Le transport : une industrie de réseau
Les réseaux de transport possèdent les caractéristiques d’un « bien système ». Ce dernier peut se définir comme étant la combinaison de plusieurs composantes élémentaires complémentaires qui doivent être utilisées de manière conjointe pour offrir un service spécifique représentant une utilité pour son usager (N. Economides, 1996). En effet, la production d’un service de transport de voyageurs ou de marchandises nécessite l’utilisation conjointe d’infrastructures physiques fixes (réseaux routiers, voies ferrées, gares, ports, aéroports), d’infrastructures physiques mobiles (véhicules de transport) et du capital humain. La mise en place des infrastructures physiques fixes est ainsi indispensable à toute production de services de transport. Or, la construction de ces infrastructures mobilise des investissements initiaux élevés et irrécupérables (sunk costs) dont le délai de récupération est souvent très long. De plus, l’évolution de la demande se caractérise par un fort degré d’incertitude. Ces caractéristiques particulières font du secteur des transports une industrie de réseau au même titre que les télécommunications, la distribution d’eau et d’énergie, l’audiovisuel ou encore la poste. Ces industries de réseau présentent trois spécificités particulières qui les différencient des autres organisations industrielles de production.
D’abord, les biens produits par les industries de réseau vérifient les propriétés de biens collectifs car ils sont indispensables à l’amélioration des conditions de vie des citoyens et ont pour caractéristiques d’être utilisés dans la quasi-totalité des activités économiques. En effet, l’existence de moyens de transport fonctionnels est tout aussi indispensable pour garantir la nécessaire mobilité des hommes que pour relier producteur et consommateur.
Ensuite, en raison des coûts fixes importants nécessaires à l’installation des infrastructures physiques, les coûts moyens de production diminuent à mesure que la taille du réseau augmente. Les fournisseurs des services en réseau bénéficient ainsi des économies d’échelle et la diversification des services leur permet d’accroître encore plus la rentabilité. Les industries de réseau présentent donc le caractère de monopole naturel, c’est-à-dire que le coût de production le plus bas est obtenu lorsqu’une seule entreprise est en charge du réseau.
Enfin, les industries de réseau émettent des effets externes. Il y a externalité lorsque le processus de production ou de consommation d’un agent économique procure des avantages (ou des coûts) à un autre agent sans qu’il y ait compensation financière. Les services en réseau donnent naissance à des externalités positives de demande et d’offre. Les externalités positives de demande, qualifiées aussi d’effets de réseau ou d’effets de club traduisent le fait que, en deçà d’un certain seuil de congestion, l’utilité ou la satisfaction d’un consommateur est positivement corrélée au nombre de consommateurs du même bien ou d’un bien compatible (Buchanan, 1965). Ainsi, l’adhésion à un réseau téléphonique est d’autant plus intéressante pour un abonné que le nombre d’adhérents du même réseau avec lesquels il souhaite communiquer est élevé. En raison des effets de réseau, la demande d’un bien réseau ne dépend donc pas uniquement du prix (à l’inverse des biens ordinaires ne produisant pas d’effets de club) mais également du nombre de consommateurs actuels et anticipés de ce bien. Les externalités d’offre font référence, quant à elles, au fait que grâce aux économies d’échelle et d’envergure, les prix des services en réseau baissent à mesure que le nombre d’adhérents augmente, alors que parallèlement, l’offre des services liés au réseau s’élargit. Un exemple de ces types externalités concerne le fait que l’augmentation du parc automobile engendre la multiplication des services de maintenance et de réparation, des stations services et de vendeurs de pièces détachées disponibles pour les utilisateurs de ce type de transport, ce qui permet une augmentation de leur satisfaction.
La combinaison des effets de réseau, des économies d’échelle et des économies d’envergure fait que la dynamique des services en réseau n’est pas linéaire et nécessite le franchissement d’un certain seuil critique pour s’accroître de manière autonome. En deçà de ce seuil, le réseau a besoin du concours d’un apport extérieur, celui de l’Etat en particulier. Au-delà de ce seuil, un phénomène de rétroaction positive entre l’offre et la demande se met en place et il connaît une croissance accélérée jusqu’à la saturation de la capacité du réseau (Dupuy, 1999 ; Penard, 2002 ; Shapiro et Varian, 1998). De plus, en raison de leur propension à évoluer vers une structure monopolistique, les industries de réseau mettent en échec les mécanismes de marché et fondent les conditions d’une intervention publique. Le développement rapide des chemins de fer au 19ème en Europe occidentale et aux Etats-Unis et le rôle actif que les pouvoirs publics y ont joué, est une bonne illustration de ces caractéristiques particulières des industries.
Les effets locaux et macroéconomiques des réseaux de transport
Du fait de leurs caractéristiques d’émetteurs d’externalités positives, les réseaux de transport ont un impact sur les choix de localisation des activités économiques. La réduction des coûts de transport permise par le développement des réseaux de transport accroît la taille de marché accessible à chaque entreprise et accentue la concurrence entre les firmes. En même temps cela les incite à privilégier la concentration géographique afin de profiter des avantages multiples que procure la proximité spatiale sous forme d’économies d’agglomération (Marshall, 1890). En élargissant le bassin de main d’œuvre accessible aux entreprises et la taille du marché du travail, de bonnes infrastructures de transport favorisent l’adéquation entre l’offre et la demande de travail. L’efficience du marché du travail qui en résulte contribue à l’augmentation de la productivité et donc à l’accélération de la croissance économique. Selon les théoriciens des modèles de la Nouvelle Economie Géographique, initiée par Krugman (1991), les infrastructures de transport sont au cœur des choix de localisation des activités économiques et expliquent en grande partie les disparités économiques entre les régions.
Au niveau macroéconomique, l’analyse du lien unissant les infrastructures de transport et la croissance a été traitée de différentes manières dans la littérature économique .
Les théories néoclassiques traditionnelles de la croissance (Solow, Swan) fondées sur l’hypothèse de rendements décroissants du capital, suggèrent que le taux de croissance économique dépend d’une manière exogène du rythme du progrès technique et de l’accroissement démographique. L’intervention de l’Etat dans l’économie est plutôt jugée improductive. Ainsi, toute politique budgétaire de relance économique, par le biais des investissements dans les infrastructures publiques, n’a qu’un impact transitoire sur le taux de croissance dans son cheminement vers l’équilibre de long terme. Les dépenses publiques sont plutôt vues comme un frein à la croissance économique car leur financement crée un effet d’éviction de l’investissement privé à travers la hausse du taux d’intérêt et la baisse du rendement de l’investissement privé en raison de la pression fiscale.
Les auteurs keynésiens, quant à eux, insistent sur les effets multiplicateurs positifs des dépenses publiques sur la croissance à court terme. Selon eux, les travaux de construction et d’entretien des infrastructures publiques augmentent le niveau de la demande et ont donc un impact macroéconomique positif immédiat sur l’activité économique (création d’emplois et relance de la consommation) notamment en période de basse conjoncture. Mais ces effets à court terme des infrastructures publiques qui s’estompent une fois les travaux achevés ne sont pas l’objet de notre étude.
Les nouvelles théories de la croissance, appelées aussi « modèles de croissance endogène », qui sont apparues à la fin des années 1980, en faisant référence aux effets externes positifs développés initialement par A. Marshall (1890), vont expliciter l’impact positif des infrastructures publiques dans la croissance économique de long terme. Ces nouveaux modèles de croissance font du progrès technique, qui permet la préservation d’un taux de croissance régulièrement positif, un phénomène résultant des comportements et des décisions d’agents économiques rationnels motivés par la maximisation de leur profit et non plus un facteur exogène comme l’affirme le modèle de Solow. Ils attribuent en particulier un rôle moteur à l’Etat qui, en incitant les entreprises à investir plus (Romer, 1986) ou en augmentant les dépenses publiques consacrées à l’éducation (Lucas, 1988) et à la recherche technologique (Romer, 1990), peut poser les conditions d’une croissance auto-entretenue. Les effets externes positifs exercés par les infrastructures publiques, dont les réseaux de transport, sur la dynamique économique de long terme trouvent leurs justifications théoriques dans les modèles de Barro (1990) et de Barro et Sala I Martin (1992) qui s’inscrivent dans le prolongement des théories de la croissance endogène. Cette modélisation postule qu’en améliorant la productivité des facteurs traditionnels de production (capital et travail), l’investissement en infrastructures publiques exerce des effets positifs notables sur la production du secteur privé. Il existe donc une forte complémentarité entre les facteurs capital public, capital privé et travail pour initier et maintenir, une dynamique économique durable. A travers les dépenses publiques d’investissement, l’Etat peut contribuer à l’amélioration des caractéristiques du côté offre de l’économie et influer sur la croissance de long terme.
L’économie des réseaux de transport
Les réseaux de transport jouent un rôle essentiel dans le développement économique et social. Ils constituent à la fois un produit fini répondant directement au besoin de déplacement des biens et des personnes et un produit intermédiaire contribuant à l’accroissement de la productivité des secteurs de production. La disponibilité de réseaux de transport de qualité conditionne l’amorce et la préservation d’une croissance économique soutenue et contribue à la compétitivité de l’économie. Cependant, la construction et la mise en place des infrastructures de transport nécessitent des investissements initiaux élevés et irrécouvrables dont le délai de récupération est souvent très long. De plus, l’évolution de la demande se caractérise par un fort degré d’incertitude tandis que la multiplication de réseaux parallèles ne répond à aucune viabilité économique. En outre, une fois installées, ces infrastructures sont difficilement déplaçables et ne peuvent généralement pas être utilisées pour d’autres activités. Ces caractéristiques particulières font des réseaux de transport une composante des industries de réseaux au même titre que les télécommunications, la distribution d’eau et d’énergie, l’audiovisuel ou encore la poste. Ces dernières sont à l’origine d’effets externes positifs qui se diffusent à l’ensemble de l’activité économique et qui font d’eux un facteur indispensable de développement économique et social. Ces propriétés importantes qui mettent en échec la régulation par les mécanismes du marché ont conduit les Etats, que cela soit après la Seconde Guerre mondiale en Europe ou après les indépendances en Afrique, à prendre le contrôle de ces industries et à les ériger en monopoles publics verticalement intégrés. L’objectif des Etats était de soutenir le développement de ces industries durant leur phase d’émergence et de leur assigner une mission de services publics une fois qu’elles ont atteint la maturité.
L’organisation de ce chapitre se présente comme suit. Nous allons présenter dans la première section de ce chapitre les caractéristiques économiques des industries de réseau (et des réseaux de transport en particulier) et les raisons économiques de l’intervention publique. La seconde section sera consacrée aux externalités positives des réseaux de transport et à la dynamique de leur développement. Enfin, nous allons montrer dans la troisième section que le développement historique des chemins de fer en Europe illustre parfaitement le cadre théorique des industries de réseau.
Le transport possède les caractéristiques propres aux industries des réseaux comme l’écrit N. Economides « the modern economy would be very much diminished without the transportation, communication, information and railroad networks » (N. Economides, 1996). Les industries de réseau présentent des caractéristiques techniques et économiques propres qui les différencient des autres organisations industrielles de production. Selon N. Curien (2000), le réseau se conçoit au travers de deux conceptions. Pour l’ingénieur, le réseau est une interconnexion spatiale d’équipements compatibles et /ou complémentaires mis en relation dans le but de réaliser le transport de personnes, de marchandises, d’énergie ou d’informations d’un point à un autre. Le réseau est vu ici comme le réseau physique et l’ambition de l’ingénieur est d’optimiser l’agencement des différents éléments constitutifs de ce réseau afin d’en proposer une meilleure utilisation.
D’un point de vue économique, le réseau peut être défini en tant que « support technique d’intermédiation économique » (Currien N. 2000). Dans ce cas, le rôle principal du réseau concerne la mise en relation entre des producteurs et des consommateurs de biens et services Les industries de réseau se caractérisent par une forte intensité du facteur capital et par des coûts fixes importants qui sont en général irrécouvrables (sunk costs) . L’objectif de l’économiste consiste à déterminer la meilleure structure de marché pouvant assurer l’efficacité de l’intermédiation. Un réseau conçu de manière efficace étant, selon le point de vue de l’économiste, celui qui minimise l’ensemble des coûts de production. Les réseaux de transport ont des caractéristiques propres qui les différencient des autres. Un réseau de transport est un réseau à base de flux constitués par les mouvements de personnes et de marchandises. Les réseaux de transport ont une inscription physique sur le sol. Ils peuvent être représentés sur un graphe composé d’un ensemble de nœuds et d’arcs (lignes). Un arc assure la liaison entre deux nœuds et un nœud met en relation deux arcs ou plus. Les arcs décrivent les mouvements entre les nœuds. Chaque point peut être le nœud initial, à l’origine du flux ; le nœud de destination ou un nœud intermédiaire jouant le rôle de coordination ou de dispatching. Chacune de ces composantes du réseau de transport sont indispensables au bon fonctionnement du système de transport et leur disponibilité conditionne la production des services de transport. Les réseaux de transport présentent des formes morphologiques variées. Certains sont maillés (chaque noeud est directement mis en contact avec n’importe quel autre)à l’instar du transport routier. D’autres ont une morphologie plus polarisée (ils relèvent d’une logique de concentration ou de diffusion du flux vers ou à partir d’un noeud central).
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