Un modèle de conception construit sur la mise en tension du virtuel et du réel
Nous proposons de comprendre le processus de conception qu’engagent les agriculteurs lorsqu’ils s’inscrivent dans une transition agroécologique à travers une mise en tension de deux pôles que nous appellerons les pôles du virtuel et du réel (Bergamini, 1995 ; Béguin & Bergamini, 1996 ; Martin, 2000 ; Béguin, 2010), (Figure 1). Cette vision de deux pôles en tension dans les processus de conception est une vision largement partagée par les chercheurs travaillant sur la conception, mais les dénominations que peuvent prendre ces deux pôles varient, comme Béguin (2010) le synthétise à travers ses termes de logos et praxis : virtuel – réel, souhaitable – possible, construction de problème de conception – construction de solutions de conception (Figure 1). Figure 1 : Le processus de conception comme une tension entre le logos et la praxis, repris de Béguin (2010, p. 51) Derrière ces termes, on retrouve l’idée d’un premier pôle concernant la volonté relative au futur, terme utilisé par Daniellou (2004) puis largement repris par les travaux en ergonomie de la conception, et d’un second concernant la mise en oeuvre de cette volonté dans le réel des utilisateurs de l’objet conçu, de sa « réalisation concrète » (Béguin, 2010, p. 48).
Dans le cadre de cette thèse, nous avons retenu les termes de virtuel et réel pour nommer ces deux pôles. Ce choix est un moyen de saisir le réel des agriculteurs dans la mise en oeuvre de leur processus de conception. Quels éléments retenons-nous de ces deux pôles et de quels outils disposons-nous en ergonomie pour les travailler ? Le pôle que nous appelons pôle du virtuel recouvre la volonté relative au futur. S’y jouent donc les orientations stratégiques du projet de conception, que les ergonomes ont pu proposer de travailler via des outils d’analyse stratégique (e.g. Barcellini, Van Belleghem & Daniellou, 2013 ; Noyer, & Barcellini, 2014). D’autres concepts largement répandus en ergonomie de l’activité ont également permis de souligner le caractère aléatoire et parfois inattendu du futur, tels que la diversité et la variabilité, qui peuvent être relevées chez les travailleurs mais également en termes de situations de travail, (Daniellou, Laville & Teiger, 1983 ; Daniellou, 1992). Le pôle du virtuel recouvre également une représentation des concepteurs de l’objet de conception et de son utilisation « qu’il faudra faire advenir, et concrétiser » (Béguin, 2010, p. 50).
S’y jouent donc aussi des orientations (entendues ici comme des volontés) du processus de conception sur lesquelles l’ergonome s’est positionné pour discuter comme souhaitables ou non (e.g Béguin, 2010), au titre de la productivité et de l’efficacité des travailleurs relativement à leurs caractéristiques et leurs capacités tout en favorisant leur santé et leur sécurité (e.g Falzon & Mas, 2007). L’ergonomie peut ainsi contribuer à la définition de la volonté relative au futur via ses connaissances sur le fonctionnement de l’Homme (du point de vue physique, physiologique, cognitif, psychologique, etc.), sur l’activité, sur les processus de conception et de prise de décisions dans les organisations et à propos des capacités d’adaptation de dispositifs techniques. On peut donc souligner que ce pôle du virtuel, tel qu’il est travaillé par les méthodes de l’ergonomie, semble engager principalement des éléments du futur (via la volonté relative au futur) ainsi que du présent, dans une moindre mesure (via la prise en compte de l’existant). Le pôle que nous appelons pôle du réel comprend « l’effectuation de l’action et du travail » (Béguin, 2010, p. 51), il renvoie au réel en lien avec les exigences du projet (e.g. délais, budget, exigences techniques, etc.) et au réel du travailleur, destinataire du nouvel objet conçu ou plus largement de la situation de travail conçue. Pour comprendre le réel de travailleurs, les ergonomes utilisent l’analyse de l’activité sur la base d’observations des travailleurs et d’entretiens, afin de saisir ce qu’ils font réellement pour répondre à une prescription et atteindre un objectif. L’analyse de l’activité donne à voir une photographie du présent en s’intéressant à ce que mobilise le travailleur pour effectuer une tâche à un instant t.
Si cette méthode montre toute l’importance de comprendre l’activité des travailleurs, elle pose question dans un contexte de conception puisque l’on cherche à penser une activité future et que « l’activité humaine, qui est toujours une réponse individualisée face à une situation singulière, ne peut être prévue en détail […C’est pourquoi certains auteurs ont] renoncé à parler d’activité future probable, pour parler d’espace des formes possibles de l’activité future » (Daniellou, 1992). Ainsi, Pinsky et Theureau (1987) et Daniellou (1988) proposent l’analyse des situations de références2. Il s’agit de construire des connaissances sur l’activité « actuelle » de travailleurs en s’appuyant sur des situations de travail réelles ancrées dans le présent, afin de fournir des potentielles caractéristiques de la situation de travail future à concevoir. Les ergonomes parlent aussi de situations d’action caractéristiques, c’est-à-dire « un ensemble de déterminants dont la présence simultanée va conditionner la structuration de l’activité » (Daniellou, 1992) et que Béguin (2010, p. 21) définit comme « des unités minimales de tâches transposables aux situations futures », qui sont une façon de donner à voir le réel des travailleurs avec ses contraintes (e.g. Brangier & Bastien, 2010 ; Le Bail, 2018). On peut souligner que ce sont ici des éléments du présent qui sont mobilisés par les méthodes et outils des ergonomes pour donner à voir le réel, ainsi que des éléments du futur, dans une moindre mesure.
Comprendre le processus de conception déjà déroulé : mobilisation du passé
Le concept de réflexivité et de pratique réflexive semble pertinent (e.g. Argyris & Schön, 1974 ; Schön, 1983) pour comprendre comment le passé peut être mobilisé par un travailleur. Etymologiquement, la réflexivité fait référence au retour sur soi : une personne, engagée dans une activité réflexive, se regarde agir pendant l’action (reflection-in-action) au présent et a posteriori (reflection-on-action) afin de développer une réflexion sur ses propres actions passées (Schön, 1983). Alors, les travaux de Schön permettent de mieux comprendre la construction de l’expérience d’un individu. L’expérience, qui renvoie directement au passé (Pastré, 2008, p. 231), continue de se construire a posteriori de l’action réalisée, « par la capacité du sujet à revenir sur son action pour l’analyser et pour la construire à un autre niveau » (Beckers, 2009, p. 5). Pour Schön, il ne s’agit pas de reproduire ce qui s’est déjà passé pour apprendre de son expérience, ou bien celle d’un autre, mais bien de s’engager dans une « transformation réflexive de l’expérience » (Schön, 1988, p. 25) que nous comprenons de la manière suivante : le travailleur, une fois son action passée, porte un regard sur celle-ci lui permettant de mieux se l’approprier, la comprendre, l’analyser et parfois de la modifier ou bien de modifier son environnement.
Cela fait écho au concept d’ »activité constructive« , reprenant le terme de Samurçay et Rabardel (2004), ainsi qu’à celui d’activité méta-fonctionnelle3 qui permettent une analyse critique de l’activité par le travailleur lui-même : le travailleur met à distance une expérience, il tire des leçons de sa propre expérience, construit une meilleure connaissance de lui-même dans l’action et ainsi accroît son potentiel d’action, sa capacité d’arbitrage et sa réactivité face aux aléas (Falzon & Teiger, 1995 ; Mollo & Nascimento, 2013). Dans un processus de conception, et plus largement dans une situation de travail, il s’agirait d’apprendre ou d’avoir appris de son expérience pour en tirer des leçons pour le futur.
Il s’agit de comprendre les traces des situations de travail et de l’activité passées, qui permettent d’accéder à la dimension du réel, comme une base importante pour le travailleur qui peut s’en ressaisir et construire des repères pour penser les situations de travail futures dans un processus de conception. Nous comprenons alors que s’attaquer à la question du passé dans le cadre d’un processus de conception doit être compris relativement au futur et inscrit dans l’activité du travailleur. Par ailleurs, des auteurs ont souligné que l’action réalisée doit être analysée avec les actions non réalisées qui s’y rattachent dans le sens où le comportement « est une infime part de ce qui est possible. L’homme est plein à chaque minute de possibilités non réalisées » (Vygostki, 1994, p. 41, cité par Clot, 2001, p.256). Autrement dit, les alternatives non vécues par le travailleur semblent extrêmement importantes pour comprendre celles que le travailleur a choisi de vivre.
Nous comprenons que, de la même manière que les situations vécues par le travailleur, celles-ci puissent fournir au travailleur des repères pour penser ses situations de travail futures. Alors, le passé peut être mobilisé par le biais de situations vécues par un travailleur mais également par celles qu’il a choisi de ne pas vivre ou qu’il n’a pas réalisé parce qu’il ne disposait pas de ressources pour le faire. Finalement, nous retenons d’une part que pour construire et mettre en oeuvre sa volonté relative au futur, le travailleur-concepteur revient sur des actions passées et plus largement sur le processus de conception qu’il a déjà mis en oeuvre, ou bien sur les alternatives qui auraient pu être mises en oeuvre. Alors, le pôle du réel du modèle dialogique de la conception, que nous choisissons de comprendre à l’aune du présent de l’activité du travailleur mais aussi à l’aune du passé de son expérience, serait une façon d’intégrer ce retour sur le passé de l’agriculteur-concepteur sur son processus de conception, pour construire la suite. D’autre part, nous retenons que le travailleur portant un nouveau regard sur son passé est inscrit dans une activité au présent, et que ce retour en arrière est intimement lié à une projection dans le futur.
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