Le système philosophique de Gilles Deleuze (-7)
L’EMPIRISME TRANSCENDANTAL (HUME, KANT, BERGSON)
Interrogé sur le rapport entre sa vie et son œuvre, Deleuze remarque : « Si vous voulez m’appliquer les critères bibliographie-biographie, je vois que j’ai écrit mon premier livre assez tôt, et puis plus rien pendant huit ans. […] C’est comme un trou dans ma vie, un trou de huit ans. […] C’est peut-être dans ces trous que se fait le mouvement. Car la question est bien comment faire le mouvement, comment percer le mur, pour cesser de se cogner la tête » (Pp, 188-189). De ces remarques sibyllines, nous ne pouvons tirer grand-chose, avant d’avoir établi deux faits : ce que nous pouvons savoir du degré d’élaboration de la philosophie deleuzienne au début des années 1950, et ce que nous pouvons déduire de son évolution pendant le « trou de huit ans » auquel la parution de quelques articles et de Nietzsche et la philosophie viendra mettre un terme au début des années 1960. Si l’on en croit Deleuze, la lecture « tardive » de Nietzsche joua un grand rôle au cours de cet intervalle. En témoigne l’ambitieuse étude qu’il lui consacre. Pour le reste, et sur de nombreux points, nous en sommes réduits à de simples conjectures. Toutefois, si l’on confronte attentivement le groupe de textes publiés de 1953 à 1956 avec ceux des années 1960, tout montre que l’orientation générale et systématique de l’œuvre deleuzienne était déjà prise. Dans cette perspective, et pour nous en tenir à l’essentiel, le plus important nous semble être la trinité initialement formée par Hume, Kant et Bergson. Quels sont les textes qui forment ce premier groupe ? On sait que, vers la fin de sa vie, Deleuze interdira la réédition de ses écrits antérieurs à 1953. Il publia cette année-là une étude sur Hume intitulée Empirisme et subjectivité, version remaniée de son Diplôme d’Études Supérieures obtenu en 1947, ainsi qu’une anthologie de textes de sciences humaines et de philosophie, Instincts et institutions 12 . En 1954, Deleuze prononça une 12 Jean Hyppolite et Georges Canguilhem dirigèrent conjointement le mémoire sur Hume. Hyppolite fut le dédicataire d’Empirisme et subjectivité qu’il accueillit dans la collection « Epiméthée » qu’il avait fondée aux PUF ; Canguilhem promut de son côté Instincts et institutions dans une autre collection des PUF. — Sur les rapports de Deleuze à Hyppolite, on consultera l’article de conférence devant l’Association des Amis de Bergson, intitulée « L’Idée de différence dans la philosophie de Bergson », reprise deux ans plus tard pour la publication sous un titre similaire (ID, 43-72). Cette conférence, dont nous verrons l’importance décisive dans l’orientation de la pensée deleuzienne, répondait entre autres aux objections formulées contre Bergson par Jean Hyppolite : celui-ci dénonçait dans Logique et existence le caractère empirique de la conception bergsonienne de la différence, à laquelle il opposait la conception spéculative de Hegel. Il n’est donc pas étonnant que, la même année, Deleuze ait proposé un compte-rendu à la fois élogieux et distancié de l’ouvrage d’Hyppolite, amorçant explicitement la substitution d’une philosophie de l’expression de la différence à une philosophie de la contradiction dans l’être (ID, 18-23). Enfin, en 1956, Deleuze fit paraître une présentation de la philosophie bergsonienne destinée au dictionnaire sur Les philosophes célèbres dirigé par Maurice Merleau-Ponty. Une étude sur Hume, une anthologie de textes autour du rapport entre nature et culture, deux articles sur Bergson, une longue recension d’une étude sur Hegel, tels sont les écrits principaux de Deleuze avant son silence prolongé. Ces premiers travaux philosophiques, Deleuze proposera à la fin des années 1980 de les classer dans une rubrique intitulée « de Hume à Bergson ». « De Hume à Bergson » est peut-être le nom d’une voie philosophique. Or, sur cette voie qui conduit de l’un à l’autre se dresse la figure de Kant. Pour des raisons historiques, puisque Kant est le chaînon manquant entre le philosophe écossais qu’il critique et le philosophe français qui le réfute ; pour des raisons biographiques également, puisque Deleuze assista à la fin des années 1940 aux cours de Jean Hyppolite qui portèrent successivement sur Hume (1946- 1947), Kant (1947-1948) et Bergson (1948-1949) ; mais d’abord et surtout pour des raisons proprement philosophiques, dans la mesure où cette trinité peut résumer à elle seule l’orientation générale et systématique de la pensée deleuzienne vers un empirisme transcendantal, vers une philosophie de l’expression de la différence, dont Nietzsche viendra ultérieurement accomplir la vocation critique. C’est cette orientation que nous aimerions dégager dans ce premier chapitre. La philosophie de Deleuze est systématique en tant que philosophie de l’expression de la différence. L’expression se définit toujours chez Deleuze par un double mouvement d’extériorisation de la différence dans la nature et d’intériorisation dans la pensée. En termes métaphysiques ou ontologiques, ce double mouvement se confond avec celui de la production du monde phénoménal d’un côté et sa récollection dans l’intellect (passage de l’être à l’étant et remontée de l’étant à l’être). En termes transcendantaux, on dira 23 qu’il forme un équivalent de schématisme et de déduction transcendantale chez Deleuze (passage du transcendantal à l’empirique et régression de l’empirique au transcendantal). Dans les deux cas, il s’agit de déterminer les conditions de l’expérience réelle et de penser l’expérience en fonction de ces conditions génétiques. Nous croyons que c’est la recherche de ce double mouvement qui constitue le foyer et l’horizon des interprétations que Deleuze propose de Hume, Kant et Bergson au début des années 1950, et que celle-ci se confond avec l’élaboration du système de l’empirisme transcendantal.
L’EMPIRISME, OU LA SCIENCE DE L’HOMME (HUME)
Empirisme et subjectivité et Instincts et institutions ont en commun de placer la réflexion philosophique au niveau empirique des sciences de l’homme et de la formation des institutions sociales : le premier est en effet sous-titré « Essai sur la nature humaine selon Hume » et affirme d’emblée que « Hume se propose de faire une science de l’homme » ; le second recueille principalement des textes de sciences humaines autour de la différence entre instincts et institutions, et les met au service d’une théorie philosophique qui questionne la différence entre nature et culture. Nous verrons comment ces deux ouvrages résonnent avec un troisième texte, publié de manière posthume mais datant de la même période, « Causes et raisons des îles désertes ». La proposition fondamentale de l’empirisme Le problème empiriste (comment le sujet se constitue-t-il dans le donné ?) En affirmant que dans son œuvre Hume se propose de faire une science de l’homme, Deleuze prétend en dégager le problème général. L’objet de la science de l’homme est la nature humaine, sans laquelle il n’y aurait pas de science de l’homme possible. « La Nature Humaine est la seule science de 24 l’homme »13. Or, ce qui définit une nature humaine chez Hume, c’est ce qui dans l’homme est invariable, uniforme et constant, ce qui obéit à des lois. Mais qu’est-ce qui obéit à des lois ? Où est la constance ? Dans les relations entre idées. La constance n’est pas dans les sensations que j’éprouve, ni dans les idées que j’ai, mais seulement dans la façon dont les idées sont associées dans l’esprit, dont une sensation ou une idée provoque l’apparition d’une autre idée. Or, ce n’est jamais la nature d’une idée, son contenu ou son genre, qui explique comment elle en suscite une autre : la cause de leur association n’est jamais dans les idées elles-mêmes. D’après Deleuze, la complémentarité de l’atomisme et de l’associationnisme dans la pensée humienne trouve ici son premier sens : l’atomisme renvoie aux idées, il est « la théorie des idées en tant que les relations leur sont extérieures » ; l’associationnisme renvoie aux relations entre idées, à leur association dans l’esprit, il est « la théorie des relations en tant qu’elles sont extérieures aux idées, c’est-à-dire en tant qu’elles dépendent d’autres causes » (ES, 118). Une idée en évoque une autre, par ressemblance, par contiguïté ou par causalité. Voilà ce qui est constant dans l’esprit, voilà le côté « nature humaine ». Ces thèses sont les plus connues de Hume. Ce n’est pas à ce niveau qu’apparaît l’originalité du commentaire deleuzien. Celle-ci apparaît lorsque Deleuze demande : qu’est-ce qui régit le rapport entre l’atomisme et l’associationnisme, entre la théorie des idées et la théorie des relations entre idées ? À ce niveau, une première difficulté se présente. C’est elle qui constituera pour Deleuze le cœur du problème humien, et le principe de son affinité avec Bergson. La difficulté provient de ce que, au sens strict, l’esprit n’a pas de nature. Il se présente bien plutôt en son fond comme un flux de perceptions sans rime ni raison, comme une collection d’idées sans constance ni uniformité, une fantaisie ou un délire qui ne forme aucun système. « Sans cesse Hume affirme l’identité de l’esprit, de l’imagination et de l’idée » (ES, 3). Il revient au même de dire que l’esprit n’a pas de nature, que l’imagination n’est pas une faculté de produire des images ou que le flux des idées est fondamentalement délirant. Si bien que la question de la nature humaine devient : comment l’esprit acquiert-il une nature et l’imagination devient-elle une faculté ? comment la collection d’idées forme-t-elle un système ? comment des relations constantes entre idées peuvent-elles se constituer dans un flux de perceptions qui ne les suppose pas ? Car c’est un fait qu’il y a une nature humaine, que les idées sont associées 13 D. Hume, Traité de la nature humaine, Paris, Aubier-Montaigne, 1946, p. 366 (tr. fr. A. Leroy) (cité in ES, 9). Dans ce chapitre et dans les suivants, sauf mention contraire, nous utilisons la seule traduction de Hume dont disposait Deleuze à l’époque, celle d’André Leroy. 25 dans l’imagination. Mais si elles se trouvent liées en elle, elles ne le sont pas par elle. D’après Deleuze, Hume a bien vu qu’on ne peut pas expliquer les relations constantes entre idées par la faculté qu’aurait l’imagination de les associer ; c’est au contraire l’association des idées dans l’imagination qu’il s’agit d’abord d’expliquer. Deleuze peut ainsi écrire : « l’imagination n’est pas un facteur, un agent, une détermination déterminante ; c’est un lieu, qu’il faut localiser, c’est-à-dire fixer, un déterminable. Rien ne se fait par l’imagination, tout se fait dans l’imagination. Elle n’est pas même faculté de former des idées : la production de l’idée par l’imagination n’est qu’une représentation de l’impression dans l’imagination. Certes, elle a son activité ; mais cette activité même est sans constance et sans uniformité, fantaisiste et délirante, elle est le mouvement des idées, l’ensemble de leurs actions et réactions » (ES, 3-4). La question revient donc : comment l’esprit devient-il une nature, et l’imagination une faculté ? Si cette question est décisive pour Deleuze, c’est qu’elle porte directement sur la condition de l’exercice de la pensée. Et si l’empirisme lui paraît mieux à même d’y répondre, c’est précisément qu’il ne se donne pas cet exercice mais cherche à l’engendrer. À plusieurs reprises, Deleuze s’emploie à montrer l’insuffisance de la définition traditionnelle de l’empirisme, telle qu’elle s’est forgée dans le sillage kantien : l’empirisme serait une théorie selon laquelle la connaissance ne commence qu’avec l’expérience et en dérive intégralement (ES, 121). Première insuffisance de cette définition : elle méconnaît le fait que la connaissance n’est pas, pour l’empirisme, le problème le plus important, mais seulement le moyen d’une activité pratique14. L’on rate ainsi d’après Deleuze l’originalité de Hume qui, en saisissant l’essence de l’homme sur le plan pratique plutôt qu’épistémique, rompt avec les métaphysiques classiques du XVIIe siècle ; l’on rate aussi sa parenté avec Bergson, chez qui la subordination de la connaissance à la pratique constituera un précepte empiriste fondamental, leur pragmatisme commun 15 . Nous en verrons l’importance pour Deleuze. Seconde insuffisance d’une telle définition de l’empirisme, la pire : elle contredit les seuls sens que l’on peut donner à la notion d’expérience chez Hume. Qu’elle y désigne le flux des perceptions ou bien les diverses conjonctions d’objets dans le passé, jamais l’expérience n’est constituante. C’est pourquoi, pour Deleuze, l’empirisme doit plutôt être défini au niveau d’un certain dualisme du sujet et du donné, par la constitution du sujet 14 C’est même ainsi que Deleuze débute sa présentation radiophonique de Hume en 1956,. Cette archive radiophonique a été rééditée dans L’anthologie sonore de la pensée française par les philosophes du XXe siècle, CD 3, « La nature humaine selon Hume ». 15 Cf. H. Bergson, Matière et mémoire, Avant-propos. 26 dans le donné. Le sujet est l’esprit devenu nature. Le sujet est un effet, parce que les associations constantes d’idées dans l’esprit ne s’expliquent pas par lui mais se font en lui. Ce qui définit un sujet d’après l’empirisme, c’est pour Deleuze d’être à la fois un effet et un principe, passif et actif ; en termes kantiens, on dirait : réceptivité et spontanéité. Si nous sommes passifs par rapport à un donné antérieur, nous sommes en même temps principe parce que nous dépassons constamment le donné : ainsi, lorsque nous disons et croyons que le soleil se lèvera demain, que César est mort. Chaque fois nous affirmons plus que ce qui nous est donné, puisque rien dans ce qui nous est donné ne légitime que nous fassions usage des termes « toujours », « nécessaire » ou « demain ». Autrement dit, le rapport du sujet au donné est double : c’est à la fois l’antériorité du donné sur le sujet (le sujet comme effet) et le dépassement du donné par le sujet (le sujet comme principe). Le dualisme du donné et du sujet par lequel Deleuze définit l’empirisme implique donc une distinction entre deux niveaux : le niveau de l’expérience pure, où le donné ne présuppose aucun sujet ; le niveau de l’expérience subjective, où le donné est dépassé par le sujet devenu actif. « La dualité empirique est entre les termes et les relations, ou plus exactement entre les causes des perceptions et les causes des relations, entre les pouvoirs cachés de la Nature et les principes de la nature humaine. Seul ce dualisme considéré sous toutes ses formes possibles peut définir l’empirisme, et le présenter dans cette question fondamentale : “comment le sujet se constitue-t-il dans le donné ?”, le donné étant le produit des pouvoirs de la Nature, et le sujet, le produit des principes de la nature humaine » (ES, 122- 123).
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