Le texte de la procédure judiciaire l’exemple des auditions

Le texte de la procédure judiciaire l’exemple des auditions

L’audition d’enquête : pratique et productions

Comme nous l’avons déjà évoqué, l’enquête et plus largement le processus judiciaire en France se fonde sur l’écrit. Cela signifie que dans le cas des auditions de témoins, l’enquête exploite les procès-verbaux, c’est-à-dire les documents écrits qui en sont tirés. Nous proposons dans cette partie d’étudier notre corpus d’auditions pour comprendre le contexte de sa production et la construction interne des procès-verbaux d’audition. Nous complèterons notre compréhension de la pratique à l’aide de l’expérience et de ce qui nous a été décrit par les gendarmes du PJGN. Nous avons déjà abordé la forme du procès-verbal d’audition à la section 2.2.2 du chapitre II. Les remarques que nous formulons ne sont pas des règles absolues, et celles-ci sont valables pour les auditions pratiquées par la Gendarmerie nationale uniquement. Les pratiques de la Police peuvent être différentes. 1.1 Entendre, interroger, rapporter La fonction de l’audition au cours d’une enquête est de recueillir les propos des protagonistes d’une affaire. Les échanges sont consignés par écrit dans un procèsverbal. Plusieurs types de personnes peuvent être entendues : victimes, témoins, mis en cause. Selon leur rôle dans les faits, le but de l’audition est différent. Les victimes et les témoins seront incités à se remémorer le plus de détails possibles, tandis qu’on tentera d’obtenir des aveux pour une personne mise en cause. Dans une audition, qu’elle soit libre ou sous contrainte, les enquêteurs doivent assumer au moins trois rôles : écouter, diriger l’entretien, et prendre les propos en 1. L’audition d’enquête : pratique et productions 127 notes. Ces trois rôles visent à assurer le recueil des informations et leur transmission dans la procédure. Les enquêteurs doivent amener la personne entendue à délivrer le plus d’éléments possibles sans pour autant les influencer. Comme le souligne VLAMYNCK (2011) dans son article sur les conditions de déroulement d’une audition ou d’un interrogatoire, paradoxalement la conduite d’audition d’enquête ne fait l’objet de formation ni à la Gendarmerie nationale ni dans la police, hormis pour les enquêteurs spécialisés dans l’audition de mineurs victimes. Il n’y a donc pas de formalisation officielle de la pratique mais des usages qui se transmettent par observation et formation par les pairs. Les auditions sont généralement conduites par deux voire trois personnes. L’un d’entre eux mène la conversation en posant les questions et orientant la conversation, pendant que l’autre tape les échanges simultanément. Comme l’ont souligné BLANCHET et al. (2013), la difficulté de la conduite de l’audition réside dans le fait que l’un des personnels qui réalise l’audition se consacre à la retranscrire sur l’ordinateur. Cette tâche monopolisant alors son attention, il ne peut être une aide à part entière pour son collègue qui se charge de mener la conversation. Les auteurs notent que cette configuration incite celui qui mène l’audition à ralentir, à faire répéter ou bien à reformuler les propos. Le procès-verbal d’audition est ce qui subsiste de l’échange qui s’est déroulé entre la personne auditionnée et les enquêteurs. Chaque page est signée par les deux parties, qui reconnaissent l’exactitude des propos rapportés et consentent donc à leur exploitation tels quels dans l’enquête. Bien que dans certains cas, la loi exige l’enregistrement audiovisuel de l’audition (lorsque la personne entendue est mineure ou lorsqu’il s’agit d’une audition de garde à vue), le procès-verbal papier reste le document exploité en priorité pendant l’enquête et le procès. L’enregistrement peut être utilisé en cas de litige, si l’on veut avoir une meilleure vision sur le contenu, ou pour voir l’attitude de la personne auditionnée. Plusieurs stratégies peuvent être adoptées pour mener l’audition : la conversation peut être spontanée, par exemple dans le cas d’un témoin se présentant de luimême, ou bien les enquêteurs peuvent préparer une trame d’audition avec une série de questions prévues à l’avance (par exemple, dans le cas des gardes à vue, où l’on sait précisément sur quels éléments on veut obtenir des éclaircissements). Quel que 128 Chapitre V. Le texte de la procédure judiciaire : l’exemple des auditions soit le cas, il est important que les enquêteurs restent attentifs à l’attitude de la personne entendue pour orienter la poursuite de l’entretien. Du point de vue de la production textuelle, nous avons constaté (et les exemples présentés dans le manuscrit l’illustrent) de nombreuses fautes d’orthographe, coquilles, insertions ou omissions de mots, y compris dans des entités (nous avons par exemple relevé des erreurs dans l’orthographe de prénoms ou de noms de famille ou des insertions de chiffres supplémentaires dans des numéros de téléphone). Le procès-verbal d’audition s’organise en trois parties, chacune ayant des fonctions différentes : l’en-tête, les éléments d’état-civil, et le corps de l’audition à proprement parler (voir figure 2.2.2). Les deux premières parties servent à cadrer l’audition dans l’enquête et à collecter les informations de base sur la personne auditionnée. C’est le corps de l’audition qui représente le plus d’intérêt pour une analyse linguistique, car il s’agit de la partie véritablement libre du document, aussi bien en termes de forme qu’en termes de contenu. Étant donné que nous avons abordé la question du contenu dans le chapitre IV, nous souhaitons maintenant aborder la description linguistique des auditions que nous avons explorées au cours de nos travaux. 

Le discours de l’audition et le discours du procès-verbal

Bien que les procès-verbaux d’audition soient la retranscription de propos tenus à l’oral, nous n’avons rencontré dans le corpus que très peu de traces des répétitions et des reformulations 2 remarquées par BLANCHET et al. (2013), et aucune trace d’éléments habituellement caractéristiques du discours oral comme les pauses ou les hésitations. En linguistique, l’étude de l’oral est un champ distinct de l’étude de l’écrit et qui a été amené à se pencher sur la question de la transcription. En effet, comme le soulignent DISTER et SIMON (2007) reprenant BLANCHE-BENVENISTE (2000), l’étude de l’oral doit passer par l’écrit, dans un paradoxe causé par la nature fugace des données orales même lorsqu’elles sont enregistrées. Cela a donné lieu à la création de conventions et de systèmes de transcriptions, afin de rendre les phénomènes propres 2. Pour les reformulations, nous avons recherché les marqueurs étudiés par ESHKOL-TARAVELLA et GRABAR (2017). Nous avons rencontré deux occurrences de je veux dire, trente-et-une de c’est-à-dire, aucune de disons, en somme, en bref, autrement dit. 

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L’audition d’enquête

pratique et productions 129 à l’expression orale, la prosodie : intonation, élisions, disfluences verbales (pauses, répétitions, amorces). Les travaux de transcription doivent s’appuyer sur une théorie car les choix opérés par le transcripteur influent sur l’analyse qui sera faite des données (ROUBAUD, 2017). Les objectifs de l’étude linguistique de la langue orale et de l’audition d’un témoin dans une enquête ne sont bien entendu pas les mêmes. Mais du point de vue de la description linguistique du texte des auditions, la mise en parallèle de ces pratiques nous amène à nous interroger sur la nature du texte des auditions. Nous supposons qu’il ne s’agit pas d’une transcription exacte de l’oral, puisque les éléments propres à ce mode d’expression ne sont pas rapportés, mais le texte produit trouve sa source dans une performance orale. Alors, comment appréhender les données langagières des procès-verbaux d’audition? Des approches et théories de la linguistique de l’oral et de la linguistique de l’écrit, lesquelles faut-il privilégier ? Pour répondre à cette interrogation, nous reprenons ce que RASTIER (2001, p. 83) appelle les transpositions de l’expression : […] Nous définirons la transposition comme le passage entre deux sémiotiques, deux langues, voire deux discours. […] Parmi les transpositions de l’expression, on trouve par exemple la vocalisation d’un texte écrit, l’écriture d’un texte oral, ou, simplement, la copie d’un écrit. La transposition peut « perdre » des informations, mais en « rajouter » d’autres. L’enquêteur qui prend la déposition par écrit transpose de l’oral à l’écrit et réadapte les propos, en les conformant au passage au modèle de l’audition que les membres de l’institution ont établi à force de pratique. KOMTER (2006) va dans le sens de notre hypothèse : l’auteur étudie la construction de compte-rendus d’auditions de suspects au Pays-Bas en retranscrivant pauses, hésitations, répétitions, etc., puis cite en comparaison le texte qui apparaît finalement dans le document. Au lieu du dialogue tel qu’il a eu lieu, les propos de la personne entendue sont rapportés comme un monologue fluide et d’apparence spontanée. Il ne s’agit pas des propres mots de la personne entendue (« such a text […] is not an exact representation of “the suspect’s own words” ») mais un reflet de ce qui a été dit (« it is at least a reflection of what has been said in the interrogating room ») et 130 Chapitre V. Le texte de la procédure judiciaire : l’exemple des auditions cela est suffisant du point de vue légal. Ce type d’altérations est considéré comme courant dans les pratiques de transposition de l’oral vers l’écrit dans les auditions policières (D’HONDT, 2019). En France, l’article 429 du Code de procédure pénale 3 évoque l’auteur du procèsverbal : Tout procès-verbal ou rapport n’a de valeur probante que s’il est régulier en la forme, si son auteur a agi dans l’exercice de ses fonctions et a rapporté sur une matière de sa compétence ce qu’il a vu, entendu ou constaté personnellement. Dans le cas des procès-verbaux d’audition cette notion d’auteur mérite d’être précisée pour permettre l’interprétation et l’étude du texte produit. Du point de vue de la loi, il est clair que l’enquêteur est l’auteur du procès-verbal puisque celui-ci exerce « dans le cadre de ses fonctions », mais c’est la personne entendue qui est principalement tenue d’assumer les propos consignés et leurs conséquences légales. Ce paradoxe est couvert par la signature du témoin apposée sur le procès-verbal. Du point de vue linguistique, si l’on admet que le texte du procès-verbal n’est pas une transcription mot à mot de la conversation mais une transposition, et de ce fait que l’auteur du texte est celui qui l’a rédigé et non celui qui l’a prononcé, on peut en déduire qu’il s’agit également de l’enquêteur. Dans les deux perspectives, le discours original du témoin n’est pas accessible au lecteur du procès-verbal, et donc au linguiste qui tenterait de l’analyser. Nous n’entrerons pas à ce sujet dans des considérations légales hors de nos compétences. En revanche, cela nous permet de distinguer deux situations d’énonciation différentes dans la pratique de l’audition de témoin correspondant aux deux stades de la transposition : il y a d’une part le discours oral du témoin tenu au cours de l’audition, dans lequel il est maître de ses mots, et d’autre part le texte du procès-verbal qui correspond à la retranscription des propos, dans lequel c’est l’enquêteur qui dispose de l’expression et qui constitue le discours qui fera foi. Ainsi, le discours du témoin auditionné est doublement repris entre son énonciation et la rédaction du procèsverbal : en passant de l’oral au texte, le discours passe d’un locuteur initial à un auteur final, et chacun de ces transferts implique des adaptations. Le statut de transposition du texte du procès-verbal établi, il émerge deux positions pour le linguiste afin d’analyser les auditions de témoin : soit au niveau de la conduite de l’audition, cas dans lequel il est possible de réaliser des observations directes sur le discours du témoin, soit au niveau du procès-verbal, notre cas, dans lequel les observations concerneront le résultat de la transposition, c’est-à-dire le texte de l’audition. Cette posture nous paraît convenir d’autant mieux que le procès-verbal et son texte faisant foi, les investigations, décisions, etc., analyse criminelle comprise, exploitent la forme et le contenu véhiculés par le texte. Ainsi, c’est l’objet textuel procès-verbal d’audition en tant que tel, avec la situation d’énonciation qui est la sienne, qui nous intéresse et que nous souhaitons définir. En nous fondant là-dessus, nous adopterons pour l’étude linguistique des auditions de témoin une approche textuelle. 

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