Le traité d’Utrecht et le Briançonnais

Le traité d’Utrecht et le Briançonnais

Avant le traité d’Utrecht, une situation déjà difficile

Des guerres continuelles qui ruinent le pays Depuis le début des guerres d’Italie, le haut-Dauphiné est un lieu de passage stratégique pour les troupes. Tout au long du XVIIe siècle, la région est traversée de manière incessante par les armées royales et bien souvent les villes doivent supporter la charge de leur logement12. Briançon est particulièrement concernée pour l’hébergement des soldats. En effet, tous les itinéraires qui, au XVIIe siècle, conduisent vers Pignerol y convergent. De plus, tant en ce qui concerne les quartiers d’hiver que les gîtes d’étapes, les autorités militaires préfèrent concentrer les troupes dans les villes pour éviter leur dispersion et mieux assurer la discipline. Le passage des troupes est donc un phénomène régulier, parfois journalier lors des grandes opérations militaires. René Favier en donne deux exemples édifiants : « En avril 1629, c’est une armée de trente-huit cornettes de cavalerie et 20 000 fantassins qui traversa la province et dut ainsi être logée dans les étapes du haut Dauphiné. De novembre 1652 à octobre 1653, c’est tous les quatre jours qu’Embrun dut loger une ou plusieurs compagnies d’infanterie, et parfois des régiments entiers de cavalerie, charges qui venaient parfois s’ajouter aux quartiers d’hiver que la ville avait à supporter » 13. Au total, l’accueil des troupes constitue une charge financière considérable. Pour l’ensemble de la province, le passage de l’armée royale en janvier 1629 aurait coûté 700 000 livres et les étapes de 1644, plus d’un million14 . Avec le déclenchement de la guerre de la ligue d’Augsbourg, la région est de nouveau confrontée aux passages des troupes et doit encore assurer l’hébergement des soldats. Du 4 mai au 21 mai 1690, un bourgeois de Briançon, Nicolas Margailhan, doit héberger cent dix hommes de troupe, cavaliers ou dragons, plus un maréchal des logis et huit sergents, avec un maximum de vingt et un hommes le 7 mai . En plus de la charge du logement, la communauté doit contribuer au transport des vivres et des munitions. En 1690, à Briançon, cent mulets sont rassemblés tous les mardis soir pour voiturer les grains de Gap à Pignerol. Chaque communauté doit également, par ordre de l’intendant, tenir prêt quatre chevaux de poste pour porter les lettres16. En plus, durant cette guerre, le prix des biens de première nécessité sont montés en flèche. Celui du quintal de foin, de quinze sols en 1689, fit plus que atteignant même un maximum de cent sols. Le setier de seigle de trois à quatre livres passa à douze livres. A ces charges, viennent s’ajouter les nombreuses déprédations dont sont souvent responsables les soldats hébergés dans la ville. Les témoignages abondent sur les troubles constamment répétés qu’occasionne le passage des troupes. Les débordements prennent parfois une ampleur considérable. En 1628, les troupes du marquis d’Uxelles laissent tout l’Embrunais complètement ravagé : « Ambrun estoit dévoré comme tout vif […]. Alors, les bleds à demi meurs et les vignes de la campagne furent ravagées comme par le dégast d’un ennemy. Nous contemplons les maisons en feu et le spectacle effroyable te journalier de l’embrasement des villages et des habitans réfugiez dans les Eglises ou dans les boys comme si un Attila eut tenu la campagne. » A Guillestre, les maisons sont également ravagées, les habitants battus et quelques-uns tués18. En 1654, on retrouve les mêmes horreurs commises par la soldatesque à Briançon : « ayant rompu des maisons, volé et emporté ce que bon leur a samblé enlevé des bestiaux, battu et tué plusieurs habitants desd. Vallées et jusques à s’estre portés à des violances extraordinaires et inouyies et qui a forcé plusieurs des habitants mesmes des vilaiges entiers à quitter et abandonner leurs maisons à la merci desd. Gens de guerre ». C’est une dure période pour les Briançonnais. Ajoutée à de mauvaises récoltes, la présence des gens d’armes qui s’emparent des provisions et dévastent les cultures, provoque des famines et les troupes sont les vecteurs d’épidémies de peste. En effet, les concentrations d’hommes en vue des campagnes, dans des conditions d’hygiène souvent effroyable, déclenchent ou répandent des épidémies. D’Angervilliers, intendant du Dauphiné, signale dans une lettre du 28 novembre 1708 : « Les travaux de Montdauphin ont répandu dans le pays depuis plusieurs années des maladies qui ont détruit presque entièrement les communautés »20 . En raison des guerres continuelles qui concernent le pays, les difficultés sont nombreuses et se multiplient dans la région. Les registres de délibérations communales de Névache, petit village à vingt kilomètres de Briançon, est un exemple édifiant des plaintes des communautés et des populations. L’assemblée se plaint sans cesse, faisant remarquer que d’ordinaire les vivres demandés pour l’armée « dépassent de beaucoup les facultés disponibles », mais aussi, des fréquents passages de troupes, des incursions des ennemis, des  incendies qui ont dévastés certains villages, du pillage des habitations, des pertes de meubles, bestiaux, fourrages et grains, des dégradations des bois, de l’augmentation des dettes communales, des maladies qui déciment la population21… Ces méfaits causés par le passage des troupes sont confirmés par Vauban lui-même. En 1692, il écrit à propos du haut Dauphiné : « Mais les fréquents passages de troupes et la dévastation de la campagne dernière l’a un peu gâté et l’abondance n’y règne plus tant, à beaucoup près, que du passé. » 22. Le rôle militaire croissant de Briançon marque donc profondément la mentalité et la vie quotidienne des habitants. Nous allons maintenant voir dans quelle mesure peut-on parler de dégradation de la situation.B) Pauvreté de la région et dégradation de la situation Le Briançonnais est un pays de hautes montagnes, de pentes fortes, où l’exploitation des sols n’est pas chose aisée et où l’agriculture ne permet pas un enrichissement important. Tout au long de l’époque moderne, les Hautes-Alpes sont décrites d’une manière très négative. En 1800, le préfet Bonnaire décrit la nature sauvage et inhospitalière : « le département des Hautes-Alpes, hérissé de rochers, de glaciers, coupé par une multitude de torrents et de précipices n’offre à l’œil rien que de repoussant : on conçoit difficilement que les hommes aient pu se déterminer à fixer leur habitation dans ces vallées profondes et étroites que le soleil semble éclairer à regret et qui, soumises à toutes les rigueurs d’un climat âpre et variable dédommagent à peine le cultivateur de ses avances et de ses sueurs »23. Les habitants eux aussi ont souvent conscience du caractère particulièrement difficile du terrain et du climat et ils le rappellent régulièrement aux autorités pour demander leur indulgence, vis-à-vis des impositions notamment. Un mémoire des administrations municipales de l’arrondissement de Briançon de 1797 déclare : « De tous les départements de la République française, celui des Hautes-Alpes est incontestablement le moins étendu, le moins peuplé et le plus pauvre sous tous les rapports. […] L’existence rigoureuse à laquelle ils sont à la fois condamnés par l’âpreté du climat, par l’intempérie des saisons qui, très souvent, les prive des fruits de leurs travaux et de leurs sueurs, par l’ingratitude du sol qui leur interdit toute autre production que le blé, le seigle, l’orge, l’avoine et les pommes de terre » 24. Cette pauvreté de la terre se traduit par une pauvreté de l’alimentation qui est fort peu diversifiée. Un officier du génie du milieu du XVIIIe siècle décrit l’alimentation en Briançonnais : « Ils cuisent d’ordinaire leur pain au mois d’octobre pour toute l’année ; ce pain devient si dur qu’on est obligé de le couper à la hache comme du bois. Ils font saler et fumer pour leur hiver quelques chèvres et boucs, les plus aisés salent du bœuf et des cochons ; leur soupe la plus ordinaire est faite de farine d’orge, de pois ou de fèves, détrempée dans de l’eau avec un peu de sel ; ils ont aussi quelque laitage. L’eau est leur boisson ordinaire, la vigne ne croissant dans leur territoire qu’à l’entrée de la vallouise »25 . Cependant, de ces conditions difficiles, les hommes ont su tirer le meilleur parti pour installer sur tous les versants favorables leurs habitations et leurs cultures. L’ensoleillement 23 Vivier Nadine, Le Briançonnais rural aux XVIIIe et XIXe siècles intense a permis l’exploitation agricole jusqu’à une altitude importante. Le problème majeur pour les hommes à l’époque est la longue période hivernale et enneigée qui bloque toutes activités dans ces vallées d’altitude. Pour parer à cela, de très nombreux Briançonnais partent tout l’hiver travailler sous d’autres cieux et libèrent de ce fait leurs villages d’autant de bouches à nourrir. Cette migration saisonnière assure l’équilibre d’une montagne chargée d’hommes et lui permet de tirer à elle une partie des richesses des bas pays. L’exemple des migrations des peigneurs de chanvre du Briançonnais a été développé par Alain Belmont26 . Aux XVIIe et XVIIIe siècles, cette migration compte parmi les plus importantes des Alpes occidentales. Une enquête ordonnée par l’intendant Bouchu atteste de son ampleur. Toutes les communautés visitées par les enquêteurs envoient « à la peigne » la plupart de leurs chefs de famille. Ainsi à Névache, « environ les deux-tiers des chefs de famille de la dite communauté quittent le pays pendant l’hiver pour chercher de quoi vivre ailleurs et pour peigner le chanvre » ; à La Salle, « tous les habitants sortent du lieu depuis l’âge de douze ans jusqu’à ce qu’ils aient soixante-dix ans pour aller passer l’hiver ailleurs en y travaillant à peigner du chanvre ou faire quelqu’autre commerce. ». Le même discours revient d’un village à l’autre27. Cette migration leur permet de gagner un petit revenu, cinquante à cent livres au XVIIIe siècle, soit le prix de deux ou trois vaches. Cela permet d’accroître le patrimoine de ceux qui ont déjà du bien et aux plus pauvres d’aider leur famille à subsister d’un bout à l’autre de l’année28 . Au XVIIIe siècle, cependant, ces habitants sont tellement accablés par des circonstances contraires que l’on voit se dessiner un inquiétant mouvement de dépopulation : les migrations saisonnières si typiques évoluent peu à peu vers des départs définitifs. Ce phénomène est sans cesse souligné au long du XVIIIe siècle pour les Alpes du Dauphiné et aussi celles de Provence29. Ce mouvement inquiète rapidement les autorités. A tel point qu’il fait l’objet d’un mémoire du grand ingénieur dauphinois Bourcet, né précisément, en 1700, sur le versant du Briançonnais annexé en 1713 par le Piémont. Bourcet s’alarme de la dépopulation des Alpes et en indique les causes pour leur proposer des remèdes. Il faut que l’Etat aide les paysans les plus pauvres. « On se persuadera facilement qu’ayant de quoi acheter du blé pour toute l’année lorsque les récoltes seront bonnes et le grain à un certain prix, ils ne pourront en acheter que pour six mois lorsque, les récoltes étant mauvaises, le  blé se vendra à un prix double, et par conséquent que ces mêmes habitants seront forcés dans ce dernier cas de vendre leurs capitaux30 pour vivre pendant les autres six mois ; d’où suivra nécessairement leur ruine et l’obligation d’abandonner le pays. » 31. Il ajoute d’autres raisons de cet appauvrissement générateur d’exode : « Les corvées trop fréquentes que ces habitants sont obligés de fournir pour la réparation des grands chemins ; les tailles dont ils sont imposés même pour des fonds dont les ravines leur ont ôté la possession ; les fréquentes gelées des mois de mai, juin et septembre, qui leur font souvent perdre leurs récoltes, indépendamment de la grêle ou autres accidents. »32. En plus des nombreux départs forcés des plus pauvres, une partie de l’élite économique de la région semble préférer la vie sous des climats moins rudes où ils trouvent surement d’autres opportunités. Jean Brunet, seigneur de l’Argentière, décrit ces migrations en 1754 : « ces négociants se sont accoutumés à ne revenir plus si souvent au païs ; les dépenses et les hazards des longs voyages ont été leurs premières excuses ; les douceurs qu’ils ont goûtés dans les bonnes villes comparées avec la vie dure des montagnards leur a fait naître l’envie de faire des acquisitions où ils étoient et d’y transplanter leurs familles ; les premiers qui ont pris ce party ont bientôt fait ouvrir les yeux à d’autres qui les ont imités » 33 . Malgré ces textes alarmants, ce mouvement d’émigration n’est sans doute pas si important et les départs sont largement compensés par une natalité vigoureuse et en constante progression et par un important afflux d’étrangers attirés par les travaux des fortifications et les guerres. Pour la ville de Briançon, en tout cas, début XVIIIe, la population est en expansion. D’après la révision des feux de 1699, on compte entre 2300 et 2900 habitants, alors qu’au dénombrement de novembre 1724, la communauté rassemble, non compris les militaires de la garnison, 3240 habitants34. De plus, on retrouve chez de nombreux auteurs que les Briançonnais sont profondément attachés à leur pays. Malgré des conditions d’existence difficiles, la plupart d’entre eux souhaitent rester dans leurs montagnes et leur déplacement reste saisonnier le plus longtemps possible. « Ils sont comme des hirondelles », dit joliment l’ingénieur militaire La Blottière. Il ajoute, en admirant cet attachement au pays natal : « J’ai remarqué que presque tous ces habitants qui ont gagné du bien chez les étrangers ou dans les provinces du royaume viennent se marier dans leur pays où ils achètent une maison et quelque fonds de terre pour y passer le reste de leurs jours.

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Table des matières

Citations
Sommaire
Introduction
I) Avant le traité d’Utrecht, une situation déjà difficile
I.A Des guerres continuelles qui ruinent le pays
I.B Pauvreté de la région et dégradation de la situatio
I.C Perte d’influence économique en Piémont
II) Utrecht favorise largement l’action piémontaise
II.A Emergence d’une grande politique manufacturière piémontaise
II.B Routes et cols nerfs de la guerre
II.C Déclin des foires briançonnaises
III) Reconversion du Briançonnais
III.A Construction des forts
III.B Stimulation de l’économie locale
III.C Des relations nouvelles entre Briançonnais et vallées cédées
Conclusion
Annexe 1
Annexe 2
Annexe 3
Bibliographie

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