Le roman entre récit et documentation
Les démarches référentielles entreprises par Chraïbi et Bakhaï ne sont pas très éloignées de certaines démarches anthropologiques parce que ces romanciers intègrent dans le paratexte et dans le texte des matériaux comme des cartes, des notes, des dessins, des photographies, des hadiths et des sourates, non pas à titre d’illustration, mais à titre de texte documentaire intrinsèque au discours de l’écrivain.
Le paratexte comme documentation
Il s’agira de procéder à l’étude du paratexte, c’est-à-dire tout ce qui est graphiquement en dehors du texte mais qui l’encadre et qui est en étroite relation avec lui. Gérard GENETTE, qui a étudié cet aspect de la paratextualité dans Seuils (1987), la définit en désignant la relation que le texte entretient avec trois autres modèles d’écrits : Le livre lui-même en tant qu’objet et les écrits qui le composent (bande, jaquette, format, couverture, titre, épigraphe, préface…) ; les écrits qui précèdent et accompagnent la composition du livre (notes, esquisses, brouillons…) ; certains commentaires autographes ou non qui l’environnent…
Notre étude concernera essentiellement le premier aspect c’est-à-dire le livre en tant qu’objet, mais pas n’importe quel objet puisque nous allons mettre en évidence seulement les éléments du paratexte qui ont pour objectif de documenter le texte. Cette notion de documentation paratextuelle n’est pas singulière aux romans de Chraïbi et Bakhaï. Elle a déjà été mise en évidence par les écrivains du XIXe siècle, en particulier les romanciers réalistes. Toutefois, ce qui importe le plus, ce n’est pas de connaître la diachronie de cette pratique, mais sa fonction par rapport au texte. C’est dans la fonction que réside la singularité de ces éléments paratextuels. Nous tenterons, tout d’abord, lors de cette étude, de faire le relevé des éléments qui servent de documentation ethnologique au texte chraïbien et bakhaïen. Nous essayerons, ensuite, de voir quelle serait leur contribution dans l’accentuation de la dimension anthropologique du texte.
Avant de lire les romans de Bakhaï et Chraïbi, le lecteur doit effectuer une véritable gymnastique, car il sera amené à traverser des notes, des épilogues, des explications historiques, des citations, des commentaires et d’autres aspects documentaires. Entrer dans l’intrigue suppose donc de suivre toute une orientation de l’auteur. Chose qui nous pousse à nous interroger pourquoi le recours à ce matériel indiciel ? Cependant, avant de tenter de répondre à cette question, il est tout à fait nécessaire de préciser que l’objectif de cette documentation n’est pas uniquement de réduire la polysémie du récit, ce que nous tenterons d’expliquer ci-dessous .
La Mère du printemps de Driss Chraïbi entre paratexte et contexte
– Le hadith
« L’Islam redeviendra l’étranger qu’il a commencé par être. » Prophète Mohammed.
Le passage ci-dessus est un hadith du Prophète Mohammed. Chraïbi, avant même de rentrer dans le texte, à travers une citation qui rapporte les dires du Prophète, nous expose une idée qu’il partage. Le Prophète avait prédit, de son vivant, que l’Islam redeviendra étranger comme à son début. L’auteur, en insérant ce hadith, un élément du sacré, inscrit son récit dans une démarche d’anthropologicisation du récit. Ce hadith a une fonction documentaire car il connote la pensée de l’auteur exprimée dans le récit.
– Carte Géographique
Le document plus haut est une carte géographique du Maroc où est précisé l’emplacement du fleuve de L’Oum-er-Bia qui n’est autre que l’espace principal du récit. L’auteur, tel un géographe ou un anthropologue, tient à localiser l’espace de son récit, et à prouver son existence réelle avant même de rentrer dans le texte. Cette carte a une double fonction, elle est à la fois indicatrice et référentielle.
– Note de l’éditeur
Avertissement
Ceci n’est pas un livre d’histoire, mais un roman. S’il prend source dans l’Histoire, il y entre surtout l’imagination galopante de l’auteur, qui me ressemble comme un frère. En conséquence, toute ressemblance de quelque nature que ce soit avec des événements historiques ne serait que pure coïncidence, une heureuse rencontre. Il reste que ce qui n’a ni changé ni vieilli depuis le fond des âges, c’est la terre. Et j’ai toujours eu la folie de la lumière et de l’eau. Si ces deux éléments viennent à manquer, l’histoire des hommes tarit…
Le passage ci-dessus est un avertissement de l’éditeur, car il avise le lecteur de ne pas confondre le texte de Chraïbi avec un livre d’Histoire. L’éditeur explique que le récit n’est autre que le résultat de l’imaginaire de l’auteur et que toute marque historique ne serait que pure coïncidence.
Naissance à l’aube de Driss Chraïbi, entre paratexte et contexte
– Les sourates
Là encore, à l’instar des hadiths, Chraïbi insère dans le paratexte un calligramme d’une sourate coranique en forme étoilée, tirée d’un manuscrit coranique. L’auteur, en introduisant cet élément du sacré fait de son texte un objet anthropologique, car tel un ethnologue qui récolte des objets pour les présenter dans un musée, l’écrivain expose dans son livre une œuvre du patrimoine de l’art graphique « naskhi ».
Les romans chraïbiens entre texte et index
À l’instar du paratexte, la démarche documentaire chez Chraïbi persiste même dans le texte comme l’illustre le point suivant.
Izuran de Fatéma Bakhaï entre paratexte et contexte
– La citation
À titre d’illustration, Nous avons recours à un passage extrait du livre intitulé Les Premiers Berbères de Malika Hachid : La berbérité émerge au Maghreb il y a environ 11 000 à 10 000 ans. Les ancêtres les plus lointains des Berbères sont de pure souche africaine, mais ils sont déjà mixtes. Les uns, les Mechtoïdes, sont strictement autochtones du Maghreb, les autres Capsiens, sont arrivés sur les rives de la Méditerranée à une époque si reculée de la préhistoire, que se poser la question de savoir s’ils sont étrangers ou pas perd tout son sens. Ces deuxgroupes vont s’interpénétrer anthropologiquement et culturellement à tel point que l’on peut affirmer que la berbérité en tant qu’identité et culture s’est forgée sur la terre d’Afrique du Nord et nulle part ailleurs. Malika Hachid « Les Premiers berbères » (Ina-Yas – Edisud) .
Cette citation est introduite dans le paratexte successivement après la deuxième de couverture, avant l’incipit. Son emplacement n’est pas anodin, il annonce le sujet du récit. La citation, accréditée d’un indice temporel daté d 11 000 et 10 000 ans, évoque les premières origines des berbères. Cette date est celle de l’apparition de la première ethnie berbère, alors que le second indice renvoie à « une époque si reculée de la préhistoire », qui correspond à l’apparition de la seconde ethnie. Selon Malika Hachid, ces deux ethnies formeraient l’identité berbère. Les indicateurs de lieux sont le Maghreb, les rives de la Méditerranée et l’Afrique du Nord. Ces lieux représentent l’espace d’émergence de la berbérité pour les deux ethnies. Cet espace est le même que celui d’aujourd’hui à un degré moindre, mais les Berbères de notre ère vivent et trouvent toujours leur souche au Maghreb. Pour les indicateurs de personnes, nous avons repéré les références suivantes « Berbères », « souche africaine », « Mechtoïdes », « Capsiens ». Les « Mechtoïdes » et les « Capsiens » sont les deux hordes berbères les plus antiques. La première est autochtone au Maghreb, elle est de racine africaine déjà mixte. La seconde s’est installée sur le pourtour méditerranéen à une ère si reculée de la préhistoire qu’on ne peut la classer en dehors de cet espace. Ces ethnies forment l’identité amazighe. À travers ces éléments, nous sommes capables de cerner le sujet du récit avant même de le lire. Cette citation référentielle sert de documentation au texte et viendrait donc attester la véracité du récit romanesque.
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