les sujets, l’expression de la liberté du sujet car ce sont les sujets qui posent la souveraineté en obéissant à la souveraineté, ils n’obéissent qu’à eux-mêmes. En résumé, nous pouvons dire que même les tendances les plus proprement animales de l’être humain ne peuvent être satisfaites sans la coexistence avec d’autres individus. Et plus fondamentalement encore, l’homme a besoin de l’autre. Conscient de cela, Kant reconnaît que la tendance à s’associer est une donnée fondamentale de la vie humaine. C’est pourquoi la vie civile lui offre différents cadres par exemple la famille pour commercer avec autrui. Cependant, nous l’avons dit plus haut l’homme a un penchant naturel à prendre l’autre comme moyen dont il se sert pour atteindre ses propres fins. Cela risque de compromettre autrui à savoir sa liberté, son intégrité physique ou morale. N’y aurait-il pas en effet retour à l’état de nature s’il était permis à tout un chacun de se faire justice soi-même ? Kant répond dans « l’Etat civil met fin à tout droit de se faire justice soi-même » .
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