Le transfert de technologie un processus d’innovation
La Sociologie de l’innovation, une nouvelle source de compréhension
La sociologie de la technique est habituellement découpée en deux champs souvent considérés comme distincts, la sociologie de l’innovation et celle de l’usage. La première est censée précéder la seconde, cette dernière étant d’ailleurs souvent « oubliée » ; or, comme nos études de cas le montreront, elles sont plus étroitement liées qu’il n’y paraît car autant il est communément admis que l’usage découle de l’innovation, autant la réciproque demeure peu étudiée… Le terme « Innover » tire sa racine du mot latin « innovare » de « novus », nouveau. Il s’agit selon Le Petit Larousse « d’introduire quelque chose de nouveau dans un domaine particulier. » Cette action n’est évidemment pas le monopole d’un quelconque domaine, aussi la retrouverons-nous sans surprise étudiée dans l’encyclopédie de l’innovation dirigée par Philippe Mustar et Hervé Penan1 , dans des champs aussi divers que la stratégie, la gestion, la sociologie, la finance, la politique, l’économie, le marketing ou encore les NTIC. En ce qui concerne l’étude des transferts de technologie, nous nous appuierons essentiellement sur la sociologie de l’innovation qui accorde une place importante à l’objet technique. Toutefois, ce choix est loin d’être exhaustif et, comme nous le constaterons dans notre étude, le champ de la gestion demeure aussi omniprésent en faisant appel à des notions peu développées jusque-là par la sociologie de l’innovation. Comme tout choix, ce dernier présente des limites, d’autres approches auraient sans aucun doute donné d’autres résultats. Aussi, notre contribution ne se veut-elle en aucun cas exclusive, mais en complément de ce qui a pu être écrit sur les transferts de technologie. De plus, les théories portant sur l’innovation sont présentes dans de nombreuses disciplines scientifiques, certains auteurs se trouvent fréquemment au croisement de plusieurs d’entre elles. La sociologie de l’innovation n’échappe pas à cette tendance qui est même encouragée par ses principaux fondateurs2 , aussi ne pourrons-nous citer tous les auteurs qui ont participé à son élaboration. Nous ne présenterons ici que ceux que nous considérons être les fondateurs de la sociologie de l’innovation en tant que telle. D’autres auteurs seront sollicités dans les chapitres suivants pour affiner notre compréhension sur des éléments périphériques de la sociologie de l’innovation mais qui sont de fait au centre de la compréhension des transferts de technologie.
- Les principaux courants de pensées
Dans un premier temps, concentrons-nous tout d’abord sur la sociologie de l’innovation en tant que telle : plusieurs contributions majeures marquent cette discipline, nous allons présenter dans ce qui suit de manière assez détaillée quelques auteurs représentatifs de ce courant de pensée. Ceux-ci n’ont pas été choisis au hasard : ils ont en effet tous contribué de manière importante au développement de ce concept et leurs écrits présentent des similitudes intéressantes avec les cas observés. Dans un premier temps, nous tenterons une rapide synthèse de leurs contributions avant de les analyser puis de les confronter à nos trois cas.
L’école du C.S.I.1
Commençons tout d’abord par Bruno Latour à qui cette théorie doit ses lettres de noblesse : ce dernier concentre son attention sur l’observation ethnographique de la vie d’un laboratoire . Pour ce faire, il reprend l’associationnisme de la sociologie de l’usage en ne distinguant pas dans les observations l’objet technique de son environnement humain et nonhumain. Avec Steve Woolgar, Bruno Latour décrira alors la recherche scientifique comme une activité rhétorique3 , mettant ainsi à mal le rôle messianique du chercheur censé dévoiler la vérité contenue intrinsèquement dans la nature. Au génie du savant va se substituer le plus souvent la force du hasard, des rencontres et des échanges avec les collègues et surtout la force de persuasion et de rassemblement autour d’une idée. Cette dernière deviendra alors un énoncé scientifique à partir du moment où un consensus aura été obtenu autour d’elle que ce soit à partir d’expérimentation choisie et négociée par le chercheur ou à partir de la mobilisation de différents moyens visant à obtenir ce consensus. Cette analyse sera étendue par la suite à l’objet technique avec notamment Michel Callon1 et les chercheurs du centre de sociologie de l’innovation de l’école des Mines de Paris. Intéressons-nous dans un premier temps à Michel Callon et à son article traitant de la « sociologie de la traduction » qui représente le texte fondateur de sa pensée. Ce dernier part du constat de la séparation faite par la sociologie entre l’analyse de la société et celle de la nature : alors que les ingénieurs et les scientifiques doutent autant de la société que de la nature, les sociologues pour leur part ne s’intéressent qu’aux doutes concernant la nature. Or, à partir du moment où l’on admet que les savoirs sur la société sont aussi incertains que ceux sur la nature, il n’est en effet pas défendable de leur faire tenir un rôle différent dans l’analyse. De ce fait, Michel Callon propose de positionner sur un pied d’égalité les marins-pêcheurs et les coquilles Saint Jacques avec un sous-titre provocateur : « la domestication des coquilles Saint Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint Brieuc ».
Autres écoles
D’autres chercheurs ont cherché à affiner cette vision ou l’ont traduite d’une manière différente : Patrice Flichy2 pour sa part revisite les éléments de la sociologie de l’innovation telle que présentée par Akrich, Callon et Latour tout en prenant ses marques. Ainsi d’un point de vue méthodologique, celui-ci estime la pratique ethnologique préconisée notamment par Latour comme étant peu praticable et suggère en contre-partie d’écrire les histoires parallèles, que ce soient celles évoquées par l’innovateur (mais dont certains éléments ne se révéleront finalement pas déterminants malgré ses prévisions) ou celles des acteurs perçus à posteriori comme majeurs. En fait, il s’agit d’éliminer deux dangers : oublier des éléments ou des acteurs qui n’auraient pas été convoqués par l’innovateur alors qu’ils sont déterminants dans la compréhension du processus ou, dans le second cas, donner une fausse impression de fatalité avec une histoire qui semble écrite d’avance où seuls les acteurs alimentant le processus sont présentés. Cette première étape de convocation des acteurs franchie, il modélise alors le processus d’innovation en trois temps. Il débute avec ce qu’il nomme « l’objet valise » qui représente concrètement l’imaginaire collectif à commencer par ceux qui sont à la source de l’innovation, mais aussi des différents centres décisionnels que peut comporter la société. Il s’agit d’une phase « d’indétermination dans les choix technologiques. Une large gamme de possibles reste ouverte, tant au niveau du cadre de fonctionnement qu’à celui du cadre d’usage »3 . « L’objet frontière » prend alors le relais avec pour but de préciser le contour de l’objet, « de passer de l’utopie à la réalité ». Il faut alors trouver une compatibilité entre les différents projets, « il faut la construire, la négocier avec les différents acteurs concernés »1 . Ce faisant, il souligne à juste titre une différence majeure avec les théories de Callon, Latour et Akrich : « tout n’est pas ouvert à la négociation, chaque monde a un certain nombre de spécificités qui sont au centre de son fonctionnement et que les autres partenaires ne peuvent pas remettre en cause. »2 L’objet peut alors encore prendre différentes formes avant de s’immobiliser sous son état final, il s’agit alors de « la stabilité du cadre socio-technique ». Les usagers « braconnent au sein du cadre sociotechnique, ils s’approprient et se réapproprient le nouvel objet. »3 Les prévisions deviennent envisageables et notamment les calculs économiques reprennent toute leur importance. On est alors dans le cadre de l’innovation décrite par Christophe Midler4 avec le lancement de la Twingo. Implicitement Patrice Flichy valide ainsi la démonstration de Madeleine Akrich montrant l’inadaptation des calculs économiques pour les phases précédentes.