Le tiers secteur du logement dans la région
métropolitaine Vienne-Bratislava
Les espaces transfrontaliers, laboratoires pour penser les disparités
Les espaces transfrontaliers font figure de terrains pertinents pour penser le lien entre fabrique métropolitaine et logement. Ils mettent face à face les conceptions de l’action publique de deux Etats, par la création d’un espace tiers, intégré à la fois dans mondialisation et d’autres mécanismes d’intégration régionaux. Ils doivent néanmoins être replacés dans un emboitement d’échelles, depuis la commune intégrée à l’aire fonctionnelle du pays voisin, à la région urbaine transfrontalière avec au final une intervention communautaire en termes de gouvernance (Vandermotten, 2007).
Des espaces pensés « par le haut »
Les espaces transfrontaliers sont à la fois étudiés en tant que tels mais aussi dans le cadre de leur insertion dans des dynamiques plus globales. Ils sont indissociables de contextes de production spatiale tels que la mondialisation ou l’européanisation. 56 Ce qui s’explique aussi par la culture de laboratoire de Géographie-cités
Des nœuds de la mondialisation
La mondialisation et son corollaire la métropolisation supposent une augmentation des mobilités de tout type, à toutes les échelles, qui questionnent le rôle des frontières, conçues par les pouvoirs politiques nationaux. Dans ce contexte, quelle est la place du fait frontalier dans le monde ? En quoi la mondialisation recompose-t-elle les espaces frontaliers ? De la littérature sur les frontières émerge un consensus sur l’ancrage des espaces frontaliers dans les dynamiques de mondialisation (ESPON, 2010; Herzog & Sohn, 2014; Wackermann, 2007). Les espaces urbains transfrontaliers sont l’un des produits de la mondialisation car ils concentrent des activités, des industries et des capitaux dont l’implantation joue sur des facteurs d’interdépendance de type push/pull dans les flux (Sohn, 2012). Le fait d’être en position frontalière ne représente pas de handicap pour la visibilité globale des métropoles, mais au contraire leur donne un statut de porte ouverte sur le monde. Ainsi, cinq régions métropolitaines transfrontalières d’Europe figurent parmi les deux plus hautes catégories du classement du Gawc . La frontière offre des opportunités économiques pour les espaces frontaliers, catalysant leur insertion dans les flux économiques mondiaux tout en favorisant la création d’un système productif localisé qui leur permet de s’affirmer comme région à part entière (Herzog & Sohn, 2014). Ainsi, le dynamisme de la Grande Région paraît surprenant au vu de la taille relativement modeste de Luxembourg, constat similaire pour Genève ou Bâle. L’intégration fonctionnelle de ces métropoles transfrontalières dépend de l’économie de la connaissance : d’un côté Genève et Luxembourg comme centres financiers internationaux, de l’autre Bâle comme pôle de hautes technologies. Cet ancrage ne signifie pas pour autant la fin des frontières, celles-ci prenant des formes différentes. La dimension sécuritaire les fait passer de zones à un ancrage ponctuel, à travers les postes de contrôles des aéroports internationaux ou les enclaves. La dynamique d’ouverture ou de fermeture des frontières se lit à travers les notions de debordering et rebordering, atténuation ou renforcement de la frontière (Durand, 2014). Ce mouvement de debordering est lié à la reconfiguration du rôle de l’Etat face à la mondialisation, où la frontière n’est plus une limite politique aussi marquée mais devient un tremplin vers d’autres espaces et réseau. Le phénomène de rescaling (Brenner, 2004) permet aux espaces transfrontaliers de trouver une nouvelle territorialité, par le développement avec l’espace frontalier proche et l’espace monde.
Des laboratoires de l’intégration européenne
A l’échelle européenne, les frontières sont transcendées par les interdépendances entre territoires et la mise en place de politiques de cohésion (Evrard 2013). Même si les espaces métropolitains transfrontaliers restent dans l’ombre du pentagone Paris-Londres-HambourgMunich-Milan, ils n’en restent pas moins des espaces de premier plan, en tant que laboratoires de l’intégration européenne (Roth, 2006) : 40% de la population européenne vit près d’une 57 Genève (Beta), Luxembourg (Beta +), Vienne (Alpha-), Bratislava (Beta -), Copenhague (Beta +) 93 frontière (dans une zone de 150km de part et d’autre de la frontière), certains pays étant entièrement concernés par le fait frontalier (Luxembourg, Slovénie, Autriche…). Plusieurs facteurs expliquent l’importance des espaces transfrontaliers pour les dynamiques d’intégration européenne. Tout d’abord, l’épaisseur historique des liens entretenus de part et d’autre de la frontière joue un rôle fondamental. Les héritages d’interactions passées (Durand, 2014; Schaffer, 2004) sont propices à la réouverture du dialogue dans le cadre d’une région transfrontalière. Ensuite, les nouvelles opportunités provoquées par les transformations systémiques dans les anciens pays du bloc socialiste ont provoqué l’ouverture des frontières et la volonté d’un retour vers l’Europe (Altzinger, Maier, & Fidrmuc, 1998). L’UE comme institution tend à abaisser les frontières internes : l’Acte Unique (1986) stimule les échanges économiques entre Etats membres, le Traité de Maastricht (1992) assure la libre circulation des marchandises et la libre circulation des personnes sera garantie quinze ans plus tard par les accords de Schengen (2007). La frontière perd donc de son étanchéité grâce à la construction européenne. Mais le passage des espaces transfrontaliers à la création de territoires plus ou moins intégrés dépend des instruments spécifiques déployés par les institutions européennes, notamment dans le cadre de la politique de cohésion qui vise à faire des frontières des leviers de développement territorial (et non plus des barrières). Nous nous concentrerons ici sur la coopération transfrontalière, la coopération transnationale (de type macro-région) concernant une autre échelle, et la coopération interrégionale ne tenant pas compte de la frontière. Cette coopération par le haut est initiée en 1990 par le dispositif INTERREG bien que les premières actions en faveur du transfrontalier datent des années 1980. Ce programme, intégré à présent dans la politique de cohésion, représente 2,5% du budget total de l’UE. Un second instrument vient s’y greffer, celui des Eurorégions, impulsées à la fois par le Conseil de l’Europe puis par l’UE. Son objectif est de délimiter des entités territoriales transfrontalières ayant pour but de créer un espace intégré à travers des politiques d’aménagement du territoire et de développement local. L’UE, par le programme INTERREG, propose des structures juridiques adaptées pour ces espaces, sous forme de Groupement Européen de Coopération Territoriale (GECT), mais d’autres eurorégions peuvent garder leur statut d’association (MOT 2015). Les GECT permettent de créer un espace transfrontalier dont le droit national qui s’applique au siège va s’appliquer sur toute la zone, d’où un renforcement de la gouvernance entre les différents niveaux et acteurs. Cependant, les régions ne prennent pas part à ces programmes au même degré d’intensité. Ainsi, l’exemple canonique, surreprésenté dans la littérature est celui de la Grande Région entre Luxembourg, France, Allemagne et Belgique (ESPON, 2010; Lamour & Decoville, 2014; Sohn & Walther, 2008, 2009). Mais si l’intégration institutionnelle est rendue optimale par la création d’instruments comme le GECT, ces derniers n’agissent pas sur les dynamiques locales ni sur la résolution de problèmes chroniques de ces espaces (dans le domaine des transports notamment). Enfin, la coopération institutionnelle peut parfois relever de la « coquille vide » comme le montre Hélène Roth (2006) dans le cas de l’eurorégion Egrensis, entre République tchèque et Allemagne, où subsiste un décalage entre les actions de l’eurorégion et les préoccupations locales. 94 > > > La littérature existante s’attache à des terrains emblématiques que sont la Grande Région ou la région transfrontalière lémanique, à l’intégration fonctionnelle et institutionnelle poussée. L’intérêt de la présente recherche sera de considérer un terrain « en construction » doublement complexe en raison de l’héritage de la frontière entre « bloc de l’Ouest » et « bloc de l’Est », et d’une intégration balbutiante (voir chapitre 4). Par ailleurs, on notera que les travaux sur ces terrains « bons élèves » de la métropolisation transfrontalière sont souvent des recherches sur commande provenant d’institutions communautaires ou d’agglomérations frontalières. 3.2. Des espaces disparates La frontière peut se révéler catalyseur ou frein à l’intégration métropolitaine dans un contexte transfrontalier en raison d’une double dynamique d’affirmation du pouvoir politique national et de territorialisation par d’autres acteurs (Durand, 2014). a. Une intégration métropolitaine ambiguë L’intégration métropolitaine transfrontalière renvoie à la fois à une intensification des interactions entre les deux côtés de la frontière, et à une convergence, en faveur d’une réduction des différences structurelles entre les territoires (Decoville, Durand, Sohn, & Walther, 2013). Cependant, si le processus d’augmentation des flux permet l’intégration fonctionnelle, elle peut rester partielle car elle ne s’accompagne pas forcément d’une convergence entre les territoires situés en part et d’autre de la frontière, dont les divergences peuvent d’ailleurs être amplifiées (Durand, 2014). L’ouverture d’une frontière questionne l’équilibre entre couture et coupure et permet le développement de gradients d’intégration de part et d’autre de la frontière (Roth, 2006), d’où l’interrogation sur la création d’un ensemble unique constitué d’entités économiques de chaque côté de la frontière ou alors d’entités distinctes mais interconnectées (Sohn, 2012). L’intégration métropolitaine transfrontalière par convergence relèverait donc d’un horizon d’attente. Il convient de distinguer intégration institutionnelle, qu’elle se fasse par le truchement d’initiatives communautaires telles que le GECT ou sur la base d’initiatives plus locales, de l’intégration fonctionnelle, par les processus économiques qui remodèlent l’espace transfrontalier, par une extension périphérique et la création de pôles secondaires (Figure 12). 95 Figure 12 : Grille d’analyse de l’intégration métropolitaine transfrontalière / Analyseraster der Integration in den grenzüberschreitenden Metropolregionen Source : Sohn et Walther, 2007 De façon globale, l’intégration institutionnelle relève du politique tandis que l’intégration fonctionnelle du jeu des acteurs économiques en place, qui utilisent les potentialités du différentiel frontalier. Des essais de typologie ont été menés afin de mieux saisir les processus d’intégration spatiale dans un contexte transfrontalier. La typologie proposée par Frédéric Durand (2014) concerne les critères d’intégration ; il en dégage quatre : une dimension structurelle : création d’un espace géographique (par proximité topographique) transfrontalier par la connexion avec les réseaux de communication 96 une dimension fonctionnelle : création d’un bassin de vie par les flux de navetteurs et les mobilités résidentielles une dimension institutionnelle : création d’une plate-forme de dialogue par la mise en réseau des acteurs une dimension idéelle : création d’un espace vécu par les représentations et le sentiment d’appartenance à un territoire Dans un autre travail, cette équipe luxembourgeoise dresse une typologie à partir de trois indicateurs : le flux de navetteurs, la différence de PIB et la nationalité des résidents (Decoville et al., 2013). Il en ressort trois types d’intégration : l’intégration par spécialisation : elle se caractérise par des mobilités professionnelles et résidentielles dans des directions opposées, qui révèlent les avantages de chaque partie l’intégration par polarisation : les deux types de flux visent la même direction l’intégration par osmose : les deux types de flux visent les deux directions L’intégration révèle le rôle de la frontière comme différentiel et son sort dépend des stratégies déployées par les acteurs. b. Une exploitation du différentiel frontalier Les inégalités de part et d’autre de la frontière agissent comme des logiques push/pull dans le développement des régions métropolitaines transfrontalières. Ainsi, plus les disparités économiques sont fortes, plus les flux de navetteurs seront importants. Dans le cas où s’y ajoutent des disparités en termes de régimes de propriété, de foncier et in fine de prix du logement, alors les changements de résidence peuvent être encouragés (Decoville et al., 2013). La frontière présente l’atout d’être une rente de position, avec une ville-centre qui capte la croissance puis la redistribue et surtout une rente différentielle (Sohn, 2012). L’intégration la plus poussée de cette logique prend la forme d’un marché du logement transfrontalier. Deux approches sont alors possibles : par le couplage entre mobilités professionnelles et résidentielles, ou alors par l’offre. Lanciné Diop (2011, 2012), dans ses travaux sur les marchés du logement à Luxembourg, montre la fragmentation socio-spatiale de cette métropole transfrontalière pourtant intégrée. La distribution des prix révèle un effet frontière qui est exploité par les ménages aisés, ce qui crée des espaces interstitiels dans l’espace métropolitain luxembourgeois, caractérisés par des prix immobiliers bas mais une accessibilité au centre de Luxembourg plus difficile. D’autre part, la spécialisation socio-résidentielle est renforcée par la frontière, avec la concentration d’actifs métropolitains supérieurs dans le Grand Duché et les espaces qui lui sont bien reliés. Garance Clément (2015) étudie plus avant les profils des ménages français qui décident d’habiter du côté belge en montrant que leurs ressources et leur position dans le cycle de vie permet de différencier les parcours des classes aisées et moyennes. Cette spécialisation transfrontalière nécessite une concertation politique afin de garantir une équité territoriale de part et d’autre de la frontière. Dans le cas de la frontière franco-valdo-genevoise, trois régimes de politiques de l’habitat coexistent sur une seule agglomération transfrontalière et la politique sectorielle foncière commune ne suffit pas à alléger les distorsions en termes de production de logements (Genève « exportant » sa pénurie 97 vers la France) puisqu’il faudrait aussi intégrer les autres politiques publiques (Tranda-Pittion, 2010).
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