Le spectateur comme inconscient des personnages
La représentation commence lorsque les comédiens se dirigent vers les spectateurs et leur parle. Le personnage de Ludo par exemple va s’adresser à un enfant en lui disant : « Oh t’a grandi, ça va ? Fais attention à toi… », après quelques échanges les personnages débutent leur déambulation. Le spectateur comprend très vite qu’en plus d’être intégré dans la représentation, il tient un rôle particulier, celui de miroir ou de conscience du personnage. Le spectateur devine cela lorsque Ludo se parle à lui-même, tout en s’adressant à lui. Durant la représentation, une femme du public est amenée à tenir une porte pour que le personnage puisse rentrer dans une aire de jeux, il la remercie en lui disant : « Merci ma conscience ». Cette façon de s’adresser directement aux spectateurs par le biais de noms que le personnage leur attribue, leur permet d’entrer dans les pensées du personnage. Ils seront nommés à tour de rôle par Ludo : « mon moral », « mon imagination », « ma raison, » « mon envie », « mon intuition », « mon esprit critique », « mon angoisse ». Les spectateurs sont « tout son moi intérieur », et le personnage est en interaction permanente avec eux. Le public est donc engagé dans l’histoire du personnage, il y prend part de manière orale, en le conseillant et le réconfortant dans ses idées, dans ses choix. Il me semble intéressant d’analyser la sollicitation du spectateur par le biais de deux exemples distincts. Lors de la représentation, le spectateur est amené à réécrire le formulaire pour qu’il devienne attractif et que Ludo prenne plus de plaisir à travailler dessus. Les spectateurs peuvent donc exposer leurs idées. Le jour où j’y assistais, un spectateur a par exemple suggéré que Ludo dise à la personne interrogée « Vous sentez super bon », remarque que Ludo a ensuite intégrée dans son échange avec une autre comédienne. Le public est aussi sollicité pour orienter la déambulation. Ludo a ainsi demandé à une spectatrice où elle voudrait se diriger. Elle lui a 74 répondu : « Dans un endroit chaud. » Le personnage lui a proposé de se rendre dans l’appartement d’un ami à lui, mais les spectateurs ont finalement été conduits par le biais de la spectatrice (placée en tête du groupe) et du personnage dans un jardin, dans lequel ce dernier a raconté ses souvenirs de jeunesse. Le spectateur ne choisit donc pas les lieux, les endroits visités, ils sont pensés au préalable par la metteuse en scène, mais il peut faire des propositions. Le spectateur est en possession de son libre-arbitre dans cette création, il peut choisir de s’investir dans la vie du personnage, de lui parler. Il n’est pas simplement observateur de ce que propose le comédien. Il peut aider le personnage à porter des accessoires pour la fête, sans que ce dernier soit dans l’obligation de le lui demander, par exemple. À la fin de la représentation, le public participe à la mise en place de la fête de quartier. Il est toujours considéré comme la conscience du personnage, puis petit à petit il redevient spectateur. Les comédiens eux aussi abandonnent leurs personnages, c’est ainsi qu’un échange constructif entre les spectateurs et les comédiens prend forme, autour d’un bol de soupe. La fête de quartier représente métaphoriquement que « la boucle est bouclée », puisque l’ensemble des protagonistes du spectacle (spectateurs, comédiens, metteur en scène, équipe technique), se retrouvent dans le même espace qu’au début de la représentation, mais dans une ambiance et un dispositif différents du début du spectacle. Ici, la place du spectateur est pensée dès l’écriture du projet. Le « rôle » donné au spectateur pendant la représentation souligne l’ambition de la compagnie de vouloir investir des espaces du quotidien, en y intégrant la population. Être la conscience des personnages, permet aux spectateurs d’avoir une incidence sur le spectacle, d’y être impliqué plus fortement. Les spectateurs sont poussés à exprimer un point de vue sur la situation exposée par le personnage. Le spectacle se base sur un texte déjà écrit, cependant, pendant la représentation, les spectateurs pourront improviser quelques éléments plus ou moins intégrés par les acteurs. La compagnie propose au spectateur de confronter sa propre expérience du marché du travail, de la relation à l’autre, à la fois par le regard des actions proposées par les comédiens, mais aussi par son propre investissement dans le spectacle. 75 « Si c’est l’homme à qui le théâtre s’adresse, l’important n’est pas de savoir s’il y a du texte ou non, mais si ce qu’il nous donne à voir nous donne la parole ou la prend à notre place82 . » affirme Marie-José Mondzain, philosophe spécialiste de l’art et des images. En intégrant le spectateur comme conscience du personnage dans le spectacle, la compagnie lui donne la parole ; elle ne lui impose pas les idées de l’auteur. La création met en œuvre la pensée critique du spectateur sur les propos tenus par le personnage et sur ses actions. L’assistance peut aussi être en désaccord avec le personnage, notamment lorsque celui-ci prend la décision d’envoyer une vidéo à son patron pour démissionner. Le libre-arbitre du spectateur se retrouve aussi dans cette scène, puisque celui-ci peut faire le choix de ne pas rejoindre le groupe pour ne pas apparaître dans la vidéo, le comédien ne force pas le spectateur et ne le prend pas par surprise. Vivants est une création mêlant une dimension politique et poétique, donnant une place importante aux spectateurs. La façon de penser l’espace public, permet la rencontre de chaque personnage au moins une fois au cours de la déambulation. Le spectateur est amené à participer pendant ces interactions avec les personnages durant l’intégralité de la représentation, en prenant la parole, en exposant ses idées et son point de vue. La compagnie propose un spectacle de rue intimiste tout en laissant l’espace public tel qu’il est, sans en modifier l’organisation
Un spectateur-participant
Dans cette partie, le mot « rôle » est employé afin de définir la participation du spectateur au sein de la création. Dans Quartier Libre !, la compagnie propose deux rôles aux spectateurs : « complices » des personnages et « scénaristes » de l’intrigue. Dans Les Immobiles, le spectateur est l’acteur principal de l’expérience. A. Quartier Libre ! : une création participative 1. Le collectif : son implantation sur le territoire rural et la mise en place d’échanges et de convivialité La compagnie Planet Pas Net est créée en 1998 à Saint Leu-la-Forêt dans le Val-d’Oise. Cette dernière propose des spectacles de rue de formes variées : théâtre cinématographique, déambulation d’échassiers, marionnettistes, entresort interactif et jeu vidéo dévirtualisé. L’intérêt de la compagnie est d’aller à la rencontre du public et non l’inverse. Planet pas Net est composée d’artistes issus d’écoles des beaux-arts, ainsi que de l’école de cirque de Michel Nowack. La compagnie organise des ateliers d’initiation aux arts de la rue et créée des spectacles pluridisciplinaires. En 2000, la compagnie déménage à la Caserne Bossut de Pontoise, qui est le plus grand centre de résidence artistique d’Ile de France. Au sein de celleci, la compagnie se développe et expérimente de nouvelles formes : le spectacle fixe, la déambulation, l’installation plastique urbaine et le parcours-spectacle. En 2003, la Caserne ferme et les membres de la troupe se séparent géographiquement, tout en se regroupant régulièrement, afin de créer Mamas, un spectacle de marionnettes sur échasses, dont la première représentation publique a lieu en 2004. En 2003 toujours, la compagnie trouve son nouveau lieu de résidence dans un vieux moulin situé dans les Yvelines. En septembre 2008, elle partage ses locaux avec l’association La Tambouille (anciennement Blérots de R.A.V.E.L), située également dans les Yvelines, dont le but est d’organiser un festival pluridisciplinaire. Depuis 2016, la compagnie a fusionné avec l’association La Tambouille, le collectif né de cette fusion gère un lieu de résidence s’implantant sur un territoire rural, qui se veut propice aux échanges et à la convivialité. Dans ses créations, Planet pas Net affiche sa volonté d’occuper l’espace urbain, d’aller à la rencontre des habitants, de jouer en harmonie avec la nature, la ville et les éléments qui la composent. Depuis 2001, Planet pas Net a créée sept spectacles. – Composite en 2001. – Mamas en 2004, est un spectacle mêlant échasses, marionnettes et met en scène : « Quatre géantes africaines parées de bijoux et de robes colorées, vous entraînent dans un voyage pardelà votre quotidien. Portant leurs bébés sur le dos, elles déambulent avec grâce au hasard des rues83. » Avec ce spectacle, la compagnie insuffle « un hymne à la beauté et à la diversité des peuples84 » à son public. – Sueurs Moites en 2006, cette création rend le cinéma vivant, un pianiste fait naître la musique et les bruitages grâce à son instrument. Sueurs Moites plonge son spectateur dans une enquête inspirée des univers de Bogart, Hitchcock et Murnau. Dans un cinéma à ciel ouvert, les comédiens jouent des codes du cinéma muet et expressionniste. – Photoclic+ en 2007, cette création peut être qualifiée d’entre-sort pour un seul spectateur, ces derniers étant invités à entrer dans une cabine photo chacun leur tour. Au début, le spectateur se retrouve dans une situation habituelle, une voix lui demande de régler son siège. Puis, il se retrouve au centre d’une scénographie, dans laquelle se trouve deux comédiens qui improvisent en interaction avec lui. Les deux comédiens ont un rôle très précis, le premier joue l’ordinateur parlant, le second soumet des accessoires et costumes à travers des trappes dissimulées. À la fin de cette expérience, le spectateur est pris en photo avec les différents éléments (costumes, objets) que les comédiens lui auront proposés. – Manimoi en 2011, est un spectacle interactif proposant un jeu vidéo dévirtualisé. – La reconquête de l’Amérique en 2014, ce spectacle se passe à New-York en 1971 et raconte l’histoire d’un Indien, vétéran du Vietnam, croyant pouvoir reconquérir l’Amérique par la magie d’un talisman. Il va entraîner deux marginaux dans son aventure et se lancer dans une délirante lutte contre la réalité. – Quartier Libre ! en 2017, la dernière création de la compagnie. 83Résumé du spectacle, http://www.planetpasnet.com/Spectacles/Mamas/Mamas.html, [consulté le 10/10/18]. 84Idem. 78 2. Quartier Libre ! : une transformation de l’espace pour appréhender le vivre ensemble Quartier Libre ! est un spectacle déambulatoire dans l’espace public créé en 2017. La création utilise le jeu masqué, l’improvisation et ne fait pas usage de la parole. Elle fait aussi appel à l’imaginaire, à l’invention et la créativité du spectateur. Quartier Libre ! met en espace cinq vieillards masqués (une femme et quatre hommes), dont le spectateur ne connaîtra jamais l’identité. Cette création ne raconte pas d’histoire, mais propose au spectateur de suivre les protagonistes à travers un parcours dans l’espace public. Le spectateur est amené à participer et échanger avec les personnages. La représentation prend forme grâce et avec lui. Dans cette création, la compagnie veut appréhender l’espace public ; donnant une liberté au corps des personnages et des spectateurs, libres de leurs mouvements et de leurs déplacements. Le port du masque des comédiens dissimulant de fait leur identité, permet d’établir une frontière entre eux et le monde. Les personnages de Quartier Libre ! incarnent une joie de vivre enfantine, les poussant à vouloir redécouvrir le monde qui les entoure. À travers différents espaces (l’asphalte, le béton, la nature), les personnages se revendiquent comme des êtres en quête de liberté. Le spectateur est lui aussi intégré dans cette échappée, il est amené à regarder autour de lui, vivre le moment présent, prendre conscience de l’espace dans lequel il se trouve et cohabiter avec l’autre, c’est-à-dire les personnages, mais aussi les spectateurs ainsi que les habitants ou les passants rencontrés lors de la représentation. L’espace public appartient à tous, mais chacun peut y avoir peur, ne pas s’y sentir à l’aise. Dans cette création, la thématique abordée est le vivre ensemble sans craindre l’autre, alors que les personnages dissimulent leurs identités et ne font pas usage de la parole, ce qui peut paraître mystérieux, étrange et menaçant. Le spectateur peut alors craindre les personnages ou les trouver amusant. Suivre les personnages dans leur quête est une façon d’affronter la peur de l’inconnu (en termes de personnes, mais aussi par rapport à l’espace, avec cette création la compagnie veut recréer des espaces de liberté à travers la ville). L’autre thématique de la création est le vieillissement et la liberté des personnes âgées, comme l’explique le metteur en scène Jérôme Bouvet : « Cette création entend questionner le vieillissement, le quatrième âge et surtout la liberté des séniors à travers une écriture clownesque qui cherche à émouvoir et provoquer l’empathie . »