Le sourire dans les transitions thématiques
Le sourire : une ressource de l’interaction
Cette dernière section de ce chapitre sera consacrée à la présentation du courant des gesture studies dans lequel s’inscrit aussi cette présente thèse (en parallèle des courants de l’AC et la LI déjà présentés dans les sections précédentes). Après avoir montré l’importance des gestes des mains dans la co-construction de l’interaction ainsi que certaines de leurs fonctions, nous ferons le parallèle entre ces études et celles portant sur le sourire.
Les gesture studies
Nous savons depuis les travaux de BIRDWHISTELL (1968) ou d’ARGYLE (1974) entre autres, qu’un grand nombre d’informations sont émises par les gestes, les mimiques, les postures, entre autres modalités langagières. Comme l’ont souligné GOODWIN et HERITAGE (1990), les personnes en interaction en face à face sont en mesure d’obtenir beaucoup d’informations les unes des autres en s’observant et en s’écoutant. Ainsi, les interactions sociales impliquent intrinsèquement les gestes et la parole comme un ensemble (MCNEILL, 1992). Comme le disait déjà MCNEILL (1985), la parole et les geste font partie d’une seule représentation cognitive et donc d’un seul et même système : »Speech and gesture cooperate to present a single cognitive representation » (MCNEILL, 1985, p. 353). Il ne s’agit donc pas d’opposer les différentes modalités de communication mais bien d’analyser l’ensemble des modalités langagières simultanément afin de comprendre leur complémentarité, redondance ou encore leur moment d’apparition 18. Tout l’objectif des études sur la multimodalité des interactions (cf. les travaux de FERRE (2011) pour une revue) réside dans le principe de décrire les différentes ressources langagières utilisées par les interactants, tout en mettant de côté la hiérarchie des modalités. A ce titre, la multimodalité des interactions suscitent un grand nombre de travaux ayant mis en lumière le rôle des ressources multimodales dans la construction de l’interaction . Lorsque l’on parle de « gestes », les études font essentiellement référence aux gestes manuels. Il est désormais admis que les gestes des mains véhiculent des informations 18. Pour une discussion détaillée de ce point, cf. le chapitre « Multimodalité dans les interactions humaines » (Amoyal, Cappellini, Combe, Pallaud, Priego-Valverde et Tellier, à paraître en 2022) dans le numéro 38 de la revue des Travaux interdisciplinaires sur la parole et le langage. 58 2. Cadre théorique –
Le sourire : une ressource de l’interaction importantes tant pour l’interlocuteur que pour le locuteur
La multitude d’études dans ce domaine témoigne de l’importance des gestes des mains dans la conversation et de l’intérêt grandissant pour cet objet d’étude. Ces travaux en multimodalité ont notamment permis d’asseoir le principe selon lequel un individu intègre à la fois les données auditives qu’il reçoit mais aussi les données visuelles (gestes, mimiques, postures) produites par le locuteur. Nous savons donc que le geste apporte des informations prises en compte par l’interlocuteur (BEATTIE & SHOVELTON, 1999). Le geste ne sert pas seulement à aider l’interlocuteur dans la compréhension du message, il joue également un rôle fondamental dans la production du locuteur (e.g. lorsque les gestes participent à la planification mentale du discours (ALIBALI, KITA & YOUNG, 2000)). Cela explique pourquoi, par exemple, les humains produisent des gestes même lorsqu’ils ne voient pas leur interlocuteur comme lorsqu’ils parlent au téléphone (COSNIER & BROSSARD, 1984) ou même lorsqu’ils sont aveugles de naissance (IVERSON & GOLDIN-MEADOW, 1998).
Typologie des gestes manuels
Comme l’a souligné FERRE (2011) dans son étude présentant des critères de segmentation du geste, adopter une méthodologie précise est nécessaire lorsque l’on souhaite étudier le rôle des gestes dans la communication. Plusieurs typologies du geste manuel (COSNIER & KERBRAT-ORECCHIONI, 1987; MCNEILL, 1992) existent, la plus fréquemment représentée dans les études en gestuelle étant celle de MCNEILL (1992) qui s’intéresse principalement aux gestes manuels qui accompagnent le verbal (i.e. les gestes coverbaux). Selon MCNEILL (1992) il existe 4 types de gestes co-verbaux : les iconiques, les métaphoriques, les déictiques (abstraits et concrets), les battements. Au-delà de ces types de gestes, la dimension du geste dans son espace est également prise en compte lorsqu’il s’agit de décrire son déploiement. Pour cela, l’espace gestuel décrit par MCNEILL (1992) sert généralement de référence.
Quelques fonctions des gestes manuels
Ces typologies de gestes et le cadre théorique permettant de décrire le déploiement du geste dans l’espace(MCNEILL, 1992) sont autant de moyens qui ont permis de dégager certaines fonctions des gestes en fonction du rôle interactionnel de celui qui le produit/perçoit. Il a par exemple été montré que le geste coverbal aide à organiser mentalement l’information afin de la verbaliser linguistiquement ou encore à retrouver du lexique (KITA, 2000). En didactique, il a été montré que le geste manuel peut être utilisé par l’enseignant dans une fonction d’animation (TELLIER, 2010). Dans ce cas, il peut s’agir par exemple de faire un geste pour marquer le changement d’activité en classe (ibid). En situation d’apprentissage ou en situation de communication plus ordinaire, le pointage peut servir à prendre ou à donner le tour de parole (MONDADA, 2004) et par extension la rétractation du geste peut agir comme un indice potentiel de fin de tour de parole (S. C. LEVINSON & TORREIRA, 2015). Concernant les tours de parole, COSNIER (1996) disait en faisant référence à DUNCAN et FISKE (1977) : « […] le droit à la parole est déterminé socialement, et en cas de chevauchement, le droit de la conserver, et dans le cas de situation égalitaire, le « gagnant du tour » s’affirmera le plus souvent en utilisant des procédés non verbaux. »(COSNIER, 1996, p. 3). Plus récemment, il a d’ailleurs été montré que le geste manuel peut permettre d’attirer l’attention de son interlocuteur (AUSSEMS & KITA, 2019) ce qui peut servir à prendre le tour de parole ou à interpeller son interlocuteur. Nous savons également que la parole et les gestes forment un ensemble lié à l’organisation thématique d’une interaction puisqu’ils contribuent au processus de création et de maintien des thèmes (MCNEILL, 1992). Par exemple, lorsque le locuteur produit un geste en début ou en fin de digression, cela peut permettre de marquer une information elliptique (i.e. détails non directement pertinents pour le propos principal) (BAVELAS, CHOVIL, COATES et al., 1991). Ces quelques fonctions des gestes des mains dans l’interaction apportent des évidences supplémentaires à la thèse selon laquelle l’interaction est nécessairement multimodale et assoit l’importance de réaliser une analyse multimodale des interactions. Si le courant des gesture studies que nous venons de brièvement présenter, est principalement alimenté par des études sur les gestes des mains, le terme de « gestes » peut également faire référence aux mimiques faciales (KENDON, 2004). Parmi tous les gestes produits et perçus lors d’une interaction, les expressions faciales sont très importantes, le visage étant d’après BARRIER (2006) le plus visible des indices corporels. Ce même auteur indique que les signes émis par le visage sont beaucoup plus visualisés et interprétés par le destinataire que les gestes manuels (ibid). A titre d’exemple, il a été montré que la direction du regard et la trajectoire de la tête sont impliquées dans le processus conversationnel (cf. par exemple (HANNA & BRENNAN, 2007; HOLLER, SCHUBOTZ, KELLY et al., 2014; KENDON, 1967)). Les travaux sur les ex60 2. Cadre théorique – 2.3. Le sourire : une ressource de l’interaction pressions faciales tels que les mouvements de sourcils (GOUJON, 2019) ou les regards (BRÔNE, OBEN, JEHOUL et al., 2017), assoient l’importance du canal mimogestuel dans l’interaction. Dans le cas d’interactions à trois participants, l’étude de AUER (2021) a notamment montré que la direction du regard pouvait servir à l’allocation des « turn allocation component » (SACKS, SCHEGLOFF & JEFFERSON, 1974) : le regard aurait ainsi une fonction de projection du prochain tour. Parallèlement, l’étude de HOLLER et KENDRICK (2015) a montré que les participants à qui l’on ne s’adresse pas directement anticipent les changements de tours de parole. Ainsi, le participant en retrait de l’échange projette son regard sur le prochain locuteur avant que le tour en cours soit achevé. Ces études montrent donc que les expressions faciales contribuent au fonctionnement de l’interaction et soulignent donc l’importance de les prendre en compte dans l’analyse du fonctionnement de l’ordre de l’interaction.
Affidavit |