Le théâtre de l’imagination
Anatomie de la pensée
Comment l’homme prend-il conscience de sa pensée ? Loin d’être le fruit de son travail, la réflexion du sujet semble reçue et non élaborée par ce dernier, dans la mesure où le jugement est tiré des sensations et des perceptions qui atteignent les organes sensoriels. Cette section va exposer les différentes étapes que subit l’impression qui a frappé les corps et qui aboutit à la formation de notions. Le cheminement du corporel à l’immatériel se fait, chez Digby, grâce à l’imagination, véritable pivot du travail intellectuel et lieu d’une métamorphose semblable à celle évoquée en première partie de ce travail.
Les opérations cognitives de la pensée
Si la pensée thomiste compte quatre sens internes à l’âme1 , les siècles suivants voient les facultés s’agglutiner et se réduire à une entité unique – l’imagination – à laquelle ils attribuent les fonctions de tous ses prédécesseurs. Digby s’inscrit parfaitement dans cette mouvance par sa description de l’imagination et des opérations qui y sont apparentées. Les opérations cognitives de l’homme sont de trois sortes et correspondent aux trois types de certitudes ; Digby les détaille à plusieurs reprises, avec quelques variations mineures, à des dates différentes. Elles doivent conduire à la découverte de la nature humaine véritable – à savoir que l’âme n’est pas simplement la forme qui informe le corps comme le veulent les scolastiques2 , mais une substance spirituelle à part entière, douée d’éternité, porteuse de potentialités qui vont bien au-delà de celles de la matière3 . De la sorte, il partage la réflexion qui animait sans doute déjà Descartes au début des années 1640, et qui aboutit à sa célèbre définition de l’âme comme union avec le corps en 16494 . Les premières impressions de l’homme sont le fait des espèces corporelles, elles s’adressent à la fantaisie qui traite les sensations corporelles et qui relie l’homme au monde matériel. Le deuxième degré se situe dans le domaine de la comparaison de diverses substances, travail qui s’effectue dans l’âme elle-même et qui permet de séparer la sensation reçue de ses accidents et spécificités, afin de parvenir à la connaissance de son universalité. L’âme façonne l’abstraction ainsi. Enfin, au-dessus de la faculté rationnelle se trouve la faculté proprement spirituelle qui reçoit le savoir et qui relie l’âme directement au monde intellectuel. Aux trois facultés de l’âme correspondent trois types de savoir : la connaissance du monde matériel que partagent les bêtes, le savoir illatif ou inférentiel qui gouverne la raison, et enfin la connaissance intuitive qui tire sa connaissance d’elle-même et peut donc avoir un plus haut degré de certitude1 . Les trois degrés de l’âme sont inégalement actifs, suivant les conditions du sujet. Ainsi, l’homme peut avoir des organes de sens plus ou moins vigoureux, ce qui l’inclinera plutôt vers les sens ou la raison. La satiété du sujet qui a trop abondamment goûté aux plaisirs terrestres peut augmenter la part du discernement dans le travail de l’âme, de même que l’éducation qu’il a reçue2 . Parmi ceux qui laissent à la raison la primauté dans la pensée, on trouve, sans surprise, les gouverneurs et les hommes de science. La faculté la plus élevée de l’âme, la mens ou le nous, se manifeste rarement chez certains sujets, tout opprimée qu’elle est par les deux autres facultés plus immédiates : l’attrait des sens ou le discours de la raison peuvent tous deux étouffer l’activité supérieure de l’âme, ce qui explique pourquoi Aristote recommande de tenir la raison à distance quand le sujet ressent un principe plus élevé l’animer3 . L’âme est donc tripartite, mais de façon inégale, ses facultés exerçant un niveau d’activité différent qui empiète nécessairement sur les prérogatives des autres. Comme les deux plateaux d’une balance ne peuvent s’abaisser en même temps, les facultés de l’âme s’activent tour à tour4 . La comparaison numérique des deux plateaux avec les trois parties de l’âme fait saillir un possible déséquilibre que Digby tente de contenir. L’auteur établit bien évidemment une hiérarchie de valeur dans les trois facultés et recommande la pratique assidue et réglée de l’abstraction couplée avec l’exclusion systématique de toute espèce intelligible, même des objets spirituels, du cours de la pensée5 . Le chevalier voit là l’exercice de la contemplation dans sa forme la plus épurée, dans la lignée des mystiques rhénans6 . L’âme, ainsi débarrassée de ce qui l’obscurcit, peut être illuminée de lumière divine, comme une pièce dont on ouvrirait les rideaux. Dès lors que le savoir intuitif emplit l’âme, l’ensemble de la personne en est transformé, dans la mesure où la raison est alors guidée par ce nouveau savoir, et que les sens se conforment à la raison. Le procédé ne peut être atteint qu’au terme d’un labeur certain, puisque l’enfance met l’accent sur la primauté des sens et que beaucoup de gens, même les plus rationnels, ignorent encore l’existence de ce sens interne plus noble1 . Élaborée en 1634, cette théorie devient l’armature de la logique digbéenne, même s’il la présente avec des accents différents dans ses Deux traités. De fait, au fil des années, le chevalier semble varier sa présentation de l’âme. Ainsi, lorsqu’il tente de présenter l’origine de la « délectation2 » – la satisfaction des sens et de l’entendement en même temps – il recourt à la notion d’union afin de transcender la séparation entre corps et âme qui en gêne la compréhension. La délectation est réservée aux sujets capables de recevoir l’impression et de s’y unir – ou de s’en éloigner – et elle est le fruit de l’union entre l’entendement et l’objet, ce qui implique un rapport proportionnel entre les deux. Le contentement peut être classé en différents degrés de plénitude : le plus bas correspond à la satisfaction des sens extérieurs, le suivant aux « sens inférieurs », ensuite viennent ceux qui correspondent aux facultés rationnelle puis intellectuelle. Quatre parties de l’âme se dégagent ici, mais le chevalier décide de traiter des deux facultés les plus élevées ensemble. Les sens extérieurs, analysés dans la partie précédente, reçoivent les atomes corporels des objets extérieurs tandis que les sens « inférieurs » correspondent à l’imagination – que le chevalier appelle ici « fantaisie3 » – et concentrent les impressions reçues sous une forme plus raffinée, spiritualisée, et complètent les impressions partielles. Je réserve l’explication de la distinction entre faculté rationnelle et intellectuelle, plus ténue, pour le prochain chapitre. Il suffit de noter pour les besoins de la démonstration que Digby hésite et évolue dans la répartition des facultés de l’âme, sans doute sous l’influence de différents modèles dont il hérite4 . Dans ce flottement entre trois ou quatre parties de l’âme, le rôle de l’imagination demeure inchangé : elle est la faculté des apparences, véritable transition entre le monde physique et la sphère intellectuelle.
Traitement cognitif des apparences
les appréhensions simples Sur la scène de l’imagination, les apparences morcelées sont mises en scène pour être spiritualisées et la fantaisie appréhende ces fragments un à un, dans un ordre déterminé : appréhension de l’être, de la chose puis comparaison, pour produire, en définitive, une notion.
Appréhension et conception de l’être
Concevoir l’être est la première étape de la pensée chez Digby. Une réflexion sur l’être devrait trouver sa place au sein des questions métaphysiques, mais étant donnée la valeur fondamentale que le chevalier lui accorde dans le fonctionnement de la pensée, je choisis de la développer au seuil de sa logique. L’interférence entre ces deux domaines, d’ordinaire clairement distincts au XVIIe siècle1 , peut expliquer en partie pourquoi Digby a finalement choisi de ne pas les séparer dans son Traité de l’âme ; traiter ensemble de la logique et de la métaphysique permet de faire de l’ontologie un pivot de l’épistémologie. Les sensations et perceptions sont soigneusement entreposées dans le cerveau pour une utilisation ultérieure, comme j’ai tenté de le montrer, afin que l’entendement procède par appréhensions successives vers la connaissance, puisque lui seul produit cette dernière. La première appréhension, la plus simple, est celle de l’Être ; elle est si élevée et abstraite qu’on ne peut trouver de mots pour la dire si ce n’est l’expression « c’est » qui seule peut susciter le sentiment d’existence chez un interlocuteur . L’Être constitue le fondement de toute appréhension. La notion d’Être peut s’appliquer tant à la quantité qu’à la substance3 , elle transcende ainsi la présence ou non de parties. Elle est la notion première, toujours présente immédiatement à l’entendement, elle ne requiert aucun effort mental, elle surgit d’elle-même des choses. L’ensemble de la connaissance dépend de cette première appréhension qui, pour simple qu’elle soit, relève de la métaphysique et ancre la pensée de Digby dans une ontologie fondamentale et réaliste. Peut-être peut-on voir dans cette première étape un écho de White qui avance, au grand dam de Hobbes, que toute chose a une véritable nature spirituelle que l’esprit peut appréhender4 . Hobbes, à l’inverse de Digby, postule que le terme « être » n’a pas de signification dans la mesure où il ne désigne aucune réalité objectivable, mais qu’il n’a qu’une fonction de savoir qui pourrait s’effectuer en l’absence de cette copule.