L’écriture à la première personne : un cinéma auto-réflexif
Nous considérons comme écriture à la première personne l’apparition de l’univers personnel des réalisateurs au sein de la diégèse et des récits des films, ce qui contribuerait à confirmer ces derniers comme un reflet direct de l’idéologie et des expériences personnelles des premiers. Cette présence de leur pensée et de leur »je » provoque une sorte de fusion entre l’instance narrative et le représenté qui renforce l’idée des films comme une conception subjective du monde de leurs réalisateurs qui construit l’univers représenté. Ici, nous allons justement nous intéresser à l’émergence de ce »je » extra-diégétique qui crée une possibilité d’enchevêtrement entre le filmant, le filmé et le discours filmique. Par conséquent, il ne nous intéresse pas ici de simplement confirmer ce que tout le monde sait déjà : que les œuvres d’art, certaines plus que d’autres, gardent toujours la « patte» de leurs auteurs, mais que cette personnalisation de l’art, sorte d’intromission de l’énonciation dans l’énoncé, sert parfois à confirmer un discours idéologique. Sur les possibilités d’un cinéma autoréflexif, François Truffaut, l’un des grands amateurs et pratiquants de l’autobiographie en images, avait affirmé dans les années 1950 que : « Le film de demain m’apparaît (…) plus personnel encore qu’un roman, individuel et autobiographique comme une confession ou comme un journal intime. Les jeunes cinéastes s’exprimeront à la première personne et nous raconteront ce qui leur est arrivé : cela pourrait être l’histoire de leur premier amour ou du plus récent, leur prise de conscience devant la politique, un récit de voyage, une maladie, leur service militaire, leur mariage, leurs dernières vacances et cela plaira presque forcément parce que ce sera vrai et neuf ». 838 Précisons que dans le cas du cinéma novo il ne s’agissait pas de films autobiographiques, mais de films qui fonctionnaient comme vecteur de transmission des idées des réalisateurs avec quelques moments ponctuels de représentation d’épisodes de leurs vies personnelles . Mais, en dehors du champ idéologique, analyser cette écriture à la première personne, l’apparition de ce »je » dans les films de fiction, n’est pas si simple. Pour que cette tâche soit moins difficile, il est incontournable de connaître très bien les œuvres, la biographie et la bibliographie des et sur les cinéastes afin que les unes puissent être confrontées et associées aux autres. Nous gardons en mémoire le souvenir d’un texte de Jean Renoir, lu il y a fort longtemps, où ce dernier s’étonnait qu’un interlocuteur lui parle d’une supposée rareté d’autoportraits, comparé à d’autres peintres, dans l’œuvre de son père, tandis que pour lui chaque tableau de son père était une sorte d’autoportrait tellement ils figuraient et évoquaient, implicitement ou explicitement, quelques caractéristiques de sa personnalité ou de sa vie personnelle. Cela est possible car, invariablement, le créateur, tous arts confondus, essaie d’apporter et/ou d’adapter sa réalité quotidienne et ses expériences personnelles à sa fiction, à sa création, en s’évertuant à transformer, comme le soutenait James Joyce, l’ordinaire en extraordinaire. Même si certains auteurs nient cette évidence sous l’allégation de perte d’originalité créatrice, cela est absolument normal car un être humain, du point de vue intellectuel (et même anthropologique), est le résultat de sa formation, de sa bibliothèque personnelle, de sa manière d’observer et d’appréhender le monde environnant. Et les œuvres d’un artiste, comme le dit Jean Renoir des tableaux de son père, portent inévitablement les marques de son parcours cognitif, de son expérience sociale et intellectuelle. D’ailleurs, d’après le critique littéraire brésilien Alfredo Bosi, « il n’y a pas un grand texte artistique qui n’ait pas été généré à l’intérieur d’une dialectique de pur souvenir et mémoire sociale ; de fantaisie créatrice et de vision idéologique de l’histoire ; de perception singulière des choses et de cadences héritées du rapport avec les personnes et les livres ». 840 Et c’est de cette combinaison entre talent, capacité d’observation et expérience sociale et cognitive que naissent les individualités artistiques, transformées dans une sorte de signature qui permet aux critiques de définir le différentiel et l’originalité d’une œuvre ou le statut d’ »auteur », dans le cas du cinéma. Mais la question qui se pose est de savoir comment définir ce qui apparaît dans la diégèse comme étant de type personnel, constituant la partie autobiographique de son réalisateur (et non une simple interprétation de l’analyste), et puis à quel degré, de quel ordre et par quel biais arrive cette intromission du »je’ extra-diégétique’ dans les œuvres cinématographiques de fiction. Dans le cas du cinéma novo, ces manifestations extra-diégétiques ont été notamment de deux ordres. De l’ordre des idées, ce qui constitue le discours le plus fécond étant donné le caractère idéologiquement engagé des films du mouvement, et de l’ordre de l’expérience personnelle.
Les personnages relais
Avant de les analyser, soulignons que le personnage relais apparaît dans certains films du cinéma novo comme, à l’instar des réalisateurs dont ils sont les représentants, le rédempteur des pauvres ou comme le leader qui éveille leur conscience critique en leur permettant de prendre connaissance de certains de leurs problèmes, pas forcément les plus urgents ou les plus essentiels. Personnage un peu anarchique, « élément perturbateur «, catalyseur, il arrive du dehors pour chambouler l’ordre 852 existant, qui contrarierait les intérêts du peuple, et en imposer un autre qu’il juge, selon son idéologie, plus favorable aux plus démunis sans leur demander ce qu’ils en pensent. Une fois que les changements ont été effectués ou que la semence des bouleversements a été disséminée, il repart. Le déterminisme du personnage relais est directement influencé par le degré d’engagement de son réalisateur, ce qui nous oblige à être d’accord avec René Predal quand il observe que :« les films du ‘cinéma novo’ ne sont pas (sauf peut-être L’Opinion publique, d’Arnaldo Jabor et, dans une moindre mesure, Les Hauts faits du diable dans la ville de Donne-et-prend, de Paulo Gil Soares) œuvres d’analyse directe d’une réalité politique donnée car ils prennent généralement comme héros un homme – souvent proche du réalisateur – à travers lequel sont vus les seuls problèmes politiques qu’il se pose ». 853 Personnage errant, il vient souvent de l’extérieur de la communauté qu’il veut révolutionner, sans lui être totalement étranger. Il arrive, la transforme (ou simplement la met en crise) et repart. Il est le symbole du phare qui apparaît au début et à la fin de Barravento, qui représente la lumière. Il est celui qui guiderait le peuple en l’aidant à sortir des cavernes de l’ignorance, en l’incitant à rompre avec ses mysticismes archaïques, représentés dans les films comme la source de toutes ses misères. Le « personnage relais» est aussi l’incarnation de la mauvaise foi d’un intellectuel à la fois paternaliste et messianique qui sous-estime le pouvoir d’action du peuple en le considérant résigné et incapable d’agir seul, raison pour laquelle le changement doit absolument venir du dehors. JeanClaude Bernadet, qui fut le premier à les avoir mentionnés, regroupés et à avoir esquissé un début d’analyse dans son livre Brasil em tempo de cinéma , les utilise comme preuve du fait que les 854 intellectuels, malgré leur envie d’aider le peuple, envisageaient des solutions populistes qui venaient d’en haut et ne passaient pas par le peuple. Il les appelle les personnages « intermédiaires» (plus tard il les appellerait «oscillants», ce que nous estimons plus pertinent). Intermédiaires parce que, appartenant à la classe moyenne, ils feraient la liaison entre les pauvres et la bourgeoisie, mais aussi pour mieux justifier sa thèse sur l’influence du populisme sur les intellectuels et conséquemment sur les films. Pour lui, le personnage intermédiaire joue le rôle du leader populiste (intermédiaire entre les élites et la masse) libérateur du peuple incapable de se défendre tout seul. A notre avis, attribuer le paternalisme de ces personnages à la seule influence du populisme minimiserait la responsabilité du rôle des intellectuels. Or, même si l’influence du populisme semble indubitable dans la société brésilienne de l’époque – où le peuple est considéré comme une masse sans identité qui doit être commandée et dirigée par les leaders politiques -, nous préférons concevoir ces personnages comme un nouvel exemple de la réification du rôle de l’intellectuel brésilien, aussi bien que l’expression d’un certain paternalisme et d’une mauvaise foi qui a souvent caractérisé les intellectuels brésiliens (qu’ils soient populistes ou non, de gauche ou non), y compris une certaine frange du marxisme, pour ce qui concerne les rapports aux subalternes et à leur culture. En outre, nous considérons l’utilisation du terme intermédiaire un peu ambivalente. Nous pensons qu’ils sont intermédiaires uniquement dans le sens où ils appartiennent aux classes moyennes, étant ainsi inévitablement placés entre les travailleurs et les détenteurs des moyens de production, dans un entre-deux. Mais ils ne peuvent jamais être considérés comme étant des intermédiaires dans le sens de médiateurs nommés ou délégués par le peuple ou par les classes moyennes. Ainsi, il est pertinent de se demander si – en faisant abstraction des conflits entre les classes (la classe moyenne est totalement absente des films de la première phase) au nom d’un supposé front unique de gauche qui engloberait tous les nationalistes (indépendamment des classes) et en représentant le peuple (et sa culture) comme le responsable de son propre malheur – il y aurait vraiment une intermédiation.