L’écologie scientifique et l’exploitation des ressources cynégétique

Le 16 juin 1994, l’Assemblée nationale du Québec adopte une loi sur le ministère de l’Environnement et de la Faune, qui remplace la Loi sur le ministère de l’Environnement et la Loi sur le ministère du Loisir, de la Chasse et de la Pêche. Ces deux lois dataient de 1979. Dans la Gazette officielle du Québec, le législateur indique que le ministère de l’Environnement et de la Faune est responsable « d’ assurer, dans une perspective de développement durable, la protection de l’environnement ainsi que la conservation et la mise en valeur de la faune et de son habitat  ». Puis, il précise que le ministre de l’Environnement et de la Faune « élabore et propose au gouvernement des politiques visant notamment: 10 la protection des écosystèmes et de la biodiversité ». Alors que les responsabilités du ministre renvoient à la protection des relations écosystémiques des espèces fauniques dans leur ensemble, le rôle du ministère renvoie plutôt à la conservation et la mise en valeur de ces espèces et de leurs milieux de vie.

Sur le plan discursif, le législateur mobilise des notions qui proviennent des sciences biologiques et de la biologie de conservation, soit la jàune et l’ habitat, et de l’écologie scientifique, soit les écosystèmes et la biodiversité. Même si l’État québécois projette de gouverner l’environnement et lafaune par l’entremise du MEF, cette mesure législative porte le legs de politiques ministérielles touchant des domaines d’intervention distincts, dans la mesure où le premier vise « les secteurs de l’air, de l’eau et du sol » alors que le second cible l’encadrement des activités de chasse et pêche. En ce qui a trait à l’exploitation des ressources fauniques, plusieurs facteurs entourent les transformations de l’intervention de l’État québécois sur le gibier dans la seconde moitié du 20e siècle. Pour mettre au jour les relations et les interactions entre les savoirs, les politiques et les scientifiques qui définissent le voletfaune du mandat du MEF lors de sa création, nous reconstituerons dans ce mémoire l’histoire de l’action gouvernementale sur les espèces fauniques entre 1961 et 1994.

Dans la seconde moitié du 20e siècle, la démocratisation de la chasse sportive et l’ouverture du territoire de chasse accentuent la pression de chasse sur le gros gibier, ce qui suscite des craintes à l’ égard de l’épuisement des ressources cynégétiques . En 1961 , l’État québécois entame la prise en charge de la gestion faunique avec la création du Service de la faune et le recrutement de chercheurs issus des sciences biologiques. De 1963 à 1979, puis de 1979 à 1994, le ministère du Tourisme, de la Chasse, de la Pêche (MTCP), puis le ministère du Loisir, de la Chasse, de la Pêche (MLCP) dirigent successivement les activités scientifiques et les interventions sur les espèces fauniques. Cependant, un portrait institutionnel et une chronologie administrative ne suffisent pas pour faire l’histoire de la gestion faunique en contexte gouvernemental. En effet, la gestion faunique – prise dans le sens nord-américain de game management ou wildlife management – représente un ensemble d’acteurs, d’institutions, d’outils réglementaires et de pratiques aménagistes par lesquels l’État tente d’agir sur les espèces fauniques pour en optimiser leur exploitation. Dans le cas de l’État québécois, l’arrivée des acteurs scientifiques – biologistes de la faune et ingénieurs forestiers – au sein de l’appareil administratif provincial et la fOlmation d’une institution responsable de l’action gouvernementale sur la faune représentent un point de départ pour mettre en lumière les tenants et aboutissants de la mise en forme d’une approche scientifique de la gestion faunique.

Historiographie et méthodologie 

L’action gouvernementale sur les espèces fauniques compte sur un ensemble d’acteurs (scientifiques, aménagistes, fonctionnaires et gardes-chasses), d’institutions (appareils administratifs étatiques, services fauniques et associations de chasse et pêche), d’outils réglementaires (saisons de chasse, limites de récolte, type d’annes permises et réserves fauniques) et de pratiques aménagistes (plans de gestion du gibier, plans de gestion des habitats fauniques et normes de coupes forestières). La gestion faunique représente donc un vaste sujet qui permet de démultiplier les angles d’analyse et de les relier aux problématiques de plusieurs champs de recherche de la discipline historique.

Parmi les champs de recherche qui guident les questionnements des historiens sur les transformations de la gestion faunique, nous relevons d’abord l’histoire politique du rapport entre les populations humaines et animales. Cette histoire analyse notamment les relations entre les chasseurs sportifs, la grande faune et l’État québécois pour démontrer le processus de domestication des ongulés . Puis, nous relevons l’histoire sociale des inégalités qui structurent la transformation du rapport entre les populations humaines et animales. Cette histoire examine les résistances à la prise en charge de la gestion faunique par les États nord-américains pour mettre au jour la marginalisation des pratiques et attitudes traditionnelles à l’égard des espèces fauniques  . Finalement, nous relevons l’histoire des technologies qui modifient les conditions matérielles du rapport entre les populations humaines et animales. Cette histoire envisage les interactions entre les biologistes de la faune et les techniques de suivi des spécimens fauniques pour explorer la perméabilité de la frontière culture-nature. Dans l’ensemble, ces champs de recherche mettent l’accent sur la volonté de contrôle des populations d’espèces animales par les sociétés humaines des 19e et 20e siècles, que ce soit pour répondre à la demande des chasseurs sportifs, interdire les pratiques de chasse associées à la subsistance ou réintroduire des spécimens catégorisés comme espèces menacées. Pour comprendre comment les États nord-américains canalisent cette volonté de contrôle dans la seconde moitié du 20C siècle, ce mémoire propose d’inscrire l’étude de l’action gouvemementale sur les espèces fauniques au cœur d’une problématique qui interroge les relations et les interactions entre les sciences biologiques, les chercheurs issus de cette discipline et les politiques d’exploitation des ressources tàuniques.

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Afin de cerner les transformations de la gestion faunique en regard des savoirs et pouvoirs qui informent et conduisent l’action gouvernementale sur les espèces fauniques, nous situons notre mémoire au carrefour de l’histoire des sciences, de l’environnement et de l’administration publique. D’une part, nous traitons l’historiographie qui interroge les interactions entre les sciences biologiques, l’écologie scientifique et l’usage des concepts issus de ces disciplines dans les pratiques des chercheurs. D’autre part, nous traitons l’historiographie qui interroge les relations entre les chercheurs qui proviennent des sciences biologiques, les agences gouvernementales responsables de la gestion faunique et les politiques d’exploitation des ressources fauniques. Finalement, nous considérons les études qui portent sur les liens entre les milieux universitaires et les administrations publiques canadiennes et québécoises, puisqu’elles interrogent les façons dont les scientifiques arriment les perspectives des sciences naturelles et sociales aux politiques publiques, sans pour autant contourner les impératifs de la politique partisane. À la suite du bilan historiographique, ce chapitre présente la problématique, l’hypothèse et les questions de recherche, ainsi que le plan de l’étude qui nous permet d’illustrer le rôle de la connaissance scientifique dans les transformations de la gestion faunique au Québec entre 1961 et 1994.

Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE 1 – HISTORIOGRAPHIE ET MÉTHODOLOGIE
1.1. Bilan historiographique
1.2. Problématique, hypothèse et questions de recherche
1.3. Plan de l’étude: démarche méthodologique et sources
CHAPITRE 2 – LA DÉMOCRATISATION DE LA CHASSE SPORTIVE ET L’ÉPUISEMENT DES RESSOURCES CYNÉGÉTIQUES: UN SERVICE SCIENTIFIQUE POUR GOUVERNER LA FAUNE, 1961-1974
2.1. La création du Service de la faune et la transformation de son volet scientifique au ministère du Tourisme, de la Chasse et de la Pêche
2.2. L’épuisement des ressources cynégétiques et les activités scientifiques du gouvernement québécois
2.2.1. Les chroniqueurs de chasse et pêche et l’approche scientifique de la gestion fatIDique
2.2.2. La recherche sur les espèces fauniques : l’inventaire des populations d’ongulés et l’analyse de la pression de chasse
CHAPITRE 3 – LA PÉRENNITÉ DES RESSOURCES CYNÉGÉTIQUES : L’ÉCOLOGIE SCIENTIFIQUE ET LA RECHERCHE FAUNIQUE, 1974-1981
3.1. La réorganisation du service scientifique, les négociations avec le service
d’aménagement et la formation d’une unité de recherche dédiée à la faune terrestre
3.2. L’intensification de l’ouverture du territoire de chasse : les chroniqueurs sportifs et la recherche gouvernementale
3.3. Vers une recherche sur les relations écosystémiques des espèces fauniques le recensement des milieux de vie et l’étude de la dynamique des populations
CHAPITRE 4 – L’ÉCOLOGIE SCIENTIFIQUE ET LA GESTION FAUNIQUE: DES MILIEUX DE VIE AUX HABITATS FAUNIQUES, 1981-1994
4.1. Une unité de recherche pour l’étude des relations écosystémiques et un groupe de travail pour la protection des habitats fauniques
4.2. La caractérisation des milieux de vie et la définition administrative des habitats fauniques
4.3. Le cadre légal sur l’exploitation des ressources cynégétiques, la protection des habitats fauniques et les chroniqueurs de chasse et pêche
4.4. L’ écologisation des pratiques aménagistes
CONCLUSION

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