Le statut des ama dans la société japonaise

Coopération des genres et protection spirituelle intracommunautaire

Si l’on peut interpréter l’efficience des hommes comme un moyen de s’approprier par les actes le pouvoir protecteur que les femmes, et notamment les ama, détiennent symboliquement par le fait que ce soient elles qui fournissent aux kami de quoi les apaiser puisque les hommes ne peuvent pas toucher les ormeaux35, on peut aussi expliquer ce monopole masculin dans le champ d’action à l’aide du postulat de la coopération et de la complémentarité des rôles masculin/féminin.
Selon le sociologue Talcott Parsons, les femmes et les hommes jouent des rôles complémentaires dans les différentes sphères de l’organisation sociale afin de permettre son maintien et son bon fonctionnement (Tahon, 2004 : 31). Cette théorie de la coopération est aussi avancée dans les travaux des sociologues américains Robet
O. Blood et Donald M. Wolfe abordant la théorie des ressources (Blood et Wolfe, 1960). Pour ces derniers, les genres coopèrent afin de réaliser un objectif commun (Blood et Wolfe, 1960 ; Coenen Huther, 2001 : 180). Bien que ce postulat fut utilisé pour décrire les dynamiques familiales et les stratégies d’éducation des enfants au sein du couple occidental contemporain, je me propose de l’appliquer aux rapports de genre dans le village de Kuzaki. Hommes comme femmes, étant tous habitants du même village, je suppose que l’objectif commun soit ici la protection de Kuzaki. Dès lors, les villageois vont participer de concert à la protection des environs et se répartir les tâches. Les femmes vont contribuer à la vie religieuse par la prise en charge la partie productive de l’objectif commun : elles vont fournir le matériel nécessaire à l’apaisement des kami.
Les hommes, quant à eux, vont s’occuper de la partie effective du but à atteindre : ils vont réaliser les rituels permettant aux esprits de recevoir les offrandes confectionnées par les femmes.
Ayant déjà joué un rôle dans la protection du village par la récolte des ormeaux, les ama ne défileraient donc pas dans les cérémonies religieuses. On peut également supposer que les femmes des foyers impliqués dans le monde maritime ne participent pas aux processions puisqu’elles ont contribué à la protection de Kuzaki en cuisinant les repas pour les festivités : à travers la nourriture, elles donneraient la force aux hommes de faire face aux kami devant l’autel.
Cette interprétation n’explique néanmoins pas le classement exposé par Martinez lors de la procession du festival du Hi-Nichi (Martinez, 2004) : si la contribution des femmes s’arrête à la partie productive de l’objectif de protection, on peut s’interroger sur la participation de l’amagashira à la procession, ainsi que sur la onzième place du défilé qu’elle occupe, derrière des personnes qui n’ont rien à voir avec le village tel que le directeur de l’aquarium de Toba ou encore le responsable du temple d’Ise36. A cela je n’ai pas malheureusement pas réussi à trouver d’explication assez satisfaisante pour en justifier le développement dans ce chapitre.
La monographie de Martinez est une référence précieuse pour la compréhension des rapports de genre au sein des communautés ama. Le reportage de la réalisatrice anglophone Amie Williams réalisé sur les plongeuses artisanales japonaises de Shirahama met en avant un festival où ces dernières sont les seules personnes qui effectuent les rituels nécessaires à la protection de leur village (Williams, 2009). Tenant un flambeau, les ama nagent vêtues de l’isogi en direction d’un bateau dans lequel repose des feux d’artifices afin d’allumer ces derniers (Williams, 2009 : 3 min 32). J’émettrai néanmoins quelques doutes sur la pertinence
de cette information. La réalisatrice ne donnant aucune précision sur l’origine de ce défilé, le fait que les plongeuses revêtent l’habit traditionnel, mais aussi la présence des feux d’artifices poussent à s’interroger sur la nature de cette procession qui semblerait sortir du cadre spirituel pour rejoindre celui de l’événementiel avec pour but d’attirer les touristes. Puisque les pratiques liées à la plongée artisanale sont très homogènes d’un village à l’autre37, on s’attendrait à retrouver de telles traditions sur l’ensemble de l’archipel. Or, aucune autre référence ne mentionne la présence d’un tel festival en dehors de la ville de Shirahama. A contrario, l’article de l’anthropologue américaine Bethany L. Grenald publié dans Michigan Today en 1998 (Grenald, 1998) témoigne de la volonté des institutions locales de promouvoir leurs plongeuses, à l’instar de la mise en place d’un concours de beauté de ama (Grenald, 1998 : 9), qui remet alors encore un peu plus en cause la dimension religieuse accordée au festivaldonné en l’honneur des plongeuses filmées par Williams.

Statut des ama au sein de l’ie

Plongeuses émérites, les ama doivent aussi remplir leurs rôles dans l’espace familial. L’étude de la figure de l’épouse, de la belle-fille et de la mère sont particulièrement intéressantes en ce qui concerne l’analyse des rapports de genre au sein de la cellule familiale japonaise, puisque les rapports hiérarchiques constituent le fondement sur lequel repose le fonctionnement de l’ie.
qu’elles ramènent la plus grande partie du revenu familial, ces femmes ont néanmoins la possibilité d’utiliser une partie de cet argent pour leurs dépenses personnelles et leurs loisirs (Bouchy, 1999 : 384), contrairement à la plupart des Japonaises dont les ressources du ménage sont produites par le conjoint. C’est pourquoi, les femmes de pêcheurs qui ne sont pas ama, par exemple, doivent obtenir le consentement de leurs époux en ce qui concerne l’utilisation d’une partie du budget à des fins personnelles (Norbeck, 1954 : 47 ; Worldfish Center, 2002 : 39), tout comme les agricultrices dont le maigre revenu du chef de famille leur impose d’être précautionneuses sur les dépenses annexes au budget familial (Bouchy, 1999 : 384) et d’effectuer parfois des mi-temps pour disposer d’une petite somme supplémentaire réservée à leurs dépenses personnelles (Bernstein, 1983 : 52). Comme le souligne le journaliste Grey Hutton dans son reportage sur la plongée artisanale, cette activité a donc permis aux ama d’accéder à l’émancipation financière : « Par le passé […] les ama gagnaient tellement d’argent grâce à leur pêche qu’elles se sont émancipées et ont pu vivre comme elles l’entendaient » (Hutton, 2012). Les revenus avantageux dont elles disposaient ont aussi été l’une des raisons pour lesquelles, sous le shogunat Tokugawa (1603-1868), les plongeuses japonaises étaient des partis très recherchés par les jeunes hommes de leurs communautés maritimes38 (Kalland, 1995 : 173).

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Ama : Working-girls et mères de famille

Au sein de la cellule familiale japonaise, le rôle de mère se présente comme le rôle principal que les femmes sont amenées à jouer, bien avant celui de belle-fille ou d’épouse.
Si depuis les années 1930, le modèle de la femme au foyer est très présent dans les mentalités, les années d’après guerre réaffirment cette position idéologique avec la mise en place d’un système néolibéral qui préconisent aux femmes de rester à la maison s’occuper des enfants et des seniors, afin de limiter les dépenses du gouvernement dans le domaine social (Koyama, 1961 : 62 ; Schultz Lee, 2010 : 651).
La société enferme alors les femmes dans le modèle de la « bonne mère, bonne épouse », dit le modèle de la ryôsai kenbo 良妻賢母 (Hunter, 1997 : 134 ; Kondo, 1990 : 266), qui impose à la gent féminine de choisir entre vie familiale et vie professionnelle (Suzuki, 2007 : 34). Puisque les enfants sont perçus au Japon comme un « cadeau des dieux » (Hendry, (1993) 2003 : 228), leur éducation demande un grand investissement (Hendry, (1993) 2003 : 229) : participation aux activités extrascolaires ; présence aux associations de parents d’élèves ; ou encore disponibilité pour emmener les enfants aux cours du soir préparant les examens d’entrée dès la maternelle, sont autant d’obligations qui incombent aux parents japonais (Hendry (1993), 2003). Après le sacrifice de leur carrière à la naissance du premier enfant, la plupart des femmes désireuses de reprendre une activité professionnelle après la scolarisation de ce dernier, n’accède alors qu’à des emplois précaires tels que les postes à mi-temps (Kondo, 1990 : 275) : en 2010, 78 % des mi-temps au Japon étaient occupés par des femmes (World Trade Press, 2010 : 47). Cette catégorie d’emplois est même considérée en soi sur l’archipel comme une activité dite “féminine” (Kondo, 1990 : 280).
Ce retour socio-historique est important pour comprendre le rapport entre activité professionnelle et maternité que les ama entretiennent. Afin d’exposer le plus clairement possible la situation des plongeuses artisanales, je comparerai cette dernière à celles des salariées de petites entreprises, des agricultrices et des épouses de pêcheurs. La première catégorie de femmes actives, extrêmement large, étant la plus représentée sur l’archipel, et les deux derniers groupes étant issus, comme celui des ama, du monde rural, effectuer des comparaisons entre les plongeuses artisanales et ces trois catégories de femmes m’a paru pertinent compte tenu de l’impossibilité d’établir des comparaisons exhaustives entre la situation qu’offre la plongée artisanale sur la question et l’ensemble de celles que les différentes professions que les Japonaises seraient amenées à exercer offriraient.
Les plongeuses japonaises bénéficient d’une place privilégiée au sein de la vie spirituelle de leurs communautés de pêche. Par la récolte des ormeaux, offrandes qui apaisent les foudres des kami, ces femmes jouent un rôle symbolique de “protectrice de la communauté”. L’étude des rapports de genre au sein de la sphère religieuse est cependant complexe : bien que les hommes de ces villages monopolisent les actions religieuses efficientes, l’ensemble des habitants de la communauté maritime, hommes comme femmes, participent activement à la protection spirituelle du village. Au sein de l’ie, les ama disposent également d’un pouvoir informel.  Le travail à mi-temps étant déprécié au Japon par exemple, les femmes occupant ce genre de postes ne jouissent pas d’une grande reconnaissance sociale dans le monde professionnel. Tout comme les agricultrices ou les épouses de pêcheurs, les salariées à mi-temps ne réalisent pas de belles carrières leur apportant l’indépendance financière. plongeuses émérites qui permet de redéfinir les rapports de pouvoir au sein du foyer, les plongeuses japonaises imposent indirectement leurs volontés à leurs époux et à leurs belles-mères concernant les décisions relatives à leurs ménages. Capables de concilier rôle professionnel et rôles familiaux dans une société où de nombreuses femmes sont contraintes de sacrifier une carrière à temps plein lorsqu’elles accèdent à la maternité, les ama apparaissent comme une figure exceptionnelle de la femme active au sein du Japon contemporain.

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