L’ECRITURE FRAGMENTAIRE : MEMOIRES D’HADRIEN (1951) ET L’ŒUVRE AU NOIR (1968) DE MARGUERITE YOURCENAR
Problématique de l’écriture et du fragment dans Mémoires d’Hadrien et dans L’Œuvre au Noir
L’écriture fragmentaire dans Mémoires d’Hadrien et dans L’Œuvre au Noir : description et spécificité
Dans cette partie consacrée à l’écriture fragmentaire : description et spécificité, nous découvrons que Marguerite Yourcenar cherche à mettre à nu une pratique qui questionne le monde et l’écriture elle–même, une écriture qui suspend son geste, ouvrant ainsi au dialogue, à la parole plurielle, les sources de sa génération, les possibilités offertes au lecteur pour construire le sens du texte. Deux termes mériteraient ici d’être analysés, car ils déterminent l’incidence du fragment dans notre corpus : ceux de phénoménologie et de spécificité. En cherchant, en particulier, à fonder les conditions sous lesquelles on peut parler, de manière critique, de l’écriture fragmentaire yourcenarienne, nous serons amené, dans cette partie, à réfléchir sur sa forme, sa propre spécificité, ses fondements, à déterminer son essence à partir de ses propres principes, à cultiver une forme d’écriture qui garantit, comme le dit Claude Coste, « le double bonheur de la surprise et de la liberté66 ». A partir de ce moment, il sera question de la clarification de la notion de fragment et, à la lumière des sciences humaines, les aspects théoriques et critiques qui le sous–tendent.
Phénoménologie du fragment dans le texte yourcenarien
La phénoménologie a pour objet, dans cette étude, de trouver des sources qui, après une analyse herméneutique, pourront nous aider à clarifier quelques aspects de l’écriture fragmentaire dans notre corpus. Si l’on en croit Jacques de Visscher67, la phénoménologie nous enseigne le principe de l’intentionnalité par le fait que la conscience est toujours conscience de quelque chose, que nous nous projetons et qu’ainsi nous sommes présents au monde. Dans la perspective visscherienne, eu égard à la phénoménologie husserlienne, nous pouvons dire que la fragmentation yourcenrienne est intentionnalité car elle est le mouvement de la conscience d’exister comme conscience d’autre chose que soi. L’écrivaine, en effet, passe par l’écriture pour exprimer l’état de déconfiture du monde à la suite de la deuxième guerre mondiale. Si l’on se réfère ainsi à elle, nous pourrions en déduire que c’est par l’écriture que s’exprime son état d’âme. Bien qu’il semble intérieur, cet état se manifeste dans l’écriture à travers les significations que nous allons conférer à la fragmentation.Dans cette perspective, nous sommes conscients que la phénoménologie manifeste certaines limites et c’est l’herméneutique qui nous permettra de monter que son travail d’interprétation ne donne jamais de certitudes définitives. Notre travail consistera à se livrer au jeu des comparaisons et de suggérer des possibilités de lecture du texte yourcenarien. Il s’agira, dans cette partie, de la description et de l’étude de la spécifité du fragment dans notre corpus. L’exégèse du texte yourcenarien qui s’en suivra sera à même de nous offrir les possibilités de compréhension de l’inscription du fragment dans Mémoires d’Hadrien et L’Œuvre au Noir. À partir de ce moment, la réflexion se manifeste comme un seuil. En effet, en s’appuyant sur la phénoménologie du fragment à travers Mémoires d’Hadrien et L’Œuvre au Noir, on ne saura jamais identifier toutes les sources – cela dépasse tout simplement le cadre de notre étude –, nous ne saurions non plus nous abstenir de les chercher, ne fût–ce que parce que très régulièrement, nous butons sur des sources, différentes selon les personnes, bien entendu, que nous reconnaissons ou que nous croyons reconnaître. La forme des fragments qui feront l’objet de description dans notre corpus déploie une phénoménologie davantage inscrite dans la nature des textes : elle y forme sa base fondamentale. Ces deux ouvrages majeurs, objets essentiels de notre thèse, ne sont pas seulement éclairés par la phénoménologie, ils sont une phénoménologie, en tant que catégorie, phénomène et descriptible.4 Umberto Eco, parlant de « la phénoménologie de l’interprétation68 », nous informe déjà que « l’œuvre d’art est une forme, […] un infini dans le fini69 ». Dans ce sillage, la possibilité de « brassage70 » des textes qui nourrit les œuvres de Marguerite Yourcenar, les lieux communs, les morceaux choisis, leur circulation dans des formes qui respectent l’intégrité des œuvres, et qui parfois les rassemblent dans des œuvres complètes, sont une marque visible de la description du fragment (phénoménologie du fragment) dans notre corpus. De plus, dans Mémoires d’Hadrien tout comme dans L’Œuvre au Noir, même s’ils sont de nature ou de structure anthologique, les fragments sont nécessairement, matériellement, rapportés à une totalité textuelle toujours reconnaissable par le biais du roman. C’est cet aspect qu’Henriette Levillain confirme dans cette affirmation : La géologie des « carnets de notes » qui accompagnent Mémoires d’Hadrien est plus complexe que leur dénomination informelle le laisse supposer. Certes, ils sont un témoignage écrit sur le vif par un créateur à propos d’une création en train de se faire et de se défaire. Mais ils ne sont pas un journal à proprement dit, soit un compte rendu rédigé au jour le jour […]. Ils sont en fait constitués de trois sources d’information(s) différentes et à trois perspectives temporelles distinctes71 . Dans Mémoires d’Hadrien et dans L’Œuvre au Noir, la phénoménologie, en tant que description du fragment, confère à l’écriture fragmentaire de Marguerite Yourcenar une infinité d’aspects qui ne sont pas seulement des « fragments » ou des « paries », mais des formes qui les contiennent tout entière et les révèlent dans une expérimentation déterminée par « un témoignage écrit sur le vif par un créateur à propos d’une création en train de se faire et de se défaire » . Et les trois sources dont parle Levillain, qui plus est, en constituent le soubassement, peuvent se retrouver dans le brassage des genres, dans la pluralité thématique, dans les formes du discours et la voix narrative. En effet, les manifestations de la phénoménologie, à ce niveau, sont intermittentes parce qu’elle (la phénoménologie) permet de circonscrire une pensée utilisée comme un outil langagier subordonné à des transpositions générales variées, multiples et multiformes. A cet effet, Marguerite Yourcenar, parlant de Mémoires d’Hadrien, stipule : Ce livre est la condensation d’un énorme ouvrage élaboré pour moi seule. J’avais pris l’habitude, chaque nuit, d’écrire de façon presque automatique le résultat de ces longues visions provoquées où je m’installais dans l’intimité d’un autre temps. Les moindres mots, les moindres gestes, les moindres nuances les plus imperceptibles étaient notés ; des scènes, que le livre tel qu’il est résumé en deux lignes, passaient dans le plus grand détail et comme au ralenti. Ajoutés les uns aux autres, ces espèces de comptes rendus eussent donné un volume de quelques milliers de pages. (CNMH., 340) Là, on ne peut manquer de noter la technique d’accumulation utilisée par Marguerite Yourcenar. La concaténation qui surgit ici dans l’élaboration du texte de l’écrivaine va se révéler au niveau macrotextuel car il s’est bien agi, comme dit la romancière, d’ajouter « ces espèces de comptes rendus [qui] eussent donné un volume de quelques milliers de pages » (CNMH., ibidem). Cette conception yourcenarienne de l’écriture appelle nécessairement la participation du lecteur pour comprendre la fragmentation comme description, d’une expérience phénoménologique, mais plus essentiellement comme passage d’une pensée de l’harmonie et du modèle à l’ordinaire du temps présent et de la banalité qui imposent de nouvelles formes, de nouvelles expérimentations poétiques de l’écriture fragmentaire. Les aspects des œuvres de notre corpus sur lesquels nous rencontrons les marques de l’expérience phénoménologique s’éclairent mutuellement de sorte que le lecteur est en mesure de les saisir facilement dans Mémoires d’Hadrien (forme hybride), dans L’Œuvre au Noir (forme spiralaire) et dans les carnets de notes (forme soustractive). La forme soustractive développe une forme de micro-écriture mêlant fragments de récits, aphorismes et poèmes en prose. Dans cette perspective l’écriture fragmentaire de Marguerite Yourcenar apparaît comme un tout liée et déliée à la fois, et pour en comprendre le sens véritable, l’interprétation est subordonnée au paratexte de Mémoires d’Hadrien et L’Œuvre au Noir. Marguerite Yourcenar tire sa source, à la manière de Diderot73, d’un long travail entrepris « sous diverses formes entre 1924 et 1945 » (CNMH., 322–326) qui a contribué à jouer le rôle de « texte – fétiche », soutenant la réflexion de l’auteur qui, parfois, prend une certaine autonomie par rapport au corpus central.
Les incidences des sciences humaines dans le récit yourcenarien
Analyser le fragment en tant que point de convergence d’une triple crise : crise de l’œuvre et de son achèvement, crise de l’idée de totalité, et crise de la notion de genre, sûr de ses frontières, c’est aussi envisager de retrouver la part des fondements qui innerve le texte et qui motive l’écrivain de manière générale. Le texte littéraire semble, à cet effet, particulièrement représentatif de cette motivation. Si l’on examine de plus près l’œuvre de Marguerite Yourcenar, l’on se rend compte que l’aspect présocratique de sa pensée, fortement liée à celle d’Héraclite : le changement permanent de l’unité à la division des contraires et au retour à l’unité renvoie en une déconstruction des structures du roman. Marguerite Yourcenar, à la suite d’Empédocle reprend cette idée s’amorçant sur des cercles 110 le Récit spéculaire : Essai sur la mise en abyme, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Poétique», p. 100 et ss. 51 contraires : « le même être tantôt se défait, tantôt croît111 ». Elle l’illustre très bien par ce passage extrait de varius multiplex multiformis de Mémoires d’Hadrien qui revient sur les options politiques du personnage : « le temps me manquait pour m’intéresser à ma personne comme aussi pour m’en désintéresser. […] Ce qui importait, c’est que quelqu’un s’opposât à la politique de conquêtes, en envisageât les conséquences et la fin, et se préparât, si possible, à en réparer les erreurs ». (MH., 83) Et dans le mouvement de l’écriture, cette fluctuation traduit une référence constante sur laquelle s’appuie l’écrivaine ; elle tente, sans cesse, d’élaborer une véritable poétique du fragmentaire (ici nous entendons de rectifications des excès). Le fragment yourcenarien serait alors le signal même de cette innovation de l’écriture et des genres, du moins l’espace privilégié d’une révélation, d’une immersion d’un savoir pluriel, de la réflexion objective sur nos actes. C’est une question profonde qui touche l’écriture même de Marguerite Yourcenar, c’est–à–dire le cœur d’une pensée qui prend en charge la diversité des apports pour déjouer l’aporie fondamentale du sens et refuser la raison instrumentale. Véritable conscience de la dissonance du monde et de l’incomplétude du sens, l’écriture fragmentaire chez Marguerite Yourcenar stipule que la pluralité ouvre des perspectives, le fragmentaire déborde ce qu’on peut en dire dans un seul sens. A partir de ce moment, le fragmentaire définit ainsi un champ de problèmes communs lié au sujet moderne et à la question de son identité–même. Si chaque œuvre de notre corpus en donne une formulation singulière, s’élabore dans les marges de ce que Pierre Sabot nomme assez justement ces « savoirs de l’Autre 112» que sont la psychanalyse, la linguistique, la philosophie et bien sûr l’anthropologie, qui pourraient participer à éclairer notre approche de l’écriture fragmentaire. C’est pourquoi, le choix de l’écriture fragmentaire, nous place au plus près de cette investigation de l’Autre en soi qui est au cœur de la subjectivité moderne. Dans Mémoires d’Hadrien, Yourcenar fait dire à Hadrien : Je révisai mes propres œuvres […] : je commençais à comprendre que l’audace de l’esprit ne suffit pas à elle seule pour s’en débarrasser, et que le poète ne triomphe des routines et n’impose aux mots sa pensée que grâce à des efforts aussi longs et aussi assidus » (MH., 236).Si d’un côté, les récits – en particulier Mémoires d’Hadrien et L’Œuvre au Noir – révolutionnent notre perception de l’écriture, de la narration et remettent en cause le principe même de toute contingence scripturale, d’un autre côté, l’incidence de l’écriture fragmentaire dans les œuvres majeures de Marguerite Yourcenar nous amène à penser l’écriture autrement, et par là, bouleverse notre rapport aux genres et nous pousse à nous interroger sur ses motivations. Le paratexte, par exemple, comme écriture de la pensée déchirée s’annonce dans Mémoires d’Hadrien et dans L’Œuvre au Noir, comme des textes de la fondation théorique sous forme de rafales aphoristiques rompant avec la logique philosophique classique (on peut trouver des exemples de maximes dans toutes les parties de Mémoires d’Hadrien et de L’Œuvre au Noir), et plus essentiellement, de la position de Marguerite Yourcenar telle qu’elle semble le faire porter par Hadrien à travers l’extrait ci– dessus des Mémoires. A la suite de John Dewey, de Bachelard113, de Deleuze, dans leur plan d’immanence, nous pouvons tenter d’élaborer, chez Marguerite Yourcenar, un plan d’explication qui fait ressortir dans Mémoires d’Hadrien et dans L’Œuvre au Noir une esthétique reliant les éléments épars d’une écriture, et unifiant en un tout cohérent, roman, lettre, mémoire et autobiographie. Les schèmes fondamentaux d’une pensée du dédoublement, du recommencement, de la rupture apparaissent dans les œuvres de notre corpus. Comme chez Bachelard, Marguerite Yourcenar invente les personnages conceptuels du Maître et de l’Elève dont les points d’ancrage s’inversent régulièrement dans les œuvres de notre corpus. La pensée est surveillance de soi, dédoublement en pensée surveillante et pensée surveillée, en fait et en droit. Il ne s’agit pas, comme chez Dewey, d’assurer la continuité d’une expérience. Celle–ci s’effectue au contraire dans un temps discontinu fait de conversions intellectuelles. Mais rupture n’est pas coupure car elle explore l’impensé et contrarie l’évidence. Pour s’effectuer, la problématisation exige de retravailler sans cesse le passé de la pensée : les représentations, les préjugés, le savoir mort, qui fait de Mémoires d’Hadrien et de L’Œuvre au Noir, une œuvre moderne de l’antiquité et de l’époque médiévale. Du point de vue épistémologique, comme Alain Rabatel, Marguerite Yourcenar s’inscrit dans la tradition de l’analyse de discours d’Oswald Ducrot114, de Dominique Maingueneau et de Ruth Amossy. Les éléments structurants du récit longuement analysés par la sémiotique greimasienne, sont donc repris dans une approche interactionnelle, où, comme le montre Claire Stolz, « ils s’avèrent des moyens de connaissance par lesquels scripteur et lecteur construisent leur être au monde à travers leur rapport au monde et au langage, dans une posture réflexive fondée sur la dimension cognitive de la mimésis, sans oublier pour autant les émotions, à travers les phénomènes empathiques ainsi que les sensations esthétiques115». Dès lors, le texte yourcenarien peut être appréhendé comme un discours dialogique qui fonctionne avec un coénonciateur qui n’est autre que le lecteur ; et cette fonction a une dimension immanquablement argumentative (comme l’avait déjà remarqué la rhétorique antique, qui voyait dans la narration la partie la plus importante du discours judiciaire), y compris dans les récits qui paraissent les plus objectifs avec un narrateur « neutre ».
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