Le succès de la question de la biodiversité
L’institutionnalisation de l’écologie est liée en France à l’écologie systémique, dont les bases théoriques sont posées par Odum (1953). Quelques uns des chercheurs interviewés (Barbault, Blandin, Leroux)17 ont connu ce développement à travers la station Lamto, en Côte d’Ivoire, qui a fonctionné sous la direction de Maxime Lamotte de 1942 à 1976. Le témoignage de Patrick Blandin évoque les recherches et explicite les suppositions théoriques de l’écologie systémique de l’époque : « Je vais vous citer une anecdote que je raconte toujours parce qu’elle m’a marqué définitivement. J’ai fait une thèse sur les araignées de la savane de Lamto, donc il y avait le cycle annuel, la biomasse, des effectifs et des trucs comme ça. J’avais des graphiques, de janvier à décembre, avec les variations quantitatives aux mètres carrés du kilo d’araignée ou je ne sais pas quoi… Bon, à ma soutenance de thèse, il y avait un collègue et ami, Jean-Claude Lefeuvre, que vous connaissez sans doute de nom, qui m’a critiqué en me disant : « écoute tu nous mets des graphiques là, de cycle annuel, de variation annuelle, de quantité de tes araignées, mais tu ne dis pas en quelle année ». Je lui dis : « non, oui ». Il me dit : « mais tu dois mettre l’année parce que rien ne prouve que les mesures que tu as de telle année ou telle autre année, ça se passerait de la même façon l’année d’après. Les choses bougent, il y a une histoire, il faut tenir compte du temps, il faut dater des graphiques ». Bof (Rires) « oui monsieur ». Il avait super raison, et je me suis toujours dit finalement, on a eu une vision de l’écologie atemporelle. Finalement on essayait de modéliser des cycles annuels standards, en quelque sorte. » Quantitative et atemporelle, l’écologie pratiquée à Lamto répartit des thèmes de recherche aux étudiants en fonction de compartiments de l’écosystème. Elle est gourmande en main d’œuvre, dans un contexte post colonial, cette dernière est constituée par des travailleurs africains (Lachenal, 2005). Un tel développement national est à mettre en relation avec la programmation de la recherche au niveau international et la volonté de gérer la nature et ses flux. En effet, Kwa (1987) montre comment le programme International Biological Program (IBP) profite d’une conception cybernétique de la nature présente aussi bien chez les chercheurs, les administrateurs et le grand public. Le succès de cette métaphore du système, les possibilités de maîtrise de la nature qu’elle sous-tend, favorise dans les années 70 aux Etats-Unis, un développement de la communauté de chercheurs en écologie des systèmes. Ce développement de l’écologie systémique ainsi que la notion de Climax de Cléments inscrivent l’écologie dans un paradigme de l’équilibre de la nature (Blandin, 2009). L’histoire de l’institutionnalisation et du développement de l’écologie semble liée à des dispositifs situés, notamment un programme de recherche international, autour desquels peuvent se cristalliser des conceptions fédératrices. Qu’en est-il des dispositifs par lesquels se développe la question de la biodiversité ? Et comment intervient la question de la biodiversité sur la formulation des problématiques écologiques et sur l’organisation de la recherche ? Ce chapitre vise à comprendre comment la biodiversité devient incontournable dans le paysage scientifique français : quels sont les enjeux de développement de telles recherches ? Comment s’opère la reconfiguration et la production de légitimité autour de la question de la biodiversité ? Trois temps du processus sont analysés : la mise en place de références, l’agencement de réseaux hétérogènes et la standardisation autour d’une politique de financement par projet. L’attention sera ici portée sur la dynamique autour du Programme National Dynamique de la Biodiversité et Environnement, l’Institut Français de la Biodiversité, la plateforme européenne Biodiversa et la Fondation pour la recherche pour la Biodiversité ; ceci au détriment des programmes de recherche du Service de la recherche, des études et du traitement de l’information sur l’environnement (SRETIE) du Ministère de l’Ecologie, et notamment du Comité Ecologie et Gestion du Patrimoine Naturel (EGPN) particulièrement actif dans le financement de recherche sur la question de la biodiversité. La raison en est que la médiatisation de cette première dynamique est importante. Du fait de la création institutionnelle et de la revendication de la filiation, j’ai pu identifier cette dynamique et avoir accès aux sources.
Production de référence et réécriture pour une convergence d’opportunités
La question de la biodiversité permet de suivre l’articulation d’échelles internationales, européennes et nationales dans le développement de l’action environnementale. Dans un premier temps, la biodiversité fait l’objet d’une activité d’écriture de référents discursifs. Cette activité de production explicite de références discursives, événementielles et institutionnelles semble être une étape importante pour baliser un domaine d’action, et pour reprendre les termes de Latour (2006), d’en « dimensionner les échelles ». Cependant, qu’il s’agisse de la protection de la nature ou de l’écologie scientifique, le paysage discursif et institutionnel est déjà investi par certains acteurs et enjeux, c’est pourquoi je parle ici de réécriture. La biodiversité offre en particulier des opportunités médiatiques et économiques à la recherche en écologie.
Référents nationaux
Au niveau national, la question de la protection de la nature, après une longue phase d’évolution législative18 dont la création des réserves naturelles (1957) et celle des Parcs nationaux (1960 pour la loi sur les parcs nationaux et 1967 pour les parcs régionaux) s’est dotée dans les années 1970 de ses propres institutions et références juridiques qui seront naturellement les supports d’une prise en charge nationale de la question de la biodiversité. Le Ministère chargé de la Protection de la nature et de l’Environnement est créé en 1971, quelques années avant la loi du 10 juillet 1976 sur la protection de la nature. Cette loi, avec un volet sur l’évolution des milieux et un volet sur le contrôle de l’utilisation des espèces, parachève « le dispositif législatif permettant à la France d’assurer le maintien et la restauration de son patrimoine naturel. » (Raffin, 2005). Les associations de protection de la nature (SNPS19, FNE20, LPO21 notamment) sont très actives dans l’adoption du projet de loi22 et dans sa mise en œuvre. Elles le sont également dans la mise en place, l’animation et la gestion de parcs, réserves naturelles et réserves de biosphère23. Tout un univers professionnel se structure alors autour des aires protégées. Par exemple, la fédération des parcs naturels régionaux regroupe aujourd’hui 47 parcs avec un ensemble de documents référents hétérogènes : des procédures de création, une charte, des événements réguliers, des offres d’emploi etc. Articulée à la notion de patrimoine naturel, la mission des parcs s’ancre dans la protection d’une nature anthropisée prenant ainsi le contre-pied des réserves naturelles et des parcs nationaux basés sur le principe d’extraterritorialité, c’est-à-dire le fait que la nature échappe aux règles qui s’appliquent aux autres territoires (Lepart et Marty, 2006). La conception d’une nature sauvage non-anthropisée dont sont inspirés réserves et parcs nationaux, la wilderness, découle en effet d’une conception américaine de la nature qu’on a pu relier au contexte de la conquête des espaces par les colons (Larrère et Larrère, 2009). Elle se diffusera par le biais d’instances internationales telles que l’Union internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) et sa célèbre liste rouge d’espèces menacées. Si la diversité des espèces remarquables reste un levier important des stratégies de conservation de la biodiversité, l’accent va être mis, dans les années 1990, sur la biodiversité comme potentiel de diversification. « La biodiversité, c’est d’abord le changement, pas la pérennité » affirme Christian Lévesque ; il s’agit alors de penser les continuités (par exemple par le biais de la trame verte et bleue), dynamiques et interactions pour comprendre et prévoir les changements.
Structuration de la communauté de recherche : la production de référentiels discursifs, événementiels et institutionnels
La communauté scientifique française a été pionnière dans la mobilisation de la notion biodiversité dans de la création institutionnelle. C’est en effet le premier pays à proposer un programme national comme déclinaison du programme international Diversitas . Le discours scientifique international sur la biodiversité est porté par l’IUSB (union internationale des sciences biologiques)28 et le SCOPE (comité scientifique sur les problèmes d’environnement) qui en 1991 seront, avec l’UNESCO29, à l’origine du programme international, Diversitas. Pour Barbault, coordinateur du Programme National Dynamique de la Biodiversité et Environnement (PNDBE), c’est Di Castri, impliqué dans l’UNESCO, qui lui souffle l’importance de cette problématique : « Ça s’est fait un petit peu par hasard, parce que Di Castri m’avait parlé de ça un peu avant Rio et que ça serait bien qu’en France… J’ai suivi en me disant pourquoi pas, justement j’avais la vision de tous les biologistes, la diversité du vivant, il n’y a rien de neuf ! Et puis, je me suis pris un peu au jeu parce que c’était quelqu’un de passionnant, de fascinant. Et puis petit à petit j’ai découvert qu’en utilisant cette entrée là, et en réfléchissant sur pourquoi le mot biodiversité, dans quel contexte c’est apparu, ça changeait le regard sur l’écologie et, que de ce point de vue là c’était intéressant parce que ça permettait, si on allait jusqu’au bout, à la limite, une analyse critique de l’évolution de la science écologique dans certaines directions. » Chargé de mission au Ministère de l’Ecologie et conseiller du Programme Environnement du CNRS, Robert Barbault convainc ces institutions d’héberger le bureau du programme international Diversitas et de financer un programme national. Ainsi apparaît en 1993 le Programme National Dynamique de la Biodiversité et Environnement (PNDBE), première étape de la structuration de cette communauté de recherche, qui se poursuivra avec la création de l’Institut Français de Biodiversité en 2000 et sa transformation en une Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité en 200830. Le lancement du programme tel qu’il paraît en octobre 1993 dans la Lettre du programme Environnement est imposant : il concerne une centaine de chercheurs réunis en comité scientifique (listé en annexe de l’article) et explicite les liens entre réseaux, responsabilités, organismes de recherche et programmes. S’il reprend pour les décliner au niveau national les axes de Diversitas, le PNDBE met immédiatement en place des réseaux singuliers et affirme vouloir tenir compte à la fois « des priorités des grands organismes de recherche, des spécificités françaises (en termes de compétences scientifiques, d’opportunités « géographiques ou écologiques », voire de priorités stratégiques) et de la programmation internationale en cours. » (Lettre du Programme Environnement, p12).