En fondant, en 1880, le village de Madaba, les trois tribus chrétiennes qui décident de quitter Kérak passent de facto dans la sphère d’exercice du pouvoir impérial ottoman et des missions européennes, tout particulièrement latines. Pour emprunter l’expression de Rogan (1991), nous nous demanderons dans cette première partie comment s’opère « l’incorporation de la périphérie » religieuse, mais également politique et économique, au niveau d’une petite localité du Balqa’ dont la particularité est d’être nouvellement établie par des immigrants chrétiens. Quelle va être l’influence des centres de pouvoir politique et religieux et de leurs agents locaux sur les identités sociales de groupes qui se définissaient en priorité par rapport à une appartenance lignagère ? Quels types de relations se nouent entre les chrétiens et les tribus musulmanes du Balqa’ ? Comment s’organisent conflit et coopération entre chrétiens de différents rites et lignages qui cohabitent dans le village ? Alors que l’Eglise apparaît comme l’agent principal des redéfinitions identitaires des chrétiens, nous chercherons à déterminer si l’ordre lignager des relations sociales se trouve modifié au point de bouleverser le cadre traditionnel de l’insertion des chrétiens dans leur environnement, si l’on voit apparaître de nouvelles bases sur lesquelles reconstruire des identités sociales et des hiérarchies qui ne seraient plus fonction de l’appartenance tribale, mais communautaire.
C’est l’Eglise latine qui fonde véritablement le village de Madaba et en domine l’espace géographique et symbolique. Le clergé missionnaire européen du patriarcat latin de Jérusalem, investi d’un leadership inédit, est l’acteur principal de la redéfinition communautaire en s’efforçant d’imposer sa vision des frontières entre groupes, tant à ses ouailles qu’aux orthodoxes « schismatiques ». Dans un premier temps, et après avoir situé l’Eglise latine et ses agents missionnaires dans leur cadre historique et sociologique, nous décrirons comment, par le prosélytisme, la modification des pratiques de dévotions la transmission de nouvelles valeurs dans le cadre de l’école, les nouveaux interdits matrimoniaux, l’Eglise entreprend d’acculturer ses fidèles tandis qu’elle-même doit s’adapter aux contraintes de la société locale afin de transmettre au mieux son message.
Documents et témoignages révèlent des résistances au nouvel ordre communautaire. Certes, en offrant aux chrétiens l’accès à la propriété foncière et à un capital scolaire moderne, l’Eglise contribue largement à l’amorce d’une différenciation socioéconomique sur base confessionnelle. Mais le village de Madaba n’est ni un isolat politique, ni un isolat économique. Les chrétiens sont en interaction nécessaire et répétée avec leur environnement immédiat, les tribus musulmanes du Balqa’. La fondation de Madaba est contestée par certaines d’entre elles, tandis que d’autres voient dans les chrétiens de nouveaux alliés. Afin de déterminer quel langage ordonne conflit et coopération entre groupes de confessions différentes, nous observerons alors la contestation sur la propriété des terres et les pratiques de partenariat agricole et commercial entre les chrétiens et leurs voisins. Parallèlement, l’ordre impérial musulman se fait sentir à Madaba à travers son administration locale, qui donne une réalité au système des millet. Les chefs de communautés religieuses sont investis d’un nouveau rôle officiel, tandis que les laïcs accèdent aux instances de représentation locales en fonction de quotas confessionnels. Nous présenterons ce nouveau rapport au politique qui se joue sur le mode communautaire.
A l’intérieur même de la communauté villageoise, composée de trois tribus, dont deux orthodoxes et une latine, les identités lignagères se trouvent-elles renforcées par la différence de rite religieux ou érodées par la nécessité de faire front face à un environnement nouveau et parfois hostile ? Dans un même ensemble chrétien, il faudra voir si chaque lignage, chaque communauté confessionnelle, met en oeuvre des stratégies propres en termes d’accès à l’administration ottomane et de partenariat économique ou d’alliance politique avec les tribus musulmanes. Il s’agira de toujours considérer les interactions entre acteurs institutionnels et acteurs sociaux. Nous postulerons que ces derniers ne subissent pas passivement des politiques imposées par le haut, mais utilisent les nouveaux atouts fournis par l’administration ottomane et les missions pour améliorer leur position dans l’ordre lignager. Les changements et les permanences dans les modalités d’accès au leadership nous fourniront matière à illustrer ce point. C’est, enfin, dans une perspective similaire d’interactions et de stratégies différenciées que nous envisagerons l’expression des identités politiques des chrétiens au moment de la chute de l’empire ottoman et de la grande révolte arabe menée par les Hachémites, épisode qui clôturera cette partie.
A toutes nos questions, les sources européennes apportent un éclairage partiel, qu’elles soient ecclésiastiques (archives de la Propaganda Fide, dont nous ferons large usage, du patriarcat latin de Jérusalem telles qu’elle sont utilisées par Médebielle, récits de visites ou de missions à Madaba parus dans des éditions catholiques ou protestantes) ou militaires pour la fin de la période que nous considérons (archives des services secrets de la Marine française au Levant durant la Première Guerre mondiale). Comme les récits des voyageurs occidentaux de la période précédente, les documents produits par les agents de renseignement français, la hiérarchie romaine ou les missionnaires protestants mettent plus en relief leur propre instrumentalisation des communautés chrétiennes que les dynamiques de la société locale, surestiment la pertinence des identités confessionnelles dans les processus politiques et sont, par contre, souvent aveugles aux permanences de l’ordre lignage .
Afin de bénéficier d’un éclairage différent, nous utiliserons les écrits d’autres observateurs occidentaux moins conditionnés par des préoccupations missionnaires ou politiques (Lammens 1897 ; Conder 1889 ; Jaussen 1908, 1914, etc.), mais surtout les archives des paroisses de Madaba ainsi que les témoignages oraux que nous avons recueillis sur cette période (ceux du nonagénaire Roks bin Za’id al`Azayzi et de tous les individus qui nous ont parlé de leurs parents et grandsparents) ou que certains auteurs locaux à Madaba ont consignés dans les décennies précédant notre recherche (Shwayhat al-`Azayzat 1966 ; Nahhas 1978). Nous serons aussi redevable aux trop rares travaux historiques sur la Transjordanie de la fin de la période ottomane, en particuliers Rogan (1991) et son étude de l’avancée administrative dans la région analysée à travers les documents du tribunal islamique de Salt, mais aussi, dans une moindre mesure, Akarli (1986b), qui a bien montré, grâce aux archives ottomanes, la volonté politique d’Istanbul de ne pas éradiquer le système tribal en Transjordanie. Enfin, Abujaber (1989) pour le Balqa’ et Tarawneh (1995) pour le plateau de Kérak ont contribué, chacun avec une approche particulière, à éclairer les changements économiques et l’avancée de la sédentarisation pour la même période.
En ce qui concerne les entreprises missionnaires et la politique des grandes puissances à l’égard des communautés chrétiennes arabes, nous procéderons bien souvent par analogies et comparaisons, que ce soit avec la période de la grande implantation catholique au Proche-Orient lors de la Réforme catholique (Heyberger 1994) ou de la rechristianisation des campagnes française à la même époque (Chatellier 1993). En matière d’histoire ecclésiastique, les ouvrage de Hajjar ont constitué une source érudite et inépuisable sur le Vatican et les grandes puissances, tout comme l’étude de Hopwood (1969), centrée sur la politique religieuse de la Russie en grande Syrie au tournant du XXe siècle. Nous avons complété ces lectures par les monographies des historiens officiels du patriarcat latin de Jérusalem (Duvignau et Médebielle).
L’arrière-plan historique relatif à la montée du nationalisme arabe et à la Grande Révolte menée par le shérif Hussein nous a été fourni par l’étude de Wilson (1987) sur le roi Abdallah et par l’histoire de la Jordanie contemporaine de Salibi (1993), nonobstant les réserves que nous émettons à l’égard de ce dernier ouvrage, commandité par la monarchie hachémite. D’autres références apparaîtront au cours des chapitres, dont Muslih (1988), qui traite des origines sociales et économiques du nationalisme palestinien, Zeine (1973), qui place en regard les politiques d’ottomanisation des provinces arabes et les réactions locales qui ont conduit aux revendications nationalistes, et Hourani (1983), qui retrace les étapes de l’histoire intellectuelle du mouvement national arabe.
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