L’ÉCOPOÉTIQUE DU « VERT » DANS LE « FRUIT » DE LA FICTION GIONIENNE

L’ÉCOPOÉTIQUE DU « VERT » DANS LE
« FRUIT » DE LA FICTION GIONIENNE

LA VUE, ORGANE DE L’ÉCOPHÉNOMÉNOLOGIE

Il nous importe de préciser au tout début de ce chapitre que ce que nous comptons problématiser, c’est le regard aux amonts de la création écologique. Par conséquent, le mot « poïétique » (le i tréma est parlant) est à prendre dans son sens étymologique. Autant dire que nous analysons la fonction de l’œil, comme instrument, outil de collecte du matériau écologique. À considérer le rôle du regard dans l’expérience quotidienne et dans son entreprise de création littéraire, on s’aperçoit qu’il existe d’indubitables affinités créatrices entre l’écriture gionienne et l’écophénoménologie. L’aventure du regard créatif prend une position axiale dans la fabrique littéraire de Giono. I.I. Giono, un gourmand optique et un agent de l’écophénoménologie Si la vue est un des outils de l’écophénoménologie, il ne serait pas disproportionné de penser que Giono jouit de sa disposition pour se lancer dans l’aventure d’une littérature écologique, tant il a toujours fait usage, plus que de tous ses autres sens, de la vue dans ses faits, gestes et comportements. Mais, avant que ce regard ne soit engagé dans une aventure poïétique, créatrice, il a d’abord constitué le socle ferme sur lequel se déroule le commerce de Giono avec le monde. À la vue est accordé le primat sur tous les autres sens, lui permettant ainsi d’être au monde, de l’appréhender, de le goûter, d’en jouir. Aussi, Jacques Mény peut-il voir en Giono « un gourmand optique3 ». Ce que nous affinons en disant qu’il est précisément un gourmet d’optique car il sait distinguer et s’approprier ce qui est propice à l’épanouissement et à la délectation des yeux, le regard ne s’attarde que sur ce qui, dans l’environnement surtout, constitue une source de joie et d’enchantement de l’œil. Son inextinguible soif de formes visuelles (couleurs, lignes, volumes, reliefs) demande constamment à être étanchée : ’’La joie de l’œil’’ est chez lui un besoin vital, qu’elle soit procurée par la nature, l’art, la calligraphie de page manuscrite ou la typographie d’un livre. Il attend des arts visuels – dessin, peinture, gravure, photographie, cinéma – pour lesquels il manifeste dès sa jeunesse un goût très vif, une émotion sensuelle exempte de tout ’’esprit spéculatif’’4 . C’est certainement cet intérêt pour les arts visuels qui ont accéléré sa maturité de créateur. Il est conscient qu’il est devenu orphelin de l’œil de l’innocence, et plus tard, à l’incipit de Manosque-des-Plateaux, il soulignera, à la faveur de la mise en apposition, la survenue de sa « grande mue » : « Je ne pourrai jamais retrouver le vrai visage de ma terre ; cet œil pur des enfants, je ne l’ai plus ». La quête effrénée de joie pour l’œil, Giono l’assume et la revendique même. La célébration de l’œil qu’il a faite dans une préface en 1938 à l’occasion d’une exposition de son ami Lucien Jacques6 pourrait en faire foi. Estimant que « l’art est un précieux instrument d’optique », l’auteur de Jean le Bleu confesse : Quand je regarde le visage du monde, une sorte d’émail remplit toute l’ouverture de mes yeux. Si je regarde les yeux d’un autre être vivant que moi, ses yeux ont l’air de deux trous qui prennent peu de place dans toute la superficie frontale. Mais, l’impression intérieure que j’ai de mes propres yeux, c’est qu’ils couvrent largement toute ma superficie frontale. La partie la plus réfléchissante de mon corps, la dirigeante de ma vie, les os de mon crâne l’entourent de trois côtés mais, sur l’autre côté, la chair émaillée du monde la touche, toute nue et l’anime d’une jouissance qui ne cesse pas7 .Instrument d’optique, la vue se met au service de l’écophénoménologie. Quel peut alors être le dessein qui anime celle-ci par rapport à l’univers ? Pour répondre à la question précédente, nous pouvons partir de l’hypothèse que l’écophénoménologie, auxiliaire de l’écopoétique, chercherait à renouveler la sensibilité de l’humain face aux différentes entités composant le cosmos. Chez Giono, le renouvellement de cette sensibilité semble commencer par sa propension à rendre pittoresques les choses perçues. D’après l’étymologie, le mot « pittoresque » serait né en France au début des années 1700. Il caractérisait alors « une composition dont le coup d’œil fait grand effet ». Un peu plus tard, Carles Coypel voit dans le pittoresque « un choix piquant et singulier des effets de la nature8 ». Comme on le constate ici, ce qui a évolué dans la perception de Coypel, c’est le rapport marqué entre pittoresque et nature géographique. Ces affinités avec la nature, les philosophes Shaftesbury et Pope les raffermissent en y intégrant les différentes composantes de la nature : les rochers sauvages, le mouvement ondoyant des eaux vives ou encore les fluctuations de l’ombre et de la lumière. Ce qui a fini d’arrimer le pittoresque à la littérature réside dans la formule italienne « lavorare alla pittoresca » qui signifie « peindre sous le feu de l’inspiration, frénétiquement ». Si nous nous rappelons les origines sylvestres de l’inspiration, nous prenons toute la mesure de l’intérêt de ce glissement sémantique. S’il y a une étincelle qui est en amont de cette inspiration, ce peut bien être le sens visuel que l’écrivain a en bandoulière. 

Actes de paysages et perception

Entre Giono et le paysage, c’est une relation d’abord réelle avant d’être de l’ordre artistique. Il a toujours habité au milieu des arbres et des herbes, comme en atteste ce témoigne d’un de ses amis impressionné par la touffeur du paysage autour de la maison de Giono. La dimension dédaléenne de cet environnement fait que l’homme a du mal à s’y orienter, qu’il s’y fait jouer des tours. Rappelons le témoignage de Pierre de Boisdeffre reprenant les propos rapportés par Marcel Arland dans sa Grâce d’écrire. Le printemps dernier, comme je traversais Manosque, je voulus bien dire bonjour à Giono. Je m’enquis de sa maison : « C’est là-haut, me dit-on, sur la montagne ». Une heure plus tard, après maints détours, je me trouvai à dix kilomètres de la ville cherchant toujours la montagne. Un travailleur étendu à l’ombre d’un buisson m’expliqua que, la montagne, je l’avais dépassée ; qu’elle était derrière moi (j’aperçu un renflement de terrain, mettons une colline ou un coteau) et qu’il était facile de trouver la maison de M. Giono, puisqu’elle s’élevait la dernière au bord du canal. Je revins, laissai ma voiture, cherchai le canal. Je le cherchai longtemps et de nouveau m’informai : « Mais le voilà le canal ! – Où donc ? – Ici devant nous, à vos pieds ». De fait, me penchant, je découvris entre de hautes herbes et des ronces un étroit caniveau, d’ailleurs à sec. Et l’heure d’après quand j’eus trouvé Giono et lui eus conté mes aventures : Eh bien, me dit-il avec un bon sourire, on est comme ça dans le pays342 . 342 Pierre de Boisdeffre, Giono, Paris, N.R.F., éd. Gallimard, 1965, p. 14. 129 Nous voyons ainsi comment les sens sont éprouvés par celui qui semble être englué dans une sorte d’écrin de verdure ressemblant plus à un espace sauvage qu’à un lieu habité, davantage à un univers chtonique qu’à l’écoumène343. L’homme simple, qui n’est artiste, a dû alors mesurer le degré d’inanité de son intelligence face au « vert » aveuglant, qui peut parfois prendre les dimensions d’un labyrinthe. Giono, lui, a une manière propre d’appréhender les paysages ; il le fait artistiquement. Avant de démontrer cela, il nous semble approprié de marquer une brève escale théorique pour introduire une remarque terminologique concernant les mots dont disposent différentes langues pour désigner ce qui est visible. Alors que bien des langues ne possèdent qu’un seul mot pour désigner l’action de voir (« voir » (français), « ver » (espagnol), « sehen » (allemand), « see » (anglais), « gá » (sérère), « gís » (wolof), etc., d’autres langues considérées comme « primitives » comptent, dans leur répertoire lexical, deux verbes bien distincts qui sont équivalents au mot français « voir ». Le premier, dit « verbe constatif » désigne la vue dans son effectivité, alors que le second, plus subjectif et à valeur affective, exprime ce qui est certes visible, mais visible autrement, c’est-à-dire ce qui n’est perceptible qu’au travers de la subjectivité du sujet percevant. C’est de cette dernière catégorie de vue que se sert Giono pour pouvoir livrer dans ses œuvres des paysages non plus authentiques, mais re-créés. L’usage de ses sens fait de l’écrivain, c’est-à-dire de l’inventeur, un dépositaire d’expérience doublé d’un fin observateur, soit trois qualités dont se forge l’artiste. C’est d’ailleurs ces trois attributs que retient Jacques Borel pour définir l’écrivain : « Un écrivain n’a besoin que de trois choses : l’expérience, l’observation et l’imagination344 ». La quête d’expérience le rend particulièment actif et foncièrement subjectif : il est ainsi « un homme d’action avant que d’être un homme de pensée. D’où cet usage des sens qui précèdent toujours le sens345 ». Aussi, quand l’auteur des Vraies richesses écrit : « Par l’odeur d’anis j’ai vu, les yeux fermés, les racines noires du cyprès, par le chant du rossignol j’ai vu la dame rossignole », convient-il d’entendre l’action de « voir subjectivement », périphrase équivalant au verbe affectif dont la gangue graphique n’existe malheureusement pas dans le dictionnaire français. La vision naissant à la faveur de ce « chant du rossignol » qu’évoque Giono nous fait penser à Rousseau qui, dans son Dictionnaire de musique, dit que la musique a la vertu de réaliser le prestige presque inconcevable de « mettre l’œil dans l’oreille346 ». Chez Giono en particulier, ce prestige de la musique347 aiguise son sens artistique et contribue décisivement à fonder le socle de ses actes de paysage. En outre, nous pouvons rappeler la remarque de Marcel Neveu selon laquelle Giono, comblant les vides du dictionnaire, « utilise tous ses sens comme s’ils étaient ses yeux348 ». Cette mise à contribution de la totalité de ses sens confère à l’écrivain de fortes dispositions à la création de la littérature écologique. Ainsi que l’écrit Deleuze, « il n’y a pas d’apprenti qui ne soit « égyptologue » de quelque chose. On ne devient menuisier qu’en se faisant sensible aux signes du bois, ou médecin, sensible aux signes de la maladie. La vocation est toujours prédestination par rapport aux signes349 ». C’est d’ailleurs ce qui amène Giono à se considérer comme un artiste doublé d’un « artisan d’images », comme l’auteur d’une œuvre assimilable à une puissante machine à faire voir, où se tressent écriture et peinture. L’on sait en quels termes il affirme la centralité de ses sens dans sa raison d’être au monde, dans la quête de son bonheur personnel, et dans l’élaboration de son esthétique à visée environnementale : « le monde est là ; j’en fais partie. Je n’ai d’autre but que de le comprendre et de le goûter avec mes sens ». 

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Écophénoménologie des oiseaux : l’ « ornithopoétique »

Il y a un lien évident entre espaces verts et animaux, les premiers attirant, abritant et nourrissant les seconds. En effet, les fruits, les grains et les feuilles des végétaux constituent une précieuse source et ressource alimentaire pour les oiseaux granivores et frugivores. Même les oiseaux insectivores vivent indirectement de la végétation car les insectes qu’ils chassent s’épanouissent dans les sphères végétales (vers, chenilles, moustiques, insectes xylophages, etc.). On sait aussi que les arbres, les arbustes et les herbes offrent des perchoirs aux oiseaux en même temps qu’ils leur permettent de se protéger des intempéries (froid, canicule, pluie). Enfin, en plus de procurer des sites de nidation aux oiseaux, ces végétaux leur offrent les brindilles nécessaires au tressage des nids et à la garniture pour  Michel Serres, Le Contrat naturel [1990], Paris, Le Pommier, 2018. L’objectif affiché dans cet ouvrage est de faire « des objets inanimés des sujets de droit […], de conférer, au scandale des spécialistes, aux choses du monde une dignité juridique égale à celle des humains », p. 13. 150 fonds de nid. La vie de l’oiseau donc, comme du reste celle de l’homme, est absolument tributaire du végétal. C’est ce que le personnage gionien a bien compris au point d’exhorter tout le monde à planter des arbres : Il faut planter des aubépines, dit l’homme. Des haies d’aubépines autour des maisons, et des bosquets d’aubépines à l’angle des champs. C’est très utile. […]. Il faudrait de l’aubépine, des haies, border les champs, non pas pour la barrière […]. [L’]abri de l’aubépine est sec et souple et c’est beaucoup aimé par un tas de bêtes fouineuses. […] Avec de l’aubépine il y a des oiseaux Ah ! (QJD, II, 430). L’approche écophénoménologique pourrait alors être adoptée pour explorer certains récits littéraires constituant une réserve poétique de discours sur le monde animal, et ornithologique particulièrement. À lire des passages des œuvres de notre corpus, on a l’impression que de tels textes font partie de ceux qui auraient inspiré le concept de contrat d’égalité dont Michel Serres fait l’apologie. Chez Giono, les oiseaux et le fleuve acquièrent la faculté de parler et d’entendre au même titre que les humains : « les oiseaux venaient écouter le fleuve », lit-on dans le Chant du monde. Cette capacité donnée aux extrahumains indique que chez Giono la nervure principale qu’est la poétique écologique comprend le sous-secteur de la zoopoétique416 dont l’ « ornithopoétique » (notre néologisme) constituerait une branche, le tout correspondrait ainsi à une « approche des textes qui relie les figures, les rythmes et les phrasés littéraires aux mouvements, aux allures et aux tempos animaux, en se fondant sur une perspective interdisciplinaire mettant notamment en jeu études littéraires, philosophie, éthique et éthologie de terrain ».

Table des matières

INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE
ÉTIOLOGIE DE LA POÉTIQUE ÉCOLOGIQUE GIONIENNE
CHAPITRE I. MYTHOLOGIE CRÉATRICE
CHAPITRE II. MATÉRIAUX MYTHOLOGIQUES
CHAPITRE III. MYTHE ET SCIENCE DES VÉGÉTAUX
DEUXIÈME PARTIE EMPREINTES ÉCOPHÉNOMÉNOLOGIQUES
CHAPITRE I. LA VUE, ORGANE DE L’ÉCOPHÉNOMÉNOLOGIE
CHAPITRE II. REGARD CRÉATEUR ET ÉCOPEINTURE
CHAPITRE III. ÉCOPOÉTIQUE DE LA NEIGE
TROISIÈME PARTIE DE L’ÉCOPOÉTIQUE À L’ÉCOESTHÉTIQUE : ENTRE DIASTOLE ESTHÉTIQUE ET SYSTOLE ÉCOLOGIQUE
CHAPITRE I. ÉCOPOÉTIQUE DE LA TRANSGRESSION
CHAPITRE II  ÉCOESTHÉTIQUE, UNE ÉCOLOGIE TENDUE ENTRE CRÉATION ET ESTHÉTIQUE
CHAPITRE III. ESTHÉTIQUE ET LANGUE LITTÉRAIRE GIONIENNE
CHAPITRE IV. HERMÉNEUTIQUE ÉCOLOGIQUE
QUATRIÈME PARTIE
« AU-DELÀ DU SOUPÇON » ÉCOLOGIQUE
CHAPITRE I. SE RENDRE DÉFENSEUR ET RESPONSABLE DE L’ÉCOLOGIE
CHAPITRE II. ÉCOLOGIE ET « DÉCROISSANCE » ÈS LETTRES
CHAPITRE III. « DÉCROISSANCE » ET HUMANISME COSMIQUE
CONCLUSION

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