DISPARITION DE L’HOMME ET MACHINERIE HUMAINE SUR LA SCENE CONTEMPORAINE
Le concept de « fin de l’homme » et le théâtre contemporain
Dans les années 1960-70, les sciences humaines et, avec elles, la plupart des mouvements artistiques et intellectuels ont été marqués par la « crise du sujet », dont le point drogue est la « fin de l’homme » thématisée par Michel Foucault6 . En même temps, comme pour faire contrepoint à ce que Freud avait nommé les « blessures narcissiques » de l’homme moderne, les techniques d’expression corporelle et de développement personnel se sont multipliées, affichant des prétentions à « libérer le sujet » en lui proposant des outils et des méthodes pour se connaître, s’exprimer, sřépanouir. Dans cette nébuleuse de discours, de quel « homme » s’agit-il ? Les sciences de l’homme ne sauraient constituer un milieu homogène d’où pourrait se dégager une notion unitaire dř« homme », sans parler des sciences cognitives et des sciences de l’information et de la communication. Cela n’empêche pas les hommes empiriques, individus et groupes, de se représenter eux-mêmes en fonction de leurs besoins, leurs valeurs, leurs croyances, leurs peurs, et de chercher à « persévérer dans leur être ». Et à tout le moins, à persévérer dans leur « corps » Ŕ une notion qui sera lřune de nos préoccupations dans ce travail. Si une grande partie des discours et des concepts liés à la « fin de l’homme » ont été forgés dans les sciences humaines durant la période précédente, cřest à partir de la fin des années 1980 que semble s’être concrétisé ce paradigme sous la forme dřune possible « disparition » au sens strict du terme (à rapprocher des autres notions de « mutation » et dř« effondrement », au risque dřune certaine confusion conceptuelle que la doxa 6 Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966. 19 médiatique a tendance à amplifier). Ici, lřarsenal lexical et symbolique de lřeschatologie est prêt à faire retour, comme on le voit dans la concordance actuelle entre les thèmes du « corps » et de la « disparition/rédemption ». On ne doit pas se laisser surprendre par ce curieux mélange qui semble sřopérer sous nos yeux entre les pensées « subversives » (Derrida, Deleuze, Foucault, Baudrillard…) et les pensées « religieuses », pas plus que par les confusions en tous genres entre le « réel » et le « virtuel ». Le moment charnière des années 1980, qui succède aux « Trente glorieuses », introduit une série de ruptures : lřessor du néolibéralisme, la montée de lřécologie, le tournant millénariste. Le thème du « changement », qui est devenu la tarte à la crème des discours managériaux et politiques, voit se profiler en arrière-plan celui de lř« effondrement » (Jared Diamond). La même période a vu annoncer la « fin des idéologies », et assisté coup sur coup à la chute du mur de Berlin (1989) et à la chute de lřempire soviétique (1991). Ce moment historique (dřune soi-disant « fin de lřhistoire ») nřaurait pas été ce quřil a été sans le rôle des médias et, plus largement, des « nouvelles technologies ». La « société du spectacle », naguère auscultée par Guy Debord, prend un visage nouveau dans les années 1990, avec les bouleversements que les technologies numériques induisent à tous les niveaux de la vie quotidienne. Le spectacle auquel il est donné aux populations de tous les pays dřassister devient hyper-théâtral, tant par lřimmensité du public (bientôt 10 milliards de spectateurs) que par le caractère spéculaire du dispositif médiatique qui se déploie à lřéchelle de la Terre. La première guerre du Golfe, inaugurée le 17 janvier 1991 par une avalanche dřimages hypnotiques, constitue un tournant décisif et lřon découvre avec effarement que lřillusion peut désormais être planétaire. Le « nouvel ordre mondial » proclamé à cette occasion marque la décennie et ne trouvera sa clôture quřavec le 11 septembre 2001 qui, par sa radicalité, semble avoir effacé dřun trait le siècle passé. Effacé, ou intégré ? Il semble en tout cas évident que, lors de la dernière décennie du deuxième millénaire, la société s’est transformée en un théâtre-monde, tandis qu’en même temps le world wide web la transformait en un cerveau-monde. La question de la disparition de lřhomme, réactivée par la prise de conscience des limites écologiques de la planète, s’inscrit donc aujourd’hui dans une réalité sensible, tandis qu’elle était dans d’autres sociétés un horizon eschatologique. On peut discerner ici un paradoxe : la « perte du sens » est (à tort ou à raison) déclamée de nos jours sur tous les 20 tons, au moment où la possibilité de disparaître devient réelle et quasi immédiate. Il y aurait donc une possibilité de voir se superposer deux disparitions Ŕ lřune symbolique et l’autre physique Ŕ de ce qui s’est appelé, depuis les Lumières, l’humanité. Sur le terrain scientifique et technologique, les développements de l’électronique, de l’informatique, de la robotique, ont pu contribuer à réactiver la thématique de la « fin de l’homme », tout en la déplaçant sensiblement, du terrain métaphysique vers le terrain cognitif. L’homme serait passible de disparaître désormais sous l’effet de prothèses en tous genres qui, tout à la fois, lřamplifient et lřeffacent, transformant en signaux numériques les traces dřune « présence » fragmentée, distante, virtuelle… De sorte que la disparition pourrait avoir lieu autant par défaut que par excès. Les technologies cognitives et informationnelles qui ont envahi notre mode de vie sont-elles si incompatibles avec les techniques corporelles dont le succès ne semble pas devoir se démentir ? Certainement pas, bien au contraire. Les œuvres/performances actuelles de certains artistes comme Stelarc cherchent, semble-t-il, à miner les assises de ces deux catégories, posées en général comme antagonistes : le « corps » et la « technologie ». Il nřest pas certain, dřailleurs, que la thématique du corps, telle quřelle se manifestait dans les performances et les happenings des années 1960-70, soit inchangée aujourdřhui. Ce « corps » qui sřinscrivait avec force dans un discours politique (cf. les notions de « biopolitique » ou de « souci de soi » chez Foucault) nřest pas tout à fait celui des années 2000, plus modelé par les normes du marketing, de la cosmétique et de la technologie. Cette omniprésence du corps ne serait-elle pas, en fait, le signe le plus évident de la « fin de lřhomme » thématisée par Foucault ? Quel est ce corps contemporain qui sřexpose partout, qui semble pouvoir jouir de tout, à la fois moyen et fin ultime du « moi » que le philosophe Robert Redeker a nommé Egobody7 ? Est-ce un (lointain) héritage de lřhumanisme (pas sûr, à relire Montaigne…) ? Une réaction à un XIXe siècle honni pour ses normes répressives ? Un défi matérialiste et hédoniste aux religions monothéistes ? Le point dřorgue de lřidéologie libérale, de lřindividualisme, du consumérisme ? Ou encore une (sur)compensation à la succession dřépreuves narcissiques que la science a introduites dans la civilisation (Copernic, Darwin, Freud…), laissant lřindividu (occidental) en apesanteur, face à la seule source dřinspiration qui lui reste : son corps ?
La critique de l’acteur : une longue histoire
Des prises de position « critiques » vis à vis de lřacteur/rhapsode/interprète ont jalonné lřhistoire du théâtre, au point de vouloir lřéloigner de la cité, ou simplement de lřécarter de la scène, ou encore de lui demander de renoncer à sa fonction mimétique. Ces propositions artistiques et philosophiques constituent un faisceau de pensées et dřopinions sur les arts de la scène Ŕ théâtre, poésie, musique Ŕ voire sur lřhomme en général. Les critiques adressées à lřacteur/interprète sřinscrivent dans des enjeux historiquement situés, et elles se déploient selon plusieurs dimensions : 1° Une dimension politique : le premier grand moment est la critique canonique de Platon concernant lřacteur/interprète, à qui il est reproché principalement de jouer un rôle néfaste dans le projet pédagogique/politique de la cité idéale. Cette critique se trouve notamment dans La République (livre III), ou également dans Ion. Au-delà de lřacteur, ce que vise Platon cřest la « mimèsis », action de donner une apparence à une chose pour la faire passer pour ce quřelle nřest pas. Un autre moment capital est la critique adressée par Brecht au théâtre fondé sur lřidentification et la mimèsis (qualifié un peu rapidement dřaristotélicien), avec les modes de jeu dřacteur et de mise en scène qui lřaccompagnent historiquement (le théâtre bourgeois, en fait, qui a prédominé au XIXe siècle et au-delà). Enfin, ce quřon peut considérer comme la troisième critique politique de lřacteur se trouve chez des hommes de théâtre qui dénoncent eux aussi la « mimèsis » (le terme étant entre temps devenu un mot-valise…), mais cette fois au nom dřun investissement fantasmatique sur le « corps » (autre notion polymorphe qui se prête à toutes sortes de discours), à qui lřon demande, non pas dřêtre écarté de la scène, mais au contraire dřêtre rendu à lui-même, cřest-à-dire débarrassé de ses carcans, de ses « organes » ou de ses fonctions (sociales). Artaud serait la figure emblématique de cette troisième critique.2° Une dimension esthétique : Un certain nombre de textes anciens et modernes (traités, études, essais…) témoignent de lřidée au long cours dans lřhistoire du théâtre, qui cherche à tenir lřacteur à distance de la scène, pour lui préférer des substituts comme les marionnettes et autres objets (masques…). Lřun des plus fameux est lřessai de Kleist sur la beauté et la grâce dans lřart de la marionnette. Le moment charnière pour notre étude est le symbolisme. Des hommes de théâtre et des poètes importants, au tournant du XXe siècle, ont souhaité tantôt « la disparition élocutoire du poète » (Mallarmé), tantôt « écarter lřacteur de la scène » (Maeterlinck), tantôt le réduire à une (sur)-marionnette (Craig). Lřargument était toujours à peu près le même : il tenait à la haute conception quřils se faisaient de leur art, et, symétriquement, à la piètre considération quřils avaient pour les comédiens de leur temps, portés sur lřemphase et le cabotinage. Un demi siècle plus tard environ, Beckett a, lui aussi, souhaité faire disparaître une part de lřhomme quřil jugeait incompatible avec sa vision de lřart et du monde. A contrario, il a privilégié, de plus en plus, des dimensions qui jusque là étaient évacuées ou au second plan : ainsi, à lřimage et au corps il a substitué la voix et la musique. 3° Une dimension anthropologique : la mise en relation, voire la confrontation de lřêtre humain et de ses « doubles » nřest pas un simple jeu esthétique ; cřest dřabord une pratique rituelle, qui a des sources très lointaines, voire archaïques. Dans la Grèce ancienne, selon Vernant, les hommes avaient coutume de « remplacer » un mort absent (disparu à la guerre, ou en mer lors dřune tempête) par un « kolossos » Ŕ qui avait pour fonction dřéloigner lřâme errante du défunt et de protéger le groupe contre ses éventuels méfaits. Cřest donc au-delà du seul champ théâtral que les mises en scène de « doubles », dans leur fonction de substitut de lřêtre humain, ont une portée anthropologique fondamentale. Il semble assez vain de chercher à unifier ces approches critiques sous une théorie ou un concept englobants. Plusieurs difficultés surgiraient immédiatement. Tout dřabord, on ne peut pas intégrer sous un même angle critique des écoles de pensée aussi différentes que : le rejet de lřacteur et son expulsion hors de la cité (Platon) ; la volonté de lui substituer des doubles non humains (Maeterlinck, Craig) ; ou, selon une troisième voie, une « critique » qui consiste à attendre toujours plus de lui, voire, comme chez Artaud, à le transfigurer pour le débarrasser de ses « organes » et autres fonctions.
L’ascèse symboliste : écarter l’être vivant de la scène
Avec ce quřon appellera, a posteriori, le « symbolisme », cřest une position inédite de lřartiste dans la société qui sřaffirme. La volonté dřabolir les conventions existantes répond à un désir dřascèse et dřélévation, comme le notera plus tard José Ortega y Gasset : « Mallarmé fut le libérateur qui rendit au poème son pouvoir aérostatique et sa vertu ascendante » 9 . Il sřagit de bousculer les valeurs établies, dřen finir avec une littérature faite pour flatter les mentors et attirer le public ; et de susciter des images, des sonorités, des mondes inconnus. Lřart, selon Mallarmé, renonce à toute « fonction numéraire » destinée à mesurer, comptabiliser, circonscrire le monde dans les limites et le cadre qui conviennent à « la foule ». Il faut pour cela, non seulement repenser la fonction du poète, mais aussi susciter un public dřun nouveau type. La poésie et la musique sřen trouvent renouvelées dans leurs fondements axiologiques et esthétiques. On en appelle à la disparition des normes, des formes habituelles, du corps, de la parole et des « idées » ; et au retrait du « souffle lyrique », du « phrasé » du déclamateur qui empêche de faire naître la voix/mélodie secrète, « virtuelle traînée de feux sur des pierreries » : « Lřœuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède lřinitiative aux mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés ; ils sřallument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries, remplaçant la respiration perceptible en lřancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase » 10 On a beaucoup glosé sur cette « disparition élocutoire du poète » prônée par Mallarmé. Sřagissait-il dřune disparition pure et simple du « poète » ? Il sřest trouvé tout au long du XXe siècle, et il se trouvera longtemps encore, des voix pour sřécrier que « le poète » ne peut disparaître11 ; et dřautres, au contraire, pour lřabandonner à son sort, « tel quřen luimême enfin lřéternité le change », scellant dans le tombeau son destin solitaire : « Le Poëte suscite avec un glaive nu / Son siècle épouvanté de nřavoir pas connu / que la mort triomphait dans cette voix étrange » 12 . Un vaste champ de bataille idéologique a opposé deux camps, dans la postérité de « cette voix étrange » de Mallarmé qui a résonné tout au long du XXe siècle. Dřun côté, une réaction, toujours vive, qui revendique ou proclame le « souffle », la « voix », le « corps ». Dřun autre côté, une esthétique de la disparition, conçue comme abolition des obstacles à la « poésie pure », à la musique, mais aussi à la « langue ». La liste est longue, de ces mots dřordre à citer entre guillemets, dont on peut repérer jusquřà aujourdřhui les résonances. Le « symbolisme », sous lřégide de Mallarmé, a en tout cas ouvert une brèche dans laquelle des artistes importants se sont engouffrés, quitte à se démarquer du contexte historique de son apparition. Ses héritiers se préoccupent de faire advenir à une existence purement virtuelle cette « absente de tous bouquets », qui caractérise lřart émancipé de la représentation : « Je dis : une fleur ! et, hors de lřoubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, lřabsente de tous bouquets » 13 . Ce geste est-il nécessairement contradictoire avec lřaffirmation du souffle et du corps ? Répondre à cette question supposerait de prendre quelques précautions vis-à-vis de ces notions un peu péremptoires Ŕ et dřen déplacer à la fois les contenus et les frontières. C’est une question que nous aurons lřoccasion de nous poser, concernant les trois œuvres/spectacles étudiées plus loin. Lřautre grande figure du symbolisme qui va nous intéresser plus particulièrement dans notre étude est Maeterlinck. Son œuvre et sa pensée entretiennent une relation intime avec le régime de l’invisible. Le contexte de lřépoque est traversé par cette question, aussi bien sous lřangle scientifique que mystique, sociologique, ou esthétique. Maeterlinck sřintéresse à tous ces aspects : dispositifs dřillusion optique, fantasmagories visuelles, cinématographe, et aussi, spectacles de marionnettes, ombres chinoises…
INTRODUCTION : ECARTER L’ETRE VIVANT DE LA SCENE ? |