Qu’est ce que le salafisme ?
Wahhabisme ou salafisme ? Enjeux de définition
Les termes de wahhabisme et de salafisme connaissent depuis quelques années une certaine fortune médiatique, académique et sécuritaire. Souvent repris indistinctement, associés aux expressions « extrémisme », «(néo-)fondamentalisme», « jihâdisme » ou encore « obscurantisme », ils jouent pleinement leur rôle d’épouvantail discursif ou, selon l’expression d’Alexander Knysh, de « repoussoir rhétorique (rhetorical foil) ». Leur emploi indéfini et imprécis dans différents contextes, y compris en Europe occidentale, par les médias, les hommes politiques et les services de renseignement ajoute alors la confusion à la peur . Face au concept d’islamisme que les débats académiques et les usages médiatiques ont soit usé, soit banalisé en lui accolant une connotation négative et en lui assignant un sens qu’il n’avait pas à l’origine, les vocable « wahhabisme » et « salafisme » semblent appartenir à un jargon de spécialistes qui a notamment pour fonction de légitimer celui qui les utilise. Ils permettent ainsi de renouveler les discours d’expertise et leur emploi crée un argument d’autorité qu’il est difficile de contester. Ces termes ne sont pourtant pas interchangeables et par conséquent il convient d’en donner des définitions aussi claires que possible. De ce fait, la délimitation de notre objet apparaît comme un préalable nécessaire à l’exploration de notre problématique de recherche et à l’analyse des relations transnationales. Il importe de comprendre quels sont les acteurs concernés de manière privilégiés par notre étude. Quels sont les fondements de leur doctrine, particulièrement en ce qui concerne leur rapport à l’engagement politique et l’État ? Dans quelle mesure s’inscrivent-ils dans l’espace transnational ?
Les événements du 11 septembre 2001 ont favorisé la diffusion d’une littérature qui, sous des habits scientifiques, tente soit de condamner, soit de réhabiliter une idéologie wahhabite ou salafie largement construite au gré des objectifs que se donnent leurs auteurs. Dans Terror’s Source par exemple , Vincenzo Oliveti assimile, sans nuance aucune, « l’idéologie du wahhabo-salafisme » aux racines du terrorisme d’al-Qâ‘ida. À l’inverse, Natana Delong-Bas livre à ses lecteurs une hagiographie du fondateur du wahhabisme et tente de souligner la dimension moderniste et tolérante de sa pensée. Par leurs conclusions diamétralement opposées, les deux extrêmes du large spectre de ces publications prouvent l’inanité de toute définition du wahhabisme ou du salafisme qui s’appuierait uniquement sur des écrits théologiques ou politiques, vieux de plusieurs siècles, en excluant les pratiques contemporaines ou passées d’acteurs. Une approche plus documentée et sans doute plus objective se trouve par delà ces deux interprétations essentialistes qui créent un lien intrinsèque entre l’Histoire, certains textes et des comportements sociaux identifiables aujourd’hui. Savoir si Mu½ammad Bin ‘Abd al-Wahhâb était une personne bonne et tolérante, comme tente de le démontrer Natana Delong-Bas, ou au contraire un fanatique violent assoiffé de pouvoir, n’est pas une question pertinente pour qui veut aujourd’hui comprendre Usâma Bin Lâdin, le terrorisme, le salafisme contemporain ou encore l’État saoudien. Pour ainsi dire, le « texte » ne saurait être considéré comme suffisant pour fonder une idéologie et expliquer des comportements et des événements qui secouent aujourd’hui le monde en général et le Moyen-Orient en particulier.
Si notre recherche évacue d’emblée l’usage du terme de wahhabisme, c’est parce que celui-ci se révèle rapidement inadapté à notre objet. En effet, il ne désigne pas des pratiques sociales que nous étudions mais, sur le ton de la polémique, un mouvement historique de réforme fondé au 18ème siècle par Muhammad Bin ‘Abd al-Wahhâb dans la péninsule Arabique . Le mouvement wahhabite se caractérise sur le plan théologique par l’accent mis sur l’unicité (tawhîd) de Dieu et s’appuie sur une alliance politique passée avec le premier État saoudien (1744-1818) contre les concurrents de celui-ci. Pour Madawi al-Rasheed :
« Muhammad ibn ‘Abd al-Wahhab was concerned with purifying Islam from what he described as innovations and applying a strict interpretation of the shari‘a, both of which needed the support of a political authority . »
Ce n’est alors que par extension, et en perdant de sa précision descriptive, que le terme de wahhabisme en est venu à définir les institutions officielles religieuses d’Arabie Saoudite, une pratique particulière de l’islam ou encore un certain impérialisme religieux porté par le Royaume des Âl Sa‘ûd. Comme l’explique Pascal Ménoret, « le concept de wahhabisme » a subi « une glissade sémantique » qui « serait anecdotique si elle ne conditionnait pas une lecture proprement essentialiste des phénomènes indûment rassemblés sous un même vocable . » De fait, le recours dans la période contemporaine au concept stigmatisant de wahhabisme revient à ignorer non seulement les différentes ruptures religieuses et politiques survenues depuis trois siècles dans la péninsule Arabique, mais également la multiplicité des sources, des comportements et des pratiques qu’il est supposé désigner. Anthony Cordesman rappelle ainsi :
« Blaming Saudi beliefs or « wahhabism » for the views of today’s Salafi extremists is a little like blaming Calvin for today’s Christian extremists or Elijah for today’s Jewish extremists . »
En plus de son caractère intrinsèquement polémique, cette appellation induit une identification directe au contexte saoudien, berceau géographique du mouvement wahhabite. Pour notre étude yéméno-saoudienne, cette assimilation se révèle hautement problématique dans la mesure où elle établit une filiation automatique entre des pratiques contemporaines (le salafisme), un mouvement historique (le wahhabisme) et une origine nationale (l’Arabie Saoudite) que rien ne vient à priori justifier et que nous entendons justement questionner au cours de cette recherche.
Dans le contexte yéménite, certains intellectuels, notamment zaydites tels Amîn Abû Zayd , emploient le terme de wahhabisme afin de renvoyer leurs concurrents à leur origine saoudienne supposée. Par ce biais, ils tentent de les discréditer et de s’affirmer en tant qu’acteurs légitimes et authentiquement yéménites. L’emploi qui est fait de ce vocable en Asie Centrale, dans l’espace ex-soviétique et en Afrique de l’Ouest où les partisans de l’islam politique sont appelés wahhabites correspond à une identique stratégie . Dans ce cadre, il apparaît combien son usage renvoie davantage à un discours polémique qu’à des pratiques sociales identifiables.
De ce fait, nous lui préférons celui de salafisme qui apparaît comme plus neutre dans la mesure où il évite une association directe avec l’Arabie Saoudite et ne possède pas la dimension polémique et stigmatisante du wahhabisme. De plus, ce vocable est généralement revendiqué par les acteurs eux-mêmes qui se désignent comme salafiyûn (salafis) ou ahl alSunna wa al-jamâ‘a (les gens de la Tradition et du groupe) et peuvent être ainsi appelés par leurs tiers. Dans le même temps, la filiation des religieux désignés comme salafis avec le courant dit wahhabite n’est ni unique, ni automatique, ni même univoque. À propos du terme wahhâbî dont il récuse l’usage, Muqbil al-Wâdi‘î, principale figure du courant salafi yéménite déclare alors : « Muhammad Bin ‘Abd al-Wahhâb est un ouléma parmi les oulémas, il a raison et se trompe, il induit en erreur et transmet du savoir. Il n’est pas permis de l’imiter . » Ainsi, l’appelation wahhabite se révèle-t-elle inadaptée et trompeuse, occultant la diversité des sources et des comportements.
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