LE SUFFIXE -Ē ET SA DISPARITION

LE SUFFIXE -Ē ET SA DISPARITION

Dès le persan des premiers siècles et tout au long de notre période665, il existe un suffixe verbal -ē, mais il a disparu de la langue contemporaine. Sa disparition a donc eu lieu entre le début du XVIIe et le XXe siècle. Ce suffixe a souvent été considéré comme un équivalent de (ha)mē666. Or nous verrons que, même si leurs valeurs sont parfois contiguës, leurs emplois respectifs ne se recoupent pas. Les deux morphèmes sont d’ailleurs susceptibles de se combiner, comme dans le célèbre vers de Xayyām : bahrām ki gōr mēgiriftē hama ‘umr / dīdī ki čigūna gōr bahrām girift667 , « Bahrām qui attrapa l’onagre toute sa vie / tu as vu de quelle manière la tombe l’a attrapé ». Ce morphème -ē n’est pas sans poser des difficultés de repérage. Etant noté par un simple yā ( ی ,( les scribes l’oublient parfois. Dans d’autres cas, son homonymie avec la désinence de deuxième personne du singulier668 peut soit engendrer un doute de lecture, soit conduire à ce que seul un des deux ait été noté lorsque les deux morphèmes étaient censés se combiner. 

Origine du suffixe -ē 

Forme

 Depuis Salemann, on donne habituellement comme étymologie au persan -ē le hē moyen-perse. Ce hē est l’optatif de la forme enclitique du verbe « être » à la troisième personne du singulier (*hait en iranien ancien). Dans les textes moyen-perses, il n’apparaît associé qu’à des verbes conjugués sur le radical du passé. En persan, dans les formes construites sur le radical du passé, hē a perdu son /h/ initial et s’est attaché au verbe. Qu’en est-il des quelques occurrences où -ē est suffixé à un verbe conjugué sur le radical du présent ? Doit-on les expliquer par une analogie aux formes de passé, ou bien leur chercher une autre origine ? On aurait pu supposer que ces occurrences dérivent d’anciennes formes d’optatif moyen-perses, du type kunē671. Or cette hypothèse n’est pas valide : on trouve en persan des formes comme āyadē (TS 61, 13), c’est-à-dire des formes où le morphème -ē s’ajoute à la désinence personnelle -ad. Le morphème -ē se rencontre donc avec le radical du présent par analogie avec le passé et il a une unique origine : le hē moyen-perse.

Emplois

En moyen perse, les optatifs passés, formes composées du participe passé et de l’enclitique hē, marquent l’irréel673. Si l’on remonte au vieux perse, l’optatif note aussi l’habitude dans le passé674. Comme le morphème -ē du persan marque également l’irréel ainsi que l’habitude dans le passé, Lazard675 pense que si l’on ne rencontre pas cette valeur dans les textes moyen-perses, c’est certainement un hasard puisqu’elle devait exister. Nous pensons toutefois en avoir trouvé une (1), même s’il pourrait s’agir d’un persianisme676 . (1) asp dō […], kē pad rōz haftād frasang bē raft hē « deux chevaux […], qui avaient l’habitude de parcourir soixante-dix parasanges par jour » (KA 66, 15 Skjærvø l’interprète comme irréel, mais cela ne nous convainc pas677. Comment l’expliquer ici ? Dans le contexte, il n’y a pas à hésiter : il s’agit de choisir d’excellents chevaux, susceptibles de parcourir de grandes distances, et non pas des montures dont on sait d’avance qu’elles auraient pu le faire mais ne le peuvent pas en réalité (ce que noterait précisément l’irréel). Il y va du destin même d’Ardāšīr, qui s’enfuit de la cour d’Artaban pour conquérir le pouvoir. Ainsi, plutôt que l’irréel, il faudrait y voir un potentiel678. Mais le potentiel est exprimé en moyen perse par le subjonctif, et non par l’optatif679. Comme il était étonnant de ne pas retrouver l’optatif marqueur d’habitude dans le passé, il est alors tentant d’en voir ici un exemple. Etant donné que ces valeurs, irréel et habitude dans le passé, sont toutes les deux marquées par le même moyen morphologique dès le vieux perse, il est donc bien difficile de savoir laquelle est antérieure à l’autre, et comment la seconde découle de la première680 . 

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La particule hortative ēw

En moyen perse, la valeur optative peut être renforcée par la particule ēw. Brunner681 la dit s’employer avec l’optatif lorsqu’il marque une prescription ou une exhortation, Skjærvø n’en donne des exemples qu’associée à un indicatif présent682. Pour sa part, Durkin-Meisterernst683 affirme qu’elle ajoute à un verbe au présent un sens optatif. S’appuyant sur les exemples du psautier pehlevi où elle accompagne l’indicatif, Lazard684 a établi que cette particule ēw est à mettre en parallèle avec l’impératif, avec lequel elle est en distribution complémentaire. Cela rejoint les remarques de Skjærvø685 relatives à l’inscription de Paikuli.En persan, nous n’avons trace de cette particule que dans certains textes judéopersans. Utas686 pense la voir dans ’y kr’m, « nous devrions acheter », tiré de la lettre de Dandān-Uiliq (DU 12), avec la difficulté suivante qu’elle y serait associée à une forme de subjonctif687. En revanche, Lazard688 suggère sa présence à la ligne 1 : ’y y’r b’šd, « qu’il aide » (DU 1), cette fois-ci accompagnée d’un indicatif comme on l’attend. On en trouve également 5 occurrences dans TE1 , dont 2 dans notre corpus (hy bwd, « qu’il soit », en TE1 14, 38, et w-m’ hy ’yyd ’rsy tw, « et ne laisse pas venir une larme », en TE1 135, 3)689 . On la rencontre donc à époque ancienne dans le nord-est, et, au début de notre période, dans le nord-ouest du domaine iranien. Mais il n’y en a pas d’attestation dans le judéopersan du sud-ouest, dans nos textes du moins.

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