Le rôle de la prédation dans les écosystèmes
Au sein d’un écosystème, les espèces sont organisées en un réseau très complexe caractérisé par différents niveaux trophiques qui interagissent réciproquement de manière dynamique (Krebs et a!., 2003). Puisque les interactions trophiques influencent la structure des communautés animales et la dynamique des populations, une bonne compréhension de ces interactions est fondamentale pour les écologistes (Gauthier et al., 2004). Étant donné leur importance dans le fonctionnement des écosystèmes, les interactions prédateurs-proies ont été étudiées d’une manière soutenue depuis de nombreuses années (Hanski, Hansson & Henttonen, 1991; Hopcraft, Sinclair & Packer, 2005; Kauffman et al., 2007; Oaten & Murdoch, 1975a; Oli, 2003; Solomon, 1949). En effet, plusieurs études ont démontré que la pression de prédation représente l’une des principales forces de régulation (top-down control) dans les écosystèmes (Erlinge et a!., 1984; Fretwell, 1987; Krebs et al., 2003 ; Oksanen & Oksanen, 2000).
Pour satisfaire les besoins énergétiques essentiels à leur survie et à leur reproduction, les prédateurs vont prélever des quantités significatives de proies, limitant ainsi le taux de croissance de ces populations (Hanski et al., 2001; Krebs et al., 2001; Nielsen, 1999; Thirgood et al., 2000; Y denberg et al. , 2004). En plus de ses effets directs sur la démographie des populations de proies, l’influence de la prédation peut se faire ressentir jusqu’à la base des réseaux trophiques (la productivité primaire) par le biais de cascades trophiques (Borer et al., 2005; Meserve et al., 2003). Dans certains cas, l’importance du rôle régulateur d’un prédateur est telle que son déclin peut entraîner des modifications profondes de l’écosystème (Bundy et a!., 2009; Estes & Palmisano, 1974; Estes et a!., 1998; Frank et al., 2005; Spiller & Schoener, 1994).
En fonction de leur écologie, et en particulier de leurs stratégies d’approvisionnement (c.-à-d. spécialisation alimentaire), les prédateurs vont exercer des effets variés sur les populations de proies. Dans les écosystèmes plus simples tels que la forêt boréale et la toundra, la prédation faite par les prédateurs spécialistes résidents (p. ex. hermine) peut causer et entretenir la cyclicité des populations de proies (p. ex. lemming) alors que les prédateurs généralistes (p. ex. renard arctique) ou les spécialistes nomades (p. ex. harfang des neiges) peuvent induire un effet stabilisateur sur ces mêmes populations (Gilg, Hanski & Sittler, 2003 ; Hanski et al., 2001; Klemola, Pettersen & Stenseth, 2003; Korpimaki et al. , 2003 ; Nielsen, 1999; Oaten & Murdoch, 1975b).
Dans l’optique générale d’une meilleure compréhension des interactions prédateursproies, il est nécessaire de bien comprendre l’ écologie des prédateurs afin de quantifier leurs impacts sur la structure des communautés. Ainsi, l’étude du régime alimentaire des prédateurs, incluant la description des stratégies d’ approvisionnement (c.-à-d. le degré de spécialisation) s’avère primordiale dans un premier effort de compréhension .
L ‘utilisation des ressources alimentaires chez les prédateurs: une question de compromis
L ‘étendue du régime alimentaire
La composition du régime alimentaire d’un organisme peut être distinguée en deux différentes catégories en fonction du nombre d’ espèces consommées, à savoir le régime spécialiste (mono phage et oligophage) et le régime généraliste (polyphage) (Begon, Colin & Harper, 2006). Bien que cette classification dichotomique soit utile pour distinguer les deux principales stratégies d’ approvisionnement utilisées par les organismes, la situation réelle est cependant bien plus complexe, puisque la composition du régime peut se situer à différents niveaux sur un gradient de spécialisation allant d’une stratégie spécialiste stricte à généraliste stricte. Ainsi, les écologistes utilisent davantage le degré de spécialisation pour caractériser le régime des organismes (Araujo et al. , 2010; Bolnick et al. , 2003). Ce dernier peut être quantifié à partir de différents indices qui ont été élaborés à cette fin, tel que le ratio WIC/TNW (Bolnick et al. , 2003) qui met en relation la moyenne des variations de régime de chaque individu d’une population (WIC) et la taille totale de la niche alimentaire de cette population (TNW), où un ratio se rapprochant de 1 représente un cas de faible spécialisation alimentaire alors qu’ un ratio se rapprochant de 0 représente un cas de forte spécialisation (Araujo et al., 2007; Bolnick et al., 2003 ; Sargeant, 2007).
Le choix des ressources alimentaires
En nature, le régime alimentaire d’une espèce est conséquent aux adaptations morphologiques, physiologiques et comportementales des individus. Chez les vertébrés supérieurs, les prédateurs exploitent souvent un spectre de ressources plus étroit que ne pourrait leur permettre leurs capacités (p. ex. mobilité) puisqu’il existe un coût inhérent à l’acquisition des habiletés nécessaire pour une recherche/capture efficace des proies (Holbrook & Schmitt, 1992; Litvaitis, 2000; Svanback & Bolnick, 2007; Tinker, Bentall & Estes, 2008). Selon la théorie d’ approvisionnement optimal, les organismes devraient prioriser les ressources qui représentent le meilleur compromis en terme d’énergie extraite par unité de temps consacré à sa manipulation, puisqu’ elles contribuent à optimiser leur aptitude phénotypique (Pyke, Pulliam & Charnov, 1977). Une prédiction dérivée de cette théorie stipule que l’ étendue du régime alimentaire d’un organisme (c.-à-d. le degré de spécialisation) serait fonction de l’abondance de salses proies préférées dans le milieu, peu importe l’abondance des proies alternatives, prédisant ainsi une spécialisation alimentaire en milieu de forte abondance des ressources et un élargissement du régime alimentaire dans un milieu moins productif (ou plus compétitif) (Emlen, 1966; Macarthur & Pianka, 1966; Pyke et al. , 1977; Svanback & Persson, 2004). En nature, l’ abondance des ressources alimentaires peut fluctuer sur une échelle spatiale (p. ex. variation entre habitats) et/ou temporell e (p. ex. variation interannuelle ou saisonnière )(Bety et al. , 2002; Korpimaki et al., 2003; Krebs et al., 1973 ; Roth, 2002). Plusieurs études ont démontré que le degré de spécialisation des individus d’une espèce pouvait changer en réponse à ces changements d’abondance en fonction de l’habitat (Darimont, Paquet & Reimchen, 2009; Elmhagen et al., 2000; Giroux, 2007; Panzacchi et al., 2008) et de la période considérée (BenDavid, Flynn & Schell, 1997; Cherel et al., 2007; Korpimaki & Norrdahl, 1991; Nilsson, 1981; Roth, 2002). À titre d’exemple, le renard arctique (Vulpes Lagopus) agit comme un spécialiste opportuniste (régime alimentaire étroit) ou comme un généraliste (régime alimentaire vaste) lorsque retrouvé dans un habitat terrestre ou côtier, respectivement (Elmhagen et al., 2000).
En milieu naturel toutefois, les prédateurs font face à différentes contraintes écologiques pouvant restreindre leurs possibilités d’approvisionnement sur des proies optimales. Le comportement des proies, la compétition pour les ressources et les sites de reproduction, et les contraintes de temps associées à la période de reproduction (p. ex. défense du territoire, emplacement du site d’élevage, approvisionnement des jeunes) sont des exemples de facteurs pouvant limiter la disponibilité des ressources puisqu’ils impliquent des coûts énergétiques additionnels pour le prédateur (Holbrook et al., 1992; Jaksic & Braker, 1983; Lack, 1946; Pierotti & Annett, 1991; Schluter, 1981; Sih & Christensen, 2001; Svanback & Bolnick, 2005; Svanback et al., 2007).
Faisant contraste à la théorie d’approvisionnement optimal, des études récentes ont démontré que les individus de populations de prédateurs généralistes peuvent se spécialiser, en sélectionnant chacun un type de proie différent de celui utilisé par les autres, en situation de forte compétition intra-spécifique (faible disponibilité des ressources préférées) et de faible compétition interspécifique (Bolnick et al., 2003; Costa et al., 2008; Estes et al., 2003; Newsome et al., 2009; Quevedo, Svanback & Eklov, 2009; Svanback et al., 2007; Tinker et al., 2008; Urton & Hobson, 2005). Ces résultats supportent la « niche variation hypothesis » qui stipule que les populations ayant les régimes alimentaires les plus étendus (c.-à-d. généralistes) seraient celles qui contiennent les individus les plus hétérogènes dans leur utilisation des ressources (c.-à-d. spécialistes) (Van Valen, 1965). Dans ce contexte, les différences phénotypiques (p. ex. morphologie, comportement, expérience), le statut social (p. ex. âge, dominance) et l’utilisation de l’habitat (dans un environnement hétérogène) influenceraient le choix des ressources utilisées par les individus (Araujo et al., 2009; Bolnick et al., 2003; Byholm et al., 2007; Darimont et al., 2009; Smith & Skulason, 1996). Ultimement, la spécialisation individuelle serait un mécanisme contribuant à diminuer la compétition entre les individus pour des ressources similaires (Araujo et al., 2010; Estes et al., 2003), en plus de profiter aux individus, puisque favorisant une recherche plus efficace des ressources alimentaires (Anderson et al., 2009; Ehlinger, 1990; Golet et al., 2000).
Disponibilité des ressources, degré de spécialisation et succès reproducteur
Chez les prédateurs, la disponibilité des ressources alimentaires est généralement plus faible que chez les herbivores, qui bénéficient de ressources plus abondantes et diversifiées (Hairston, Smith & Slobodkin, 1960; Lack, 1954). Pour ces organismes de niveau trophique supérieur, les contraintes de recherche et de capture de la nourriture représentent donc un enjeu important pour la survie et la reproduction. Chez les populations d’oiseaux de proies par exemple, il a été démontré que les espèces s’alimentant de ressources dont l’abondance est constante dans le temps et l’espace affichent des taux de reproduction plus stables (Newton & Marquiss, 1986; Ratcliffe, 1980; Watson, Rae & Stillman, 1992) que les espèces s’alimentant de ressources variables ou cycliques (Niel sen, 1999; Salamolard et al., 2000; Village, 1982). Au niveau individuel, l’abondance des ressources (proies préférées et alternatives) peut affecter la reproduction par le biais de différents mécanismes, dont la propension à occuper un territoire de reproduction (Gilg et al., 2003; Nielsen, 1999; Rutz & Bijlsma, 2006), la date de ponte (Arroyo, 1998), la taille de couvée (Newton & Marquiss, 1981; Salamolard et al., 2000) et le nombre de jeunes à l’âge de l’ envol (Salafsky, Reynolds & Noon, 2005; Salafsky et al., 2007).
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