L’efficacité opératoire de l’expertise maîtriser les forces du dialogue technique
Le système de production que constitue l’expertise, dont nous avons décrit les opérations successives dans la précédente partie, aboutit à un produit final : une liste de conclusions et de prescriptions. La question qui vient immédiatement à l’esprit est la suivante : quels sont les effets de ces prescriptions sur la sûreté des installations expertisées ? Cette question impose le choix d’une définition conventionnelle de la sûreté : la sûreté appréhendée à partir d’un nombre d’incidents, la sûreté comme un ensemble de barrières, la sûreté comme un non- événement dynamique, préservé par des processus sociaux-culturels. Un tel choix, éventuellement hybride, soulèverait de délicates questions : comment imputer une diminution du nombre d’incidents à l’application d’une prescription ? Les barrières mises en place permettent-elles effectivement d’éviter un incident ? Comment caractériser les processus sociaux-culturels qui permettraient d’éviter l’incident ? Pour les traiter et pour espérer établir un lien entre les prescriptions des spécialistes et la sûreté, il serait nécessaire de disposer de compétences et de ressources en quantité suffisante, ainsi que d’une participation active du personnel des installations et des services centraux des exploitants. Notre positionnement au service d’études des facteurs humains était inadapté à un tel projet, dont la durée aurait été incompatible avec nos contraintes calendaires ; en plus des délais de mise en application des prescriptions, une longue période d’observation aurait été nécessaire pour permettre de recenser leurs effets. Par ailleurs, si pour le chercheur, une telle conception de l’efficacité opératoire est sans doute pertinente et susceptible d’éclaircir les liens entre les facteurs organisationnels et la sûreté nucléaire, la perspective de ne pouvoir se prononcer sur l’efficacité opératoire d’une expertise que plusieurs années seulement après la transmission des prescriptions à l’exploitant est gênante.
Dès lors, comment évaluer ex post l’efficacité opératoire d’une expertise, sans que cette évaluation nécessite un examen minutieux des effets concrets sur les installations ? Dans un premier temps, nous avons fait le choix d’analyser les prescriptions afin de mettre en évidence les effets potentiels de l’expertise « facteurs humains ». En présentant les modalités de contrôle formelles destinées à s’assurer de leur concrétisation, on sera conduit à souligner leurs limites et dès lors, à pronostiquer une faible efficacité opératoire [1.] Mais restreindre à la fois l’expertise à ses prescriptions et le contrôle au processus « post-expertise » formel laisse dans l’ombre le vecteur principal des effets de l’expertise, le dialogue technique ; pour recenser les effets de l’expertise « facteurs humains » et identifier les dispositifs qui incitent l’exploitant à mettre en œuvre les prescriptions, il faut tenir compte de la séquence de processus d’expertise. C’est à travers cette séquence que s’opère un dialogue technique continu entre les parties prenantes de l’expertise « facteurs humains », qui constitue la véritable source de son efficacité opératoire [2.] En plus des compétences qu’ils doivent maîtriser pour atteindre des niveaux satisfaisants d’efficacité rhétorique et cognitive, d’autres types de savoir sont nécessaires pour rendre leurs expertises opératoires [3.]
De la prescription à l’action : les effets potentiels de l’expertise
Nous appréhendons les effets de l’expertise « facteurs humains » à travers ses prescriptions [1.1.] Ces effets demeurent supposés ; en effet, la mise en œuvre des prescriptions n’apparaît pas systématique. Par ailleurs, celle-ci exige une évaluation approfondie qui ne semble pas intégrée dans le processus « post- expertise » formel ; sans dispositif incitatif adapté, l’efficacité opératoire semble faible [1.2.] Toutefois, ces conceptions de l’expertise « facteurs humains » (par les prescriptions) et du processus « post-expertise » (réduit au processus formel) sont insuffisantes pour appréhender convenablement l’efficacité opératoire de l’expertise « facteurs humains » [1.3.] En reprenant les résultats des analyses effectuées dans le précédent chapitre, on sera amené à distinguer deux effets-type : les effets de conformation et les effets d’apprentissage [1.1.1.] Les entretiens que nous avons pu effectuer avec les interlocuteurs des spécialistes à l’issue des expertises nous ont conduit à retenir à un troisième type d’effets, les effets de légitimation [1.1.2.] Les analyses des prescriptions de cinq expertises « facteurs humains » nous ont conduit à mettre en évidence un modèle de référence, caractérisé par des facteurs humains et organisationnels, que nous avons proposé de classer en cinq groupes : système de retour d’expérience, interfaces hommes-machines, gestion du système documentaire, processus de gestion des compétences, organisation du travail. Nous avons vu que la grande majorité des prescriptions des spécialistes préconisent d’attribuer aux variables humaines et organisationnelles des installations expertisées les valeurs caractérisant le modèle de référence. Ainsi, l’application de ces prescriptions devrait aboutir à conformer davantage les installations expertisées à ce modèle. Les effets potentiels de l’expertise « facteurs humains » sont donc principalement des effets de conformation au modèle de référence.