L’écriture à la première personne : un cinéma auto-réflexif

 L’écriture à la première personne : un cinéma auto-réflexif

Désigner et analyser les exemples de l’ordre du vécu est encore moins facile quand les scènes ne sont pas revendiquées par les réalisateurs eux-mêmes, l’interprétation dans ce cas pouvant, parfois, être très subjective et impressionniste. Quant aux films du cinéma novo, nous pouvons tirer quelques exemples des œuvres de Glauber Rocha, où une grande partie de sa représentation des histoires concernant la mythologie populaire du Nordeste, région d’où il est originaire, est d’ordre mémorialiste, comme l’assassinat du chef du commissariat dans Antonio das Mortes (qui est une évocation d’un assassinat dont il aurait été témoin dans son enfance), ainsi que l’origine de certains personnages ou même d’Antonio das Mortes, qui rappelle José Rufino, un tueur de cangaceiros, mais avec les idées du réalisateur. Mata Vaca, le tueur à gages du film O Dragão da maldade contra o santo guerreiro (Antonio das Mortes), est aussi une évocation d’un tueur de son enfance, sans parler de Paulo Martins du film Terra em transe qui présente beaucoup de similitudes avec le cinéaste.
Quant à la région du sertão dans les films du cinéma novo, elle fonctionne comme un cadre spatial et géographique représenté comme un lieu de réminiscences de l’enfance, dans le cas de Glauber Rocha, mais aussi, pour tous les autres cinéastes qui l’ont représentée, comme un lieu de mise en pratique d’une expérience idéologique et révolutionnaire (le sertão comme source d’archaïsme qui doit être révolutionné, modernisé par l’intervention intellectuelle) qui permettait à leur cinéma d’exprimer une double identité : esthétique (la représentation idéologique d’une certaine brésilité) et politique (un cinéma indépendant, critique et engagé).
Carlos Diegues soutient que le film A grande cidade (La grande ville) est très influencé par son propre regard de migrant sur la ville de Rio de Janeiro , (sa famille est originaire de Maceió, 841 capitale de l’état d’Alagoas, dans le Nordeste), tandis que Walter Lima Júnior a donné quelques traits de sa propre personnalité (mélangés avec quelques-uns de Glauber Rocha et de Caetano Veloso) au personnage du journaliste dans son film allégorique Brasil ano 2000 (Brésil année 2000) et que Ricardo, le personnage du jeune intellectuel dans le film O desafio (Le défi), de 842 Paulo Cesar Saraceni, est entièrement autobiographique (même les vêtements du personnage sont ceux de son réalisateur). Joaquim Pedro de Andrade assume être partie intégrante du film O Padre e a moça . Une participation qui serait de l’ordre des idées, lié au côté auteuriste du film, plutôt 843 que du vécu du cinéaste, même si le film se déroule à Minas Gerais, terre natale de son père.
Dans l’ordre des idées, le discours des réalisateurs apparaît ou peut apparaître sur l’écran de plusieurs manières. L’une d’elles est constituée par la forme du film, quand elle épouse un discours esthétique personnel du réalisateur ou du mouvement auquel il appartient. Dans ce cas, même le type de film (indépendant, auteuriste, réaliste, engagé, etc.) et la forme (la narration, le montage, le style) peuvent être perçus comme étant des marques autobiographiques. N’oublions pas que les images sont pour les réalisateurs ce que sont les paroles pour les écrivains : c’est avec elles qu’ils constituent leur discours. C’est invariablement par rapport à la reconnaissance de ces signatures visuelles, à la forme, qu’on dit parfois que le film d’un auteur donné ne lui ressemble pas parce que l’on n’y retrouve pas les marques habituelles, perçues comme une forme de signature. De même, nous pouvons dire que le film d’un certain réalisateur est bergmanien, viscontien, etc., parce qu’on y retrouve sa « signature».
Par ailleurs, nous avons vu au chapitre précèdent comment le type de film et de cinéma souhaité par les cinémanovistes représentait un idéal esthétique de cinéma qui se confondait avec leur idéal de vie, puisque leur esthétique était directement associée à leur idéologie. Le je du réalisateur était transmis par le côté visuel, par le moyen de la forme et du langage cinématographiques. Un langage qui, d’après le cinéaste et critique Alexandre Astruc, permettrait la transformation de la caméra en une sorte de stylo et constituerait « la forme dans laquelle et par laquelle un artiste peut exprimer sa pensée, aussi abstraite soit-elle, ou traduire ses obsessions exactement comme il en est aujourd’hui de l’essai ou du roman ». Glauber Rocha, en pensant très probablement au texte classique 844 d’Astruc, avait écrit en 1961 que « L’image, rigoureusement, doit être un vocable, et le cinéaste doit écrire avec l’image ».

Les personnages relais 

Avant de les analyser, soulignons que le personnage relais apparaît dans certains films du cinéma novo comme, à l’instar des réalisateurs dont ils sont les représentants, le rédempteur des pauvres ou comme le leader qui éveille leur conscience critique en leur permettant de prendre connaissance de certains de leurs problèmes, pas forcément les plus urgents ou les plus essentiels. Personnage un peu anarchique, « élément perturbateur «, catalyseur, il arrive du dehors pour chambouler l’ordre 852 existant, qui contrarierait les intérêts du peuple, et en imposer un autre qu’il juge, selon son idéologie, plus favorable aux plus démunis sans leur demander ce qu’ils en pensent. Une fois que les changements ont été effectués ou que la semence des bouleversements a été disséminée, il repart. Le déterminisme du personnage relais est directement influencé par le degré d’engagement de son réalisateur, ce qui nous oblige à être d’accord avec René Predal quand il observe que :« les films du ‘cinéma novo’ ne sont pas (sauf peut-être L’Opinion publique, d’Arnaldo Jabor et, dans une moindre mesure, Les Hauts faits du diable dans la ville de Donne-et-prend, de Paulo Gil Soares) œuvres d’analyse directe d’une réalité politique donnée car ils prennent généralement comme héros un homme souvent proche du réalisateur – à travers lequel sont vus les seuls problèmes politiques qu’il se pose ». Personnage errant, il vient souvent de l’extérieur de la communauté qu’il veut révolutionner, sans lui être totalement étranger. Il arrive, la transforme (ou simplement la met en crise) et repart. Il est le symbole du phare qui apparaît au début et à la fin de Barravento, qui représente la lumière. Il est celui qui guiderait le peuple en l’aidant à sortir des cavernes de l’ignorance, en l’incitant à rompre avec ses mysticismes archaïques, représentés dans les films comme la source de toutes ses misères.
Le « personnage relais» est aussi l’incarnation de la mauvaise foi d’un intellectuel à la fois paternaliste et messianique qui sous-estime le pouvoir d’action du peuple en le considérant résigné et incapable d’agir seul, raison pour laquelle le changement doit absolument venir du dehors. JeanClaude Bernadet, qui fut le premier à les avoir mentionnés, regroupés et à avoir esquissé un début d’analyse dans son livre Brasil em tempo de cinéma , les utilise comme preuve du fait que les 854 intellectuels, malgré leur envie d’aider le peuple, envisageaient des solutions populistes qui venaient d’en haut et ne passaient pas par le peuple.

Firmino

Le premier à apparaître est Firmino, le personnage relais de Barravento. Le film raconte l’arrivée d’un personnage dans un village de pêcheurs qu’il avait quitté (ou dont il avait été expulsé) quelques années auparavant pour aller gagner sa vie en ville. Cette arrivée va provoquer une série de changements dans le quotidien de ses habitants qui sont exploités par le propriétaire du filet avec lequel ils pêchent, qui se réserve la grande majorité du poisson pêché. Selon Barthélemy Amengual, « Firmino, le ‘mauvais garçon’, ‘élément subversif’ aux yeux de la police, indépendant, émancipé, préfigure le cangaceiro des films futurs, qui ne craindra plus ni dieu (sic) ni maîtres. Il dénonce la religion comme opium des pauvres. Il exaspère le mécontentement et les inquiétudes ; il aggrave les difficultés de vivre et les risques du travail ».
Rappelons que Glauber Rocha, qui n’était initialement que le producteur exécutif du film, a assumé la direction en cours de route et a décidé de changer le scénario alors que plusieurs scènes avaient déjà été tournées, ce qui a laissé quelques séquelles dans la forme et dans la compréhension finale du film.
L’œuvre, qui se voulait une espèce de manifeste contre les injustices sociales, est devenue en réalité une diatribe contre le peuple et la culture populaire considérée comme aliénante et responsable de la misère sociale du peuple. Firmino, qui n’appartient plus à la communauté depuis longtemps et n’a gardé aucune identification avec ses membres, arrive et essaie d’imposer du dehors, avec la « pointe du couteau» comme il le dit, sa volonté transformatrice et sans aucune participation ou adhésion de la communauté. Représentant le rationalisme de l’instance narrative, ses intentions et attitudes peuvent être perçues comme le modèle de la prétention et de l’arrogance avec lesquelles les intellectuels traitaient le peuple dans la mesure où il se moque de l’ignorance, de l’analphabétisme et de la culture considérée comme retardée du peuple. D’après Glauber Rocha : « L’exotisme de la culture noire, si chantée par les artistes d’origine « bahianaise», n’était qu’une position romantique et aliénée devant un grave problème de sous-développement, physique et mental. Les Noirs demeurent esclaves sous toutes les formes […] J’ai décidé de raconter la même histoire dans des termes différents. Et j’ai été forcé de la modifier radicalement, en laissant seulement la structure dramatique originale ».
Firmino est un personnage aussi ambigu que les intellectuels de la période. Si, au nom d’une idéologie de gauche totalement exogène – le marxisme -, les jeunes cinémanovistes condamnaient une culture qu’au fond ils admiraient (ou qu’ils n’avaient pas de raison de ne pas aimer), Firmino 863 essaye de combattre le mysticisme en l’utilisant comme arme de défense. Dans sa lutte personnelle contre Aruan, qu’il dit vouloir transformer afin qu’il puisse révolutionner le peuple – mais qui ressemble davantage à une vieille rancune du passé, en raison de la préférence des personnes du village pour ce dernier qui, en outre, était plus fort et sortait toujours vainqueur des petits combats juvéniles entre les deux -, il ne hésite pas à recourir au sortilège afin d’essayer de détruire son rival, au risque de le tuer.
Le film est un peu confus et contradictoire et le montage synthétique de Nelson Pereira dos Santos ne l’aide pas beaucoup. En même temps qu’il dénonce et critique le mysticisme des pêcheurs, il semble le justifier. Et non seulement à travers le discours filmique, comme le suggère Ismail Xavier dans son livre Glauber Rocha et l’esthétique de la faim, mais aussi au sein même de sa diégèse.
Après avoir été incitée à faire l’amour avec Aruan, afin que Firmino pût prouver qu’il était un homme comme n’importe quel autre, Cota se suicide ou est amenée à se suicider. Sa mort, qui n’est pas commentée dans le film, de même que la grosse tempête qui s’ensuit, peuvent être attribuées à la vengeance d’Iemanjà, décrite dans le film comme jalouse, d’où la raison pour laquelle les hommes beaux du village, comme Aruan, demeurent vierges et célibataires.
Un peu avant, Firmino avait demandé au Père Tião un travail de sorcellerie pour détruire (tuer?) Aruan et nuire à la pêche. Le lendemain, il semble très content et fier quand il entend parler du décès d’Aruan, puis déçu et révolté quand il apprend qu’il est vivant. Ainsi, on ne sait pas si l’on doit croire que la sorcellerie n’est pas fiable, ce qui oblige le personnage représentant les intellectuels à choisir un autre terrain de bataille, ou si Aruan est vraiment protégé comme le supposent les gens du village. En plus, on ne comprend pas pourquoi il voulait tuer l’homme dont il veut éveiller la conscience afin qu’il puisse faire la révolution dans le village.

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Gaucho

Un autre personnage relais est le chauffeur de camion nommé Gaúcho dans le film de Ruy Guerra, Os fuzis, que nous avons déjà analysé dans la première partie du chapitre précédent lorsque nous avons parlé de l’influence de la distanciation brechtienne sur les films du cinéma novo. Gaúcho diffère de Firmino et Antonio das Mortes, dans le sens où il n’est ni un malandro ni un tueur à gages au service des élites, mais le simple propriétaire d’un camion de transport qui sillonne le pays et connaît très bien les problèmes des pauvres. Gaúcho est loin d’être un saint ou un vaillant défenseur des pauvres. Il représente dans le film la classe moyenne consciente des problèmes des pauvres, mais incapable de prendre une décision contre cette exploitation dont elle est l’une des principales bénéficiaires.
Gaúcho diffère également des deux autres personnages dans le sens où sa révolte prend forme au fur et à mesure qu’il entre en contact avec la dure réalité des paysans brésiliens et, surtout, à partir du moment où, sans argent, il se voit obligé de traverser les mêmes difficultés que le peuple. Son idée n’est pas toute faite depuis le début. Au contraire des autres, il donne l’impression de se positionner du côté du pauvre contre les forces de l’ordre. Et cette position ambiguë devient évidente lors de la scène dans un bar où alors que l’un des policiers est en train d’humilier le peuple avec ses connaissances techniques sur les fusils, Gaúcho apparaît pour les secourir et retourner l’humiliation contre le policier. Toutefois, il ne se positionne pas vraiment du côté du peuple dont il ne partage pas les idéaux, ni n’en prend jamais la défense. Il est dans l’entre-deux, étant donné qu’il n’appartient ni à un camp ni à l’autre, ni à une classe ni à l’autre et essaie de s’imposer comme une troisième catégorie, dans quel cas il renvoie à celle de l’intellectuel derrière la caméra. Cynique, sa position consiste davantage à s’opposer aux forces de l’ordre que de se montrer solidaire face à l’exploitation des pauvres. Son problème, comme l’observe Jean-Claude Bernadet, « est avant tout moral ; quand maintenir l’ordre signifie tuer des affamés, alors on doit avoir honte de la maintenir ». Une citation qui ressemble à celle de Glauber Rocha où il affirme à propos d’Antonio 879 das Mortes qu’« il ne devient pas un personnage révolutionnaire, sa transformation est plus une question morale que politique. Il est tout simplement un type de classe moyenne […] Il en a tous les complexes, la mauvaise conscience, etc. ».

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