Le tournant des années 1960 le succès de l’altérité « andine » (1963-1970)

Le tournant des années 1960 le succès de l’altérité « andine » (1963-1970)

Nous avons défini une deuxième période qui s’étend entre les années 1963 et 1970, années pendant laquelle on remarque une accentuation et une spécification de la composante « andine » dans le répertoire, dans l’instrumentation et dans l’image1 proposés par certains ensembles latino-américains évoluant plus clairement comme ensembles « andins ». C’est une période aussi où les foyers de MIA se multiplient dans le Quartier Latin, ce qui a favorisé la professionnalisation définitive du milieu. Face à la difficulté de dater avec précision un passage qui, dans les faits, sera très graduel, nous avons choisi l’année 1963 pour signaler le début de cette période. C’est de cette année-là que date la publication du 45 tours : Flûtes indiennes de « Los Incas »2, intégralement composé par des MIA3 et où les flûtes « indiennes », notamment la quena, étaient expressément mises en avant. Nous tenons à insister sur le fait que cet album n’est pourtant pas le premier de ce genre à être publié en France, puisque le disque : Musique Indienne des Andes de l’Ensemble Achalay, a été publié à Paris en 1958. De plus, l’ensemble Achalay – dont le fondateur, Ricardo Galeazzi, venait de quitter le groupe Los Incas – est stricto sensu le premier groupe qui s’est consacré exclusivement aux musiques « des Andes » en France4. Mais nous avons expliqué, également, que nous n’avons pas retenu l’année 1958 ni la fondation de l’ensemble Achalay pour marquer le début de cette deuxième période parce que ces événements resteront isolés dans un contexte où la tendance générale était à la latino-américanisation du répertoire. En outre, l’ensemble Achalay n’aura pas la continuité musicale ni commerciale qu’auront des groupes comme Los Incas et Los Calchakis1, dont les succès discographiques, remportés vers la fin des années 1960, marqueront l’apogée de leur popularité en France et de leur internationalisation.

Pour ce qui est de Los Incas, nous avons vu, dans les chapitres précédents, qu’ils publiaient et se produisaient sur scène de manière ininterrompue depuis l’année 1956. Or, depuis la publication du 45 tours Les flûtes indiennes de « Los Incas » et du 33 tours Los Incas : Chants et danses de l‘Amérique du Sud, cet ensemble commençait à être de plus en plus connu en France, y compris dans le milieu artistique local. Pour preuve, la participation du groupe au disque que Valérie Lagrange va publier pour Philips en 19652. On y trouvera deux morceaux instrumentaux du répertoire des MIA – devenus chansons dans le disque de V. Lagrange – joués et arrangés par Los Incas, ce dernier groupe accompagnant en plus la chanson La Guerilla, avec paroles et musique de Serge Gainsbourg3. De plus, pendant cette période, le groupe Los Incas va participer à bande sonore du film Le Rapace (1967), de José Giovanni avec des musiques de François Roubaix, et ils vont collaborer plus tard avec Marie La Forêt (1968-1969), à l’occasion d’une vaste tournée en France couronnée par un passage à l’Olympia. Mais il est évident que Los Incas obtiendra une consécration définitive en 1970 grâce à la reprise par Paul Simon et Arthur Garfunkel de la mélodie El Condor pasa – publiée dans leur célèbre album Bridge over troubled water (1970) – sur fond de la version enregistrée en 1963 par Los Incas4.

Il est difficile de traiter ici, de manière approfondie, tous les aspects impliqués dans la cristallisation et la popularisation d’un « tube » comme El Condor pasa5. Il est tout de même important d’attirer l’attention sur certains éléments de ce phénomène afin d’illustrer les nouveaux enjeux qui ont surgi lors de cette deuxième période, notamment ceux associés au succès commercial des MIA. Tout d’abord il faut indiquer que, d’après le témoignage de C. Benn-Pott, la version que Los Incas a popularisée n’a pas la même origine que celle enregistrée par Achalay en 19581 : il s’agirait en fait d’une version basée sur un enregistrement sur bandes magnétiques que le célèbre écrivain et anthropologue péruvien José Maria Arguedas aurait fait écouter à C. Benn-Pott vers 19622. A ce moment-là, Jorge Milchberg, musicien professionnel argentin, s’était déjà incorporé à Los Incas et commençait à participer activement aux « arrangements » des thèmes inclus dans les disques du groupe, dont la mélodie El Condor pasa. Or, jusqu’à cette époque, et pratiquement jusqu’à la fin de la décennie, le sujet des droits d’auteur des MIA enregistrées restait traité de manière très ambiguë. Ainsi par exemple, si dans le premier disque de Los Incas (1956) les thèmes ne portent aucune indication d’auteur, dans le deuxième, les titres des chansons seront suivis de l’indication « Los Incas », sans pour autant préciser si le groupe y participe en tant qu’interprète ou compositeur3. D’après C. Benn-Pott, dans ces premiers disques, ce sujet était plutôt mineur, notamment par rapport au fait d’être enregistrés et distribués par une maison comme Philips. D’ailleurs, à cette époque-là, toute cette expérience était vécue surtout comme une « aventure », et pour la plupart de ces jeunes sud-américains, l’activité de musicien n’était pas forcément considérée à long terme en tant que profession. Aucun succès commercial à grande échelle ou à niveau international n’était non plus pressenti ou même envisagé.

 

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