Lectures critiques et scolaires de Vittorio Alfieri,
Ugo Foscolo et Giacomo Leopardi dans l’Italie
fasciste
Poètes éducateurs
Le poète, parangon d’italianité Alfieri, Foscolo et Leopardi ne sont cependant pas un modèle uniquement pour les écoliers. La production scolaire, dans son aspect synthétique, ne fait que rendre plus saillantes et visibles les caractéristiques propres à l’ensemble de la critique allotriologique. Mais dans le projet général de cette dernière on retrouve un dessein identique, qui donne à voir les épisodes de la vie des poètes comme s’ils étaient investis sinon d’un caractère sacré, au moins d’une signification à valeur universelle ou, plus exactement encore, à valeur nationale. En effet, le dénominateur commun de la production critique qui met l’accent sur la biographie d’Alfieri, Foscolo et Leopardi réside dans cette tendance à en faire des « éducateurs nationaux ». 195 Vittorio Alfieri, La Vita…, Epoca terza : giovinezza, chapitre quinze, Liberazione vera. Primo sonetto. La formule est fréquente, s’applique à chacun des trois poètes, et mérite donc qu’on s’y attarde. En effet son épithète indique à la fois qui ils éduquent – la nation, c’est-à-dire tous les Italiens qui les lisent – et ce à quoi ils éduquent – à « être nation », à mériter l’appartenance à la communauté nationale et à son patrimoine historique et culturel. Les trois poètes sont ainsi présentés devant le concert des Italiens d’hier, d’aujourd’hui et de demain, et présentés comme modèles patriotiques, comme les parangons de l’italianité. C’est dans leur œuvre qu’il faut aller chercher la définition idéale de ce qu’est la Patrie, dans leur œuvre qu’il faut aller puiser l’amour pour la nation italienne, pour son histoire et ses chefs d’œuvres artistiques. Aussi la lecture des Sepolcri est-elle vivement conseillée à la lecture de tous les Italiens, pour raviver la flamme de leur amour pour la Patrie, dans la mesure où elle rappelle le panthéon des grands esprits italiens qui ont forgé l’idée la plus noble de l’italianité. En cela, la critique fasciste ne diffère pas vraiment de celle qui la précédait au XIXᵉ siècle. Son aspect novateur tient davantage au contenu de l’enseignement qui, selon elle, aurait été donné par Alfieri, Foscolo et Leopardi. La critique fasciste ne se borne pas à en faire des maîtres de patriotisme, mais aussi les hérauts d’une italianité complexe. Elle élabore en effet une conception double du sentiment d’italianité, qui n’est plus seulement sentiment d’amour envers la Patrie qu’il s’agit de défendre, mais aussi de haine envers l’étranger. Le versant négatif de la définition d’italianité est fortement accentué par le discours et la propagande fascistes, et c’est tout naturellement qu’il est appliqué à la critique sur Alfieri, Foscolo et Leopardi. Ces trois poètes présentent, en effet, la particularité d’avoir clairement manifesté leur aversion à l’égard de certaines civilisations étrangères, et notamment à l’égard de la France de la Révolution. Or, leur gallophobie n’est certainement pas étrangère au succès dont ils jouissent auprès de cette critique. C’est encore un dénominateur commun, qui les différencie, par exemple, d’un autre grand écrivain patriote tel que Alessandro Manzoni. Si la critique allotriologique fasciste chérit ces trois poètes, c’est aussi en vertu des sentiments gallophobes qu’ils ont manifestés : Alfieri, dans son Misogallo, dans ses satires et dans son autobiographie ; Foscolo dans ses odes contre Napoléon et dans son roman épistolaire Le Ultime Lettere di Jacopo Ortis qui était présenté avant tout comme une réaction à la trahison du Traité de Campoformio ; et Leopardi dans de nombreux passages de son Zibaldone où il critique la langue et l’esprit français, qu’il juge totalement pervertis par la raison, la 142 civilisation et la mondanité. Tout en reconnaissant la faible valeur littéraire d’une œuvre comme le Misogallo de Vittorio Alfieri, par exemple, ses critiques n’en revendiquent pas moins l’impact décisif en termes d’éducation gallophobe du peuple italien. Aussi Manfredi Porena, le spécialiste de littérature italienne qui est chargé par l’Enciclopedia Italiana Treccani de rédiger l’entrée « Vittorio Alfieri », consacre-t-il deux colonnes entières à cette œuvre, c’est-à-dire autant qu’aux tragédies, pour conclure : Ma quel che più importa per noi Italiani nel Misogallo è che, per polarizzazione, l’odio alla tirannia riaccende nell’Alfieri l’amore dell’Italia ; e l’antitesi sentimentale (…) dà luogo a un’antitesi storico-politica, per cui assurge al principio che l’Italia non potrà essere grande che distaccandosi dalla Francia e volgendosi contro questa naturale nemica della sua grandezza ; e nell’ultimo sonetto accarezza l’immagine di un’Italia risorta, armata d’armi proprie, in campo contro la nemica, riconoscente a lui come a suo vate. Il Misogallo pecca certamente di esagerazione ; ma non è già che in quei lampi d’odio manchi la luce del pensiero, e sarebbe grave errore dare a quell’opera valore meramente lirico, di sfogo passionale. Peggio ancora è il considerarla come un effetto di rancore personale pei danni subiti dal governo rivoluzionario (…).196 Cette interprétation, qui se présente comme neutre et super partes, dans la mesure où elle figure dans une encyclopédie destinée à être un ouvrage de référence pour de longues générations, est pourtant profondément marquée par l’esprit de son temps. En effet, bien que la gallophobie soit une partie intégrante de la pensée d’Alfieri – comme de celle de Foscolo et Leopardi – deux réserves importantes doivent néanmoins être formulées. La première concerne la nature du rapport que ces poètes entretiennent avec la France et sa culture, qui est beaucoup plus complexe et nuancé que ne le donnent à croire les 196 Ce passage est extrait de l’entrée Vittorio Alfieri rédigée par Manfredi Porena, pour l’Enciclopedia Italiana Treccani en 1929 (pp. 389-394). Pour une analyse plus détaillée de cette entrée et des conditions de sa rédaction, nous renvoyons à la troisième partie de cette étude, pp. 314 et suiv. affirmations de la critique allotriologique. Alfieri est en effet très largement francophone dans sa formation littéraire initiale, et dans les modèles dramaturgiques qui sont les siens, bien qu’il s’en défende ensuite vigoureusement. De plus, comment oublier qu’il est aussi l’auteur de l’ode A Parigi sbastigliato qui formule les plus grands espoirs pour cette Révolution qu’il voit naître sous ses yeux? Foscolo s’est également nourri de la culture des Lumières dans sa jeunesse, pour aller jusqu’à se définir comme un « fils de la Révolution » 197. Et Leopardi, tout en dénonçant les méfaits de la civilisation et de la philosophie contre le bonheur des hommes et la sauvegarde de leurs illusions, n’en garde pas moins une pensée structurée autour des idées fortes du matérialisme et du sensualisme français. La critique allotriologique ne peut taire ces données de fait, mais elle s’évertue à en minimiser la portée. De plus, étant donné que l’influence française se manifeste davantage dans les premières années de la vie de ces poètes que dans leur maturité, elle tend à la présenter systématiquement comme une sorte d’erreur de jeunesse. Il s’agirait alors d’une sorte de fourvoiement de l’esprit, commise à cause de l’immaturité et de l’ingénuité, mais que l’expérience et la lecture plus « adulte » de quelques grands penseurs de la littérature italienne, et particulièrement de Dante et de Machiavel, devaient ramener sur le droit chemin.
Le poète, parangon de moralité
Les exemples précédemment cités témoignent d’un usage, plus que d’une simple lecture, de ces trois poètes, au sein d’un vaste projet de pédagogie nationale et patriotique, mené de front par le régime fasciste. Il est vrai que cela n’est point une prérogative du régime fasciste, car d’autres régimes politiques, en Italie comme ailleurs, et en d’autres époques, ont également utilisé la littérature comme répertoire pour élaborer les piliers d’une pédagogie patriotique. La France de la Troisième République et son école en sont le parfait exemple : il n’est pas indispensable à l’État de se faire totalitaire, pour aspirer à être un État éducateur206. Mais l’Italie fasciste, surtout dans les années 1920 lorsque l’ascendant de Giovanni Gentile et de sa philosophie est le plus prégnant dans l’idéologie dominante, offre une caractéristique particulière. On y ressent en effet la présence d’une équivalence très forte entre l’idée d’un État éducateur et celle de l’État éthique, élaborée par la pensée politique et morale de Gentile. Or, ce parallèle a une influence majeure dans la critique littéraire aussi, en particulier dans la question des « usages » de la littérature. Les classiques de la littérature italienne sont en effet censés véhiculer une pédagogie patriotique par le biais d’une éducation morale et individuelle de l’homme italien. La théorie de l’État éthique établit qu’aucune volonté individuelle n’est véritablement libre, ni véritablement morale si elle ne conflue pas dans la volonté supérieure de l’État, qui seul garantit une liberté réelle. Le lien entre la sphère morale de l’individu et celle de l’État est sanctionné de manière indissoluble, si bien que celui qui éduque à l’amour de la Patrie et de la Nation ne peut le faire qu’en jouant un rôle d’éducateur moral de l’homme tout entier. En d’autres termes, la littérature ne fournit des exemples d’italianité que dans la mesure où elle offre, au préalable, un enseignement qui forge l’identité morale de l’homme italien, l’homme nouveau, c’est-à-dire l’homme fasciste207 . C’est dans cette perspective qu’Alfieri, Foscolo et Leopardi sont présentés comme des modèles et des maîtres d’italianité et de moralité. La critique allotriologique les investit d’une mission éducatrice qui garde encore toute son actualité dans les années 1920 et 1930. De son point de vue, les Italiens sous le Ventennio sont jugés plus sensibles et plus réceptifs à l’enseignement patriotique et moral délivré par ces poètes que ne l’étaient leurs contemporains. Dans un discours prononcé en 1937, Giovanni Calò affirme par exemple la portée toujours actuelle de l’idéal d’éducation prôné par Leopardi208. Après en avoir souligné l’inspiration patriotique et morale, et avoir indiqué dans le monde antique et dans la poésie ses deux principales sources, Calò insiste sur la valeur de cette « éducation active, virile, dynamique, héroïque, entièrement animée par les grandes idées de patrie et de gloire » 209 dont Leopardi serait le professeur. Malgré sa solitude Leopardi n’aurait donc jamais failli à sa vocation d’éducateur de tous les temps et de tous les Italiens : Ma dalla sua aspra solitudine, onde il suo canto si leva nella infinità dei cieli, egli ci educa ancora, e più noi che i passati. Ci educa anzitutto con l’esempio della sua coscienza morale e della sua fierezza adamantina erette contro una natura e un destino deserti d’ogni speranza (…). Ci educa, ancora, colla virtù catartica della sua poesia (…) ; e che ci educherà sempre, e sarà necessaria a educarci, finché, contro tanto dominio della pratica e tanta ricerca dell’utile, si comprenderà quanto occorra d’inutile a dare grandezza alle anime, a fondare la forza d’individui e di popoli.
Le poète, « uomo, con tutti i suoi pregi e i suoi non lievi difetti »
est-il en tout et pour tout exemplaire? Ce débat, hérité du XIXᵉ siècle, s’articule généralement autour de quelques points délicats de la biographie et de la personnalité des trois poètes, jugés malséants ou résolument scandaleux, et au demeurant absolument inopportuns pour de jeunes esprits. Des trois poètes, Foscolo est sans aucun doute celui qui a davantage suscité ce genre de perplexités, notamment à cause de sa vie amoureuse extrêmement riche. La critique allotriologique a pourtant à son égard une attitude ambivalente, dans la mesure où elle est également attirée par le caractère romanesque de ses nombreuses frasques amoureuses. Elle hésite donc constamment entre un jugement complaisant, d’admiration à peine voilée pour le séducteur, et une condamnation morale de ses débauches, qu’elle préfère passer sous silence ou expliquer par une quête insatiable de la perfection esthétique qui donnerait de meilleurs fruits en littérature que dans ses relations avec la gent féminine221. Les travaux critiques se multiplient au cours du Ventennio, portant sur les nombreuses amours de Foscolo, et sur les femmes qu’il a séduites ou qui l’ont séduit dans les différentes villes d’Italie et d’Europe222. Mais bien entendu, dans les textes à vocation scolaire, ou adressés à la jeunesse, l’admiration cède systématiquement la place au blâme. Aussi le manuel de Vittorio Rossi met-il en garde les jeunes lecteurs, pour qu’ils ne soient pas tentés de répéter son expérience : ché la sua vita fu un succedersi, un intrecciarsi d’amori frenetici, sensuali i più, passeggeri tutti.223 Des études équivalentes existent aussi sur les amours d’Alfieri et de Leopardi, mais elles ne donnent pas lieu à des cas de conscience pour la critique, ni pour les rédacteurs de manuels scolaires, car la vie amoureuse de l’un s’est soldé par le grand amour, et celle de l’autre par des échecs continus224. Sur un autre point, en revanche, la production et la personnalité de Leopardi semblent aussi problématique que celle de Foscolo : celui du suicide. Il s’agissait – comme on l’a vu – du motif principal de censure du roman Ultime Lettere di Jacopo Ortis auprès de la jeunesse au XIXᵉ siècle, car on ne jugeait pas tolérable que le héros, avec lequel le jeune lecteur ne manquerait pas de s’identifier, s’ôte la vie au terme du récit. En 1925, cette opinion est encore partagée par Vittorio Rossi qui l’exprime dans son manuel : Giudicato sotto l’aspetto morale, l’Ortis è un libro malsano, e l’autore stesso se ne pentì, deplorando di aver insegnato ai giovani a lamentarsi anzi tempo della vita e augurando che non avessero a leggerlo se non persone provette.225 Le ton, du reste, se fait extrêmement moraliste, lorsque, au terme de la présentation biographique, tombe la sentence : « Molto aveva peccato ; ma terribile venne l’espiazione. » 226 . On est, avec les Ultime lettre di Jacopo Ortis, dans le domaine de la fiction. En revanche, la biographie de Foscolo – qui pleure sur la tombe de son frère qui s’est suicidé – et la biographie de Leopardi – qui raconte longuement la tentation du suicide dans les pages de son Zibaldone pour les mettre en forme poétique dans les vers du Bruto minore – donnent à cet acte une dimension plus réelle encore. Il est évident que les auteurs de manuels scolaires, ou d’éditions des œuvres destinées à un public jeune, se meuvent avec une extrême prudence sur ce terrain périlleux. Cela devient plus vrai encore après 1929, lorsque la critique d’inspiration catholique prend une place prépondérante dans la rédaction des manuels scolaires. On lit avec intérêt les lignes que Cesare Angelini, un homme d’Église proche du régime, consacre au sonnet de Foscolo In morte del fratello Giovanni dans un manuel destiné aux élèves de « terza media » . C’est un commentaire qui allie la compassion à la condamnation : en effet, si Angelini met en évidence la douleur sincère qui émane de ces vers, il en souligne surtout le profond désespoir qu’aucune consolation religieuse n’apaise. Il en ressort, en fin de compte, l’image d’une famille maudite, car elle a « oublié Dieu », si bien que le suicide d’un fils, l’exil de l’autre et le malheur de la mère apparaissent finalement comme une conséquence inévitable de cette absence de foi.
La dynamique de la réception littéraire : délimitation et définition de l’objet de recherche |