Le spectateur observateur-déambulateur
A. Perhaps All the Dragons : à la frontière entre espace public et espace privé 1. Un collectif au plus proche de la réalité Le collectif belge Berlin est fondé en 2003 par Bart Baele, Yves Degryse et Caroline Rochlitz (elle quitte le collectif en 2009), proposant un théâtre hybride mêlant la performance documentaire et les installations vidéo. Leurs créations sont à la lisière entre théâtre et cinéma, en y intégrant d’autres formes telles que le journalisme, des enquêtes sociologiques, de la scénographie, du calcul mathématique, de la direction d’acteurs et des techniques de la narration. Mêlant une écriture que l’on pourrait qualifier de plateau, celle-ci se faisant en lien avec les personnes interrogées, et une écriture cinématographique, dans le montage effectué entre les différentes vidéos. L’origine de chaque spectacle se trouve dans une ville ou une région de la planète. Dans ce processus de travail, le spectateur est un élément intéressant à étudier, celui-ci n’étant jamais appréhendé de la même manière à travers le dispositif mis en œuvre par le collectif. C’est pour cela que leur création Perhaps All the Dragons me semble être un choix judicieux à analyser. Perhaps All the Dragons est un spectacle créé en 2014 utilisant l’art numérique. Le titre et le sous-titre « … in our lives are princesses who are only waiting to see us act, just one, with beauty and courage » (« dans nos vies, il y a des princesses qui n’attendent que de voir que vous ne faites qu’un avec beauté et courage »), s’inspirent de l’œuvre de l’écrivain Autrichien Rainer Maria Rilke intitulée Lettres à un jeune poète de 1929, plus précisément la huitième lettre et adaptés en anglais. Ces derniers renvoient au mythe du dragon et de la princesse, dont la traduction française de cette lettre par Paul de Man peut aider à comprendre ce titre énigmatique : Comment oublier ces mythes antiques que l’on trouve au début de l’histoire de tous les peuples ; les mythes de ces dragons qui, à la minute suprême, se changent en princesses ? Tous les dragons de notre vie sont peut-être des princesses qui attendent de nous voir beaux et courageux. Toutes les choses terrifiantes ne sont peut-être que les choses sans secours, qui attendent que nous les secourions. À travers cette transcription, un lien peut être établi avec la création, celle-ci allant à la rencontre de personnes de toute culture, pays, racontant aux spectateurs leurs histoires et démontrant des théories, pouvant faire référence à des mythes. Pour la création de Perhaps All the Dragons, le collectif a été à la rencontre de personnes ayant publié de petits ou grands récits dans les médias (dans la presse, sur YouTube), faisant par la suite émerger trente histoires sous la forme de trente monologues filmés. La question du spectateur, dans ce cas précis, est intéressante à analyser, il peut être qualifié de regardeur/écouteur, il est aussi amené à bouger dans l’espace et échanger avec la personne interviewée de manière muette. Une jauge est nécessaire pour ce spectacle, le dispositif ayant été pensé et conçu pour trente spectateurs. Perhaps All the Dragons peut être perçu comme un kaléidoscope, dont la définition serait la suivante : « Suite rapide d’impressions, de sensations vives et variées54 . » La mise en scène possède une dimension documentaire, comme si le spectateur était le journaliste écoutant le récit des personnes interviewées. Elle intègre aussi une part de direction d’acteurs et de mise en fiction, les récits sont écrits et pensés au préalable. Les personnes interviewées suivent une ligne de conduite, une gestuelle et une façon de parler (les silences mis en place avant que la vidéo ne soit tournée), proposée par la compagnie. Elle relève aussi d’une forme d’orchestration mathématique. Le collectif met en place un schéma similaire pour l’ensemble des spectateurs : les deux premières histoires sont personnelles, la troisième et la quatrième sont liées entre elles et la dernière se termine en chanson. Ainsi, certains récits s’entrecoupent et se font référence. La compagnie ne laisse donc rien au hasard et guide son spectateur à travers un spectacle décalé, audacieux et sensible dans lequel le sujet principal est celui de l’humanité et plus précisément celui d’explorer l’Homme, de le mettre en danger ; à la fois par le rire, la confiance que nous pouvons avoir en lui, en chacun de nous et par la connaissance que nous pensons avoir. Perhaps All the Dragons mêle l’intime et l’intégration des nouvelles technologies dans une scénographie minimaliste dont le résultat final laisse place à un spectacle novateur.. Perhaps All the Dragons donne la parole à des protagonistes dont la présence n’est pas physique, mais est dissimulée derrière un écran. Lors de la représentation, chaque spectateur écoute cinq récits. Voici un résumé des cinq histoires auxquelles j’ai assisté à Chalon en juillet 2017 : 1. La vidéo montre le témoignage de Prassanamati Mataji, à Ahmedhâbâd en Inde. Au début, la femme fixe le spectateur dans un grand silence avant de prendre la parole. Elle raconte qu’elle est la première fille de sa famille depuis trois générations, par conséquent, durant toute son enfance elle fut adulée par ses oncles. À douze ans, elle choisit de devenir nonne après avoir assisté au prêche d’un moine jaïn. Sa famille s’opposant à sa vocation, elle décide de faire trois jours de grève de la faim pour qu’elle accepte. Après le rituel pour devenir nonne, 35 elle ne s’appelle plus Rekha, mais Prassanamati Mataji. Lors d’un voyage, elle rencontre Prayogmati, qui comme elle veut devenir nonne, elles vont passer vingt ans ensemble. La seconde partie de la vidéo parle de la maladie de Prayogmati, de son choix de suivre la voie du Sallekhana, qui n’est pas un suicide, mais une pratique lente permettant de ne plus sentir la douleur : consistant à jeûner un jour par semaine, puis, à manger un jour sur deux. Ensuite, il faut renoncer à toute sorte de nourriture comme le riz, les fruits, les légumes, les jus de fruits et le lait. À la fin, la personne ne boit que de l’eau un jour sur deux, quand la personne se sent prête, elle arrête de boire totalement. Un individu est désigné pour accompagner la personne, prendre soin d’elle jusqu’à ce qu’elle se sente prête à partir. Après la mort de son amie, Prassanamati Mataji raconte qu’elle s’est sentie très seule, qu’elle a commencé à moins se nourrir et que chaque mois, elle renonce à un aliment. La morale de ce témoignage est annoncée dès la première phrase : « Quand je prends une décision, je m’y tiens. » . Le second témoignage est celui de Roman Abramov, à Moscou en Russie. La vidéo s’ouvre sur une pièce vide, l’homme arrive et se place face à l’écran. Puis après un long silence il prend la parole. Dès le début, il parle du théâtre du Bolchoï, il dit qu’il est célèbre dans celuici. Il fait ensuite un bref historique du lieu et dit qu’il assiste à plus de trois cents ballets par an. Le sujet de cette vidéo porte sur les claques, que le protagoniste organise au Bolchoï. Les claqueurs sont des applaudisseurs professionnels. Il ajoute qu’il ne travaille pas pour le Bolchoï, mais qu’il est indépendant, son emploi consiste à lancer des applaudissements et des ovations, sur la base d’un arrangement secret avec les danseurs. Pour cela, il a des associés dans la salle, il va prendre l’exemple du Lac des Cygnes, pour montrer que la claque a un grand impact sur la réception d’un spectacle. 3. La troisième vidéo met en scène Roger Christmann, à Berlin en Allemagne. Celle-ci démarre immédiatement sur la parole de Roger. Au début, l’homme place ses mains sur le dossier de la chaise, le spectateur ne voit pas son visage. Puis, Roger s’assoit face au spectateur et lui demande de le regarder droit dans les yeux. Il parle du hasard, en se demandant si grâce à lui, nous pouvons repérer l’amour de sa vie. Il explique alors qu’il est mathématicien et qu’il mène des recherches sur ce sujet. Il veut que le fossé entre la possibilité et la réalité soit comblé. S’ensuit une démonstration pour montrer au spectateur qu’il peut trouver son âme-sœur grâce à un calcul mathématique, sa conclusion est la suivante : « Pour rencontrer son âme-sœur, il faudrait rencontrer quarante personnes pendant quatrevingts ans. C’est impossible d’essayer de trouver l’amour de sa vie. » Roger fait une autre démonstration : « Imaginez que sur cette table se trouvent cent sachets d’argent. On ne voit pas combien d’argent chacun contient. Il faut trouver le sachet qui en contient le plus. On ouvre un sachet, on voit combien il contient. Puis il faut choisir. Est-ce bien assez ? Ou est-ce qu’on veut continuer ? Et chercher un sachet avec un montant plus élevé ? L’ennui c’est qu’on ne peut pas faire marche arrière. Si vous ouvrez plus tard le sachet soixante-dix, vous ne pouvez plus dire : je veux revenir au sachet cinq. […] On l’appelle la règle de 37%. Pour en revenir à notre exemple des sachets d’argent. Voici un exemple de la règle des 37%. Il faut ouvrir un à un trente-sept sachets sur les cent et retenir dans lequel il y avait le plus grand montant. Quand il s’agit de personnes : il faut en rencontrer trente-sept sur cent et déterminer la meilleure des trente-sept et puis choisir la première à être mieux que la meilleure des trentesept. Le plus intelligent est de sortir avec trente-sept hommes ou femmes, retenir la meilleure personne et puis jeter son dévolu sur la première personne rencontrée encore mieux que la meilleure des trente-sept. D’un point de vue mathématique, c’est ce qu’il y a de mieux à faire. Il faut bien sûr avoir la chance que la personne choisie soit dans la même phase que soi et ne pas être l’un des trente-sept essais pour elle. […] Mais revenons-en à la réalité, il y a une multitude d’hommes et de femmes qui sont peut-être les vrais. Il y a facilement 10 000 hommes ou femmes qui entrent en considération. Selon la règle des 37%, cela signifie qu’il faudrait avoir 3700 rendez-vous, et plus si affinités avant que ça ne commence vraiment. » Il explique que sans chercher le véritable grand amour, il ne faut plus tester trente-sept fois, mais douze fois. Et choisir la personne qui convient le mieux parmi les précédentes. La fin de la vidéo parle des premières rencontres et des couples mariés.4 L’avant-dernière vidéo mettait en scène un scientifique, développant la théorie que chacun n’est jamais éloigné de plus de six maillons de n’importe quelle autre personne dans le monde. Cette vidéo n’étant pas disponible sur le site du collectif, il m’est impossible de mentionner l’identité du protagoniste. Celui-ci débute son intervention en tenant ces propos : D’abord, j’aimerais vous poser une question. Ce n’est pas une énigme, c’est une simple question à vous, lecteur. Si vous deviez choisir une personne. Une personne. Une seule personne sur les sept milliards d’habitants de la planète. Quelqu’un. Quelque part, n’importe où, que vous ne connaissez pas personnellement. Ce peut être un cheikh en Arabie Saoudite, un chasseur de phoques à Iqaluit, un gardien de prison à Kotido ou un pilote de chasse israélien. Peu importe. À présent, la question est : en combien d’étapes pensez-vous pouvoir atteindre cette personne ? Combien d’étapes, c’est-à-dire combien de personnes intermédiaires faut-il d’après vous pour que quelqu’un qui vous est familier 37 et que vous tutoyez prenne contact avec quelqu’un qui connaisse personnellement l’individu en question ? Combien pensez-vous ? 55 Au début de la vidéo, le protagoniste demande au spectateur de réfléchir à quelqu’un qu’il aimerait rencontrer. Lors de sa démonstration, il va prouver que grâce à six personnes croisées au cours de notre vie, nous pourrions rencontrer cette personne. 5. La dernière vidéo comporte une singularité, Hilde Verhelst Ghent est sourde et muette, mais le spectateur l’ignore. Ce dernier, dès le début de la vidéo est donc dans l’attente qu’il se passe quelque chose. Mon expérience de spectatrice était assez particulière, en effet, pendant quelques instants je me suis trouvée face à une pièce vide, avant que la protagoniste vienne s’asseoir. Dès son arrivée, Hilde regarde beaucoup en direction de l’écran de gauche, ayant déjà vu cette vidéo, j’ai préféré tourner mon regard vers l’écran de droite. Par conséquent, j’ai raté les premières « paroles » de ma protagoniste. Celle-ci ne possédant pas l’usage de la parole, la lecture des sous-titres m’était obligatoire, ne connaissant pas la langue des signes.