Le socialisme et le radicalisme en 1885

Le socialisme et le radicalisme en 1885

J’ai cédé sans scrupule aux conseils de ceux qui me demandaient de réunir en volume mes discours parlementaires. Qu’on ne voie là ni péché d’orgueil ni faiblesse de vanité. L’homme politique qui, mêlé à d’incessants combats, s’attarderait avec quelque complaisance littéraire à l’expression oratoire des luttes passées, serait bien frivole. Rien au demeurant ne fait mieux ressortir que ces sortes de publications la disproportion entre la force des événements et l’infimité de l’action individuelle. Mais il ne me paraît pas inutile de réunir quelques éléments de propagande qui peuvent être utilisés par les militants socialistes et d’aider la démocratie tout entière à se faire une idée plus nette de la pensée et de l’action de notre parti. Il ne me paraît pas inutile non plus, en ce qui me concerne, de marquer par des témoignages authentiques et irrécusables la ligne de développement que j’ai suivie.
Certes, je n’ai pas la prétention puérile de n’avoir jamais changé en vingt années d’expérience, d’étude et de combat. Ou plutôt je ne me calomnie point assez moi-même pour dire que la vie ne m’a rien appris. Quand je suis entré au Parlement, à vingt-six ans, je peux dire que je sortais du collège. Car dans notre pays, où il n’y a rien de comparable à cette aristocratie anglaise qui propage la culture politique en tous les milieux où ses fils sont appelés, l’École normale et l’Université sont presque un prolongement du collège : c’est comme un internat intellectuel, animé parfois d’une merveilleuse effervescence d’idées, et d’où l’esprit se passionne pour le mouvement du monde, mais où il n’est point averti par le contact immédiat des hommes et des choses. Dans les esprits ainsi préparés, les informations les plus subtiles parfois et les plus profondes se juxtaposent aux plus singulières ignorances. C’est une chambre recueillie et vaste qui n’a que de médiocres ouvertures sur le dehors, et d’où l’on perçoit mal les objets les plus proches, mais où des combinaisons de miroirs prolongent et compliquent le reflet lointain des aubes et des crépuscules.
Pour moi, dans mes premières années d’études, j’avais ou pressenti ou pénétré tout le socialisme, de Fichte à Marx, et je ne savais pas qu’il y avait en France des groupements socialistes, toute une agitation de propagande, et de Guesde à Malon, une ferveur de rivalité sectaire. Comment des esprits ainsi formés n’auraient-ils point à apprendre beaucoup de la vie quand enfin ils entrent en communication avec elle ? Ils n’ont pas seulement à rectifier et à compléter leur première éducation trop livresque et solitaire ; il faut encore, par un nouvel effort, qu’ils se défendent ou qu’ils réagissent contre l’impression trop vive que leur fait la nouveauté des choses. Des hommes que j’avais trop longtemps ignorés ont exercé sur mon esprit, à la rencontre, une séduction soudaine et violente, que je contrôle et violente, que je contrôle maintenant, mais dont malgré les dissentiments ou même les ruptures je ne me déprendrai jamais tout à fait. Ainsi se meut la pensée des hommes sincères, qui cherchent en un travail profond et souvent inaperçu le point d’équilibre de leur vie intérieure et de la vie mouvante des choses.
Je n’ai donc point à m’excuser de m’être efforcé sans cesse vers la vérité et de m’y efforcer encore. Mais j’ai le droit de dire que depuis que je suis dans la vie publique, la direction essentielle de ma pensée et de mon effort a toujours été la même. J’ai toujours été un républicain, et toujours été un socialiste : c’est toujours la République sociale, la République du travail organisé et souverain, qui a été mon idéal. Et c’est pour elle que dès le premier jour, avec mes inexpériences et mes ignorances, j’ai combattu. De cette continuité la série des discours que j’ai prononcés au Parlement témoigne d’une façon décisive ; la série des articles que j’ai publiés en témoignerait dans un détail plus précis encore. Je n’espère point détruire la légende qui fait de moi un ancien « centre-gauche » passé brusquement au socialisme. Les légendes créées par l’esprit de parti sont indestructibles, et celle-ci a pour elle une sorte d’apparence ; car si, dans la législature de 1885 à 1889, je n’étais inscrit à aucun groupe, si je votais souvent avec la gauche avancée, si je manifestais en toute occasion ma tendance toujours plus nette au socialisme, je siégeais géographiquement au centre ; et cela a suffi, pour bien des hommes, à me classer. Mais j’étais dès lors, profondément et systématiquement, un socialiste collectiviste. Et dans toutes les paroles que j’ai dites, l’inspiration socialiste est évidente. De même que mon idéal est resté le même en ses grands traits, la méthode est demeurée essentiellement la même.

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LE PROTECTIONNISME Les droits de douane sur les céréales

Au début de la discussion de la proposition de loi de MM. Baucarne-Leroux, Milochau et Barouille, portant modification du tarif général des douanes en ce qui concerne les céréales (blés, avoine et farine) (1), M. Jaurès développe une motion préjudicielle tendant à ajourner la discussion jusqu’à ce que le gouvernement ait étudié les mesures à prendre pour assurer le bénéfice des nouvelles dispositions douanières aux fermiers, métayers et ouvriers agricoles.
M. Jaurès prononce à cette occasion un discours dans lequel il précise son opinion sur la politique économique. Ce discours atteste des sentiments nettement socialistes, qui permettent, dès cette époque, de prévoir l’adhésion toute prochaine du député de Carmaux au parti socialiste (2).
M. LE PRÉSIDENT. — Messieurs, dans la dernière séance, la Chambre a clos la discussion, qui était véritablement une discussion générale, sur l’article 1er. Avant de passer au vote de l’article 1er et du tableau qu’il renferme, je dois dire que je suis saisi de trois contre-projets : un de M. Achard, un de M. Félix Faure, et un de M. Yves Guyot, qui viendront avant le vote sur l’article 1er.
Mais je suis également saisi d’une proposition tendant à l’ajournement… (Exclamations à droite. — Très bien ! à gauche) et qui a été déposée par M. Jaurès. C’est cette proposition qui doit être mise en discussion la première.
Elle est ainsi conçue :
« La Chambre, considérant que sous un régime démocratique, le protection ne peut s’exercer qu’au profit du travail et que si des mesures douanières protégeant l’agriculture sont jugées nécessaires, des précautions préalables doivent être prises pour que le bénéfice en soit assuré aux fermiers, métayers et ouvriers agricoles, invite le gouvernement à étudier des mesures en ce sens, notamment au point de vue de la durée des baux et du remboursement des capitaux engagés par le fermier pour l’amélioration des cultures, et sursoit à statuer sur l’article 1er de la proposition concernant les droits de douane applicables aux céréales. » (Très bien ! à gauche. — Exclamations à droite.)

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