L’école est-elle égalitaire ? La théorie du déterminisme social
La première des lois de Jules Ferry, datant du 16 juin 1881, « instaure la gratuité absolue de l’enseignement primaire dans les écoles publiques »87. Cette loi est bientôt complétée par celle du 28 mars 1882 rendant l’enseignement primaire obligatoire88. La volonté de Jules Ferry est de permettre à tous d’avoir accès à une éducation sans distinction de classe. Ces lois encouragent une vision égalitaire de l’école, où les enfants de tous les milieux se retrouvent à suivre le même programme, décrit dans la loi du 28 mars 1882. L’école de la république affirme donc un vœu d’égalité.
Pour Freinet (1964), l’école est basée sur l’échec, accable ceux qui ne réussissent pas et favorise ceux qui réussissent. Selon Bourdieu et Passeron (1964; 1970), l’école ne permettrait pas de sortir de l’échec un élève de milieu défavorisé en difficulté scolaire. L’école étant gérée par une classe dominante qui intègre au sein de celle-ci son système de fonctionnement, étranger aux autres classes, elle « favorise ceux qui sont déjà favorisés […], elle exclut, repousse, dévalorise les autres » (Snyders, 1976, p. 17). Que ce soit par le « capital culturel » ou le « capital linguistique » (Bourdieu, Passeron, & Shattock, 1970), les élèves de milieux défavorisés ont un manque certain pour comprendre l’école. Ces auteurs vont même jusqu’à dire que l’Ecole réussit à « convaincre les déshérités qu’ils doivent leur destin scolaire et social à leur défaut de dons ou de mérites ». Ce serait donc « l’inégalité sociale qui commande[rait] l’inégalité scolaire » (Snyders, 1976, p. 20).
Tous les élèves d’une même classe n’ont pas tous été préparés de la même façon à l’acquisition des différents savoirs et l’école ne prend pas en compte cette spécificité (Rayou & Bautier, 2009). Nous reprendrons l’image d’Alcorta (2009) selon laquelle l’école positionne tous les élèves sur une même ligne de départ et part du postulat que « seuls les attributs de mérite, d’efforts permettraient de départager ceux qui arriveront sur la ligne d’arrivée » (ibid., p. 109). Or, les élèves se différencient les uns des autres par une expérience personnelle et des acquisitions extrascolaires plus ou moins proches des savoirs enseignés (Rayou, 2015). De plus, les différences de réussite scolaire en fonction du milieu social grandissent tout au long du cursus (Peugny, 2015) comme nous pouvons le voir dans l’étude de Caille et Rosenwald (2006) selon laquelle les élèves, à même niveau initial à l’entrée au CP, quitte l’école élémentaire avec un niveau plus faible lorsqu’ils ont réalisé leur scolarité en ZEP (ibid.). Terrail (2004; 2009) conclut en définissant l’école unique comme une école non égalitaire, ayant pour objectif la sélection par la difficulté et non la réussite pour tous.
L’école de la République se veut égalitaire mais plusieurs auteurs remettent en cause cet état de fait. L’école, gérée par une classe dominante, favoriserait ceux déjà en réussite et ne permettrait pas de sortir de l’échec scolaire. L’inégalité scolaire, en lien avec le milieu social, s’accentuerait au fur et à mesure de l’avancée dans le cursus.
Le capital culturel, concept clé de la théorie du handicap socio-culturel
La notion de capital culturel a été amenée par Bourdieu (1979). Il en a fait une hypothèse « pour rendre compte de l’inégalité des performances scolaires des enfants issus des différentes classes sociales » (ibid., p. 3). Selon Lahire (1995, p. 28), « c’est par le capital culturel acquis ou conquis que l’on explique la « réussite » scolaire des enfants ». Bourdieu (1979, p. 3) décrit différentes formes de capital culturel : « l’état incorporé », « l’état objectivé » et « l’état institutionnalisé ». Il explique que le capital culturel n’est pas un bien dont on hérite, telle un mobilier ou de la monnaie. Ce capital culturel s’acquiert par « inculcation et assimilation » (ibid.) dans un laps de temps plutôt long (Choi, 2011). Inéluctablement, les enfants qui sont confrontés à ce capital dans leur sphère familiale dès leurs premières années, et que Serre (2012, p. 8) appelle le « capital culturel hérité familialement », en auraient une plus grande maîtrise, comparée à ceux qui en feraient une « acquisition tardive » (ibid.), à l’école par exemple. Serre rappelle que le « capital culturel légitime […] est celui que les classes dominantes possèdent et qu’elles ont le pouvoir de définir et d’imposer comme tel » (ibid., p. 13). Les classes sociales défavorisées sont donc « désavantagées » (Robert, 2009, p. 2) car ces classes dominantes leur imposent un « arbitraire culturel » (Bourdieu et al., 1970, p. 38).
Synders (1976) fait le constat que les habitudes et la culture des « classes privilégiées » est proche de la culture et des rites scolaires. La théorie du handicap socio-culturel met la cause de l’échec des élèves de milieux défavorisés sur les familles. Ces dernières ne donneraient pas à l’enfant « les bases culturelles et linguistiques nécessaires pour réussir à l’école » (Tazouti, 2002, p. 36). Par ces manques, les élèves en difficulté seraient « exclus » (Sensevy, 2011, p. 589) des apprentissages car ils n’auraient pas bénéficié, en dehors de l’école, « d’un certain style de vie » (Snyders, 1976, p. 23). Les enseignants trouveraient un intérêt dans cette théorie car cela donnerait une explication à l’échec scolaire extérieure à l’école et la sphère d’action des enseignants, « contribuant ainsi à rendre un peu plus vivable un métier particulièrement difficile » (Terrail, 2004, p. 66).
Tous les élèves d’une même classe n’arrivent pas avec le même capital culturel. Celui-ci s’est forgé par inculcation et assimilation sur un temps assez long, en dehors de l’école.
Le capital culturel légitime est celui imposé arbitrairement par la classe dominante et est proche de la culture et des rites scolaires. Il y aura une différence de performances scolaires en fonction de la distance entre le capital de l’élève et celui attendu par l’école. La cause de l’échec scolaire est donc, par la théorie du handicap socioculturel, à trouver dans les familles, qui sont à l’origine de la transmission de ce capital.
Critique de ces deux théories
Les deux théories évoquées ci-dessus ont été largement critiquées dans la littérature. La première critique consiste à présenter deux théories très tranchées qui amènent à conclure « de façon simpliste à un déterminisme familial ou social de la réussite et de l’échec scolaire » (Tazouti, 2002, p. 38). La théorie du handicap socio-culturel impute l’échec scolaire aux familles tandis que celle de la reproduction l’impute à l’école.
Charlot (1997) pense au contraire que cette question est complexe. Il ne suffit pas de regarder unilatéralement du côté de l’école ou de la famille pour trouver la cause aux différents destins scolaires. Plusieurs autres facteurs peuvent entrer en jeu, comme la singularité de l’enfant, les pratiques éducatives familiales ou encore les attitudes au sein de l’école. De plus, les enfants des familles populaires ne sont pas éloignés de « la culture » mais « grandissent dans une culture différente de la culture dominante » (Charlot et al., 1992, p. 15). On peut donc s’interroger sur le choix de l’école, proposant la culture de la classe dominante comme culture de référence. L’échec scolaire est expliqué ici « en terme d’écarts avec la classe dominante » et l’école peut être perçue comme « handicapante » (ibid.). Les enseignants, au regard de la thèse du handicap socio-culturel, sont mis à l’abri de « toute critique directe » (Charlot, 1997, p. 31). Deux exemples concrets apparaissent dans la littérature pour encourager le lecteur à être méfiant vis-à-vis de ces théories (Lahire, 1998). Certains élèves de milieux favorisés ne réussissent pas à l’école et, a contrario, il existe des réussites scolaires d’enfants de milieux populaires (Tazouti, 2002). Ces deux exemples affaiblissent ces théories, sans pour autant permettre de les abandonner.
Les habitus et le rapport au savoir
Cela nous amène à nous interroger sur les questions d’habitus et de rapport au savoir des élèves en fonction de leur milieu d’origine.
Les habitus sont décrits par Charlot (1997, p. 37) comme des « dispositions psychiques transposables et durables ». Ils ont été « socialement construits » (ibid.). Grâce à ces habitus, les sujets « structurent, engendrent et organisent des pratiques et des représentations » (Charlot et al., 1992, p. 17) dont ils auront besoin durant leur existence. Cela permet une meilleure appropriation du monde qui les entoure.
Au sein de l’école, plusieurs problèmes peuvent être soulevés. Le premier, dont parle Tazouti (2002, p. 36), est celui d’imposer à tous les élèves « l’habitus culturel des classes dominantes ». Il faut à cet instant prendre en compte la « distance qui sépare l’habitus [que l’école] tend à inculquer de l’habitus qui a été inculqué » (Bourdieu et al., 1970, pp. 89-90) au sein des familles. Les habitus acquis dans le milieu familial engendrent différentes positions au sein de l’école (Charlot, 1997) chez les enfants. Les élèves, durant leur scolarité, seront confrontés à des conflits, dus à la fréquentation « d’univers sociaux distants les uns des autres » (Siroux, 2012, p. 24) que représentent l’école et le milieu familial.
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