Les métamorphoses d’un château
Le château de Ronquerolles, demeure des barons de Luizzi construite au début du quatorzième siècle, se dresse toujours, près de cinq cents ans plus tard, dans un état de conservation remarquable, bien que, « de mémoire d’homme, on n’ avait vu personne travailler à l’ entretien ou à la réparation de ce château » (M.D., p. 2). Cet état de conservation, déjà présenté comme étrange en soi, n’empêche pas que le château ait subi certaines modifications au fil des siècles. En effet, sur le mur érigé du côté est, six fenêtres, toutes différentes les unes des autres, ont été percées, la dernière étant littéralement apparue le lendemain de la mort du père d’Armand de Luizzi. Mais, [c]e qu’il y a de plus singulier, c’est que la tradition rapportait que toutes les autres croisées s’étaient ouvertes de la même façon et dans une circonstance pareille, c’est-à-dire sans qu’on eût vu exécuter les moindres travaux et toujours le lendemain de la mort de chaque propriétaire successif du château. Un fait certain, c’est que chacune de ces croisées était celle d’une chambre à coucher qui avait été fermée pour ne plus se rouvrir du moment que celui qui eût dû l’occuper toute sa vie avait cessé d’ exister (M.D., p. 2).
Parallèlement, à l’intérieur du château les portes de ces chambres s’alignent le long d’un corridor, toutes d’un style différent:
Le mur continuait après les portes dans le corridor, comme il continuait à l’extérieur après les croisées sur la façade. Entre ces deux murs nus et impénétrables, il se trouvait probablement d’autres chambres; mais destinées sans doute aux héritiers futurs des Luizzi, elles demeuraient, comme l’avenir auquel elles appartenaient, inaccessibles et fermées. Celles que nous pourrions appeler les chambres du passé étaient closes aussi et inconnues, mais elles avaient gardé les ouvertures par lesquelles on pouvait pénétrer. La nouvelle chambre, la chambre du présent si l’on veut, était seule ouverte [ … ] (M.D., p. 3).
L’importance de cet incipit va bien au-delà de l’inscription de l’œuvre dans le genre fantastique, puisqu’il se présente comme une mise en abyme du pacte conclu entre Armand et le Diable, voire de la vie même du baron. En effet, que ce soit dans le cadre du pacte ou en ce qui a trait à la vie d’Armand, l’avenir reste inaccessible et fermé. Toutefois, le présent est ouvert et peut s’alimenter au passé qui, bien que clos et inconnu, n’en garde pas moins des ouvertures par où il est possible de pénétrer, ce dont Armand ne se privera pas en puisant dans la mémoire de ~atan pour en extraire toutes les informations qu’il désire concernant le passé des êtres qui l’entourent, leurs passions, leurs vices et leurs tourments. C’est d’ailleurs ce à quoi s’est engagé Satan lors du pacte: « Écoute: mêlé à la vie humaine, j’y prends plus de part que les hommes ne pensent. Je te conterai mon histoire, ou plutôt je te conterai la leur » (M.D., p. 12). Toutefois, ce que nous révèle l’incipit, et ce qu’apprendra Armand tout au long des récits qui lui seront faits, c’est que le passé renvoie à la damnation des êtres, à leurs malheurs, si n’ est au Mal lui-même, chaque fenêtre apparaissant d’ailleurs seulement après que Satan ait pris possession de l’âme du défunt. Se voient donc réunis dans l’incipit des Mémoires du Diable, réel et surnaturel, immuabilité et changement, passé et avenir, mort et vie nouvelle, autant d’éléments fondamentaux du roman qui participeront à l’élaboration de l’esthétique de l’ambiguïté. C’est dans ce contexte, et plus particulièrement entre les murs de la chambre du présent, que le Diable apparaît pour la première fois à Armand et qu’ont lieu les premières métamorphoses de Satan.
Le Diable est dans les reins
Lors de sa première apparition auprès du baron, le Diable se présente sous la forme d’un être charmant, à la sexualité équivoque. Ce choix n’est selon nous pas anodin: l’identité fluctuante et ambiguë du démon se manifesterait dans l’androgynie de certains de ses rôles de même que par la séduction, puisque Satan apparaît parfois «dans toute son horrible et redoutable beauté ». De cette façon,
si le diable ne peut se soustraire aux caprices de représentations qui font de lui une figure parfois ridicule et dégradée, il ne se trouve pas moins à constituer une menace importante, une présence dont la terrible défiance dépasse toute mesure, puisqu’il marque maintenant le corps et occupe jusqu’ aux lieux familiers de l’existence quotidienne et des labeurs.
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