Le retard de réveil en anesthésie générale

Le retard de réveil en anesthésie générale

Ce second cas applicatif, réalisé en collaboration avec les soignants du Groupe Hospitalier de Bretagne Sud (GHBS), est issu d’une demande particulière d’un médecin anesthésiste sensible aux facteurs humains et soucieux d’améliorer sa pratique. Fort de longues années d’expériences sur le terrain et d’un intérêt vif pour la simulation, ce dernier souhaitait réfléchir à la question de la sécurité et de la performance lors d’une situation critique spécifique à son activité : le retard de réveil. En effet, ses constatations personnelles indiquaient que le retard de réveil concernait 1 à 2 % des anesthésies générales, soit entre 50 et 70 cas par an au GHBS. Notre objectif a alors consisté à appliquer les principes de la méthode hCWA pour répondre à des besoins de terrain : comment soutenir les anesthésistes dans la prise en charge d’un retard de réveil. Chaque étape méthodologique, citée précédemment, sera à nouveau appliquée ici. Dans un premier temps, le modèle DSM nous permettra d’analyser le domaine de travail et d’identifier les contraintes délimitant l’espace de liberté au sein duquel les anesthésistes peuvent naviguer dans une telle situation. La dynamique des contraintes et les conséquences potentielles sur la trajectoire du point opératif seront inférées. Ces hypothèses seront renforcées par une analyse de la littérature et par les avis experts des médecins anesthésistes concernés dans le contrôle de ces situations. Pour finir, une assistance sera proposée, développée et testée en situation de simulation dans le but d’évaluer l’apport de cette aide comme nouvel outil intégré au système.

Étape 1 : Identifier les contraintes de l’espace de travail

Le retard de réveil constitue une urgence médicale dont l’espace de travail est constitué des 3 contraintes identifiées précédemment : la contrainte de soin au patient (SP), la contrainte de gestion des tâches (GT), la contrainte de traitement de l’information (TI). 

Étape 2 et 3 : Identifier les pressions potentielles qui se produisent lors d’un retard de réveil en anesthésie ainsi que les risques associés

Le retard de réveil est une situation complexe, angoissante et souvent énigmatique qui se définit à partir du « délai attendu de la reprise de la conscience après l’arrêt des anesthésiques » (Bruder & Gallula 2007). Les facteurs pouvant expliquer ce retard sont nombreux et dépendent à la fois du patient, du type d’anesthésie administrée et de la durée de l’opération (Saranagi 2008). Même s’il est difficile de donner des valeurs précises pour les délais normaux ou anormaux, on soupçonne un événement indésirable lors Analyse de l’activité de soignants médicaux et paramédicaux sur simulateur haute-fidélité lors de simulations d’urgence, en vue de la conception d’un environnement de soins ergonomique  d’une perte de conscience de plus de 30 minutes après l’heure prévue du réveil. Passé ce délai, les médecins disposent d’une courte fenêtre temporelle pour décider si le réveil relève de « situations normales témoignant de la variabilité pharmacologique interindividuelle » ou « de complications graves » (Burder & Gallula 2007). La démarche diagnostic mise en œuvre permet alors d’identifier précisément la cause sous-jacente dans le but de mettre en place, ou non, une thérapie appropriée (Misal et al. 2016). Cette réflexion est menée en parallèle au maintien de la gestion des voies aériennes supérieures, de la respiration et de la circulation (Shaikh & Lakshmi 2014). En l’absence de critères objectifs, la démarche diagnostic doit avant tout être rationnelle et orientée vers l’élimination des causes élémentaires. D’autres examens supplémentaires tels que les IRM ou les scanners doivent toutefois être demandés si aucune cause élémentaire n’est identifiée rapidement (Bruder & Gallula 2007). Plusieurs hypothèses concernant les valeurs des contraintes, leur dynamique et les risques potentiels associés peuvent alors être émises : 1. La contrainte de soin au patient (SP) constitue la contrainte majeure du système de travail. La détérioration de l’état du patient en tant que domaine de travail doit être contrôlée et stabilisée par les soignants. Dans le cas d’un retard de réveil, les soins aux patients dépendent essentiellement de la qualité et la quantité des informations disponibles qui vont orienter le diagnostic. Face à un patient endormi, les premiers indices perceptibles proviennent des variables physiologiques et de l’examen clinique. Cependant, ces informations peuvent ne pas être suffisantes et l’équipe médicale doit alors recourir à d’autres stratégies pour recueillir l’ensemble des données nécessaires à la maîtrise de la situation. Ainsi, ces premiers indices peuvent être complétés par la consultation du dossier médical ou encore par un recueil d’informations auprès des médecins qui sont intervenus sur le patient. L’objectif étant d’identifier d’éventuels complications médicales sous-jacentes expliquant le retard de réveil. Ainsi, cette dépendance aux informations donne à la contrainte TI une forte valeur attractive. Nous supposons que le point opératif aura tendance à migrer vers TI, diminuant ainsi l’attention portée au patient et à l’évolution de ses constantes physiologiques. Le risque principal étant que l’équipe soignante perde du temps précieux à chercher des informations détenues par différents acteurs ou différents services au détriment de la surveillance rigoureuse du patient et de l’élaboration du diagnostic (Figure 18.1). 2. En fonction de la qualité ou de la quantité des informations recueillies, l’équipe médicale peut demander des tests ou examens supplémentaires pour tenter de comprendre les causes sousjacentes au retard de réveil. Ainsi, nous pouvons imaginer que le point opératif aura tendance à migrer vers la contrainte GT dès lors que les informations disponibles seront insuffisantes à la confirmation ou l’infirmation de certaines hypothèses. Dans un contexte où la pression temporelle est forte, le temps nécessaire pour mettre en place ces examens coûteux en ressources Conception Analyse de l’activité de soignants médicaux et paramédicaux sur simulateur haute-fidélité lors de simulations d’urgence, en vue de la conception d’un environnement de soins ergonomique Cécile I. Bernard 2020 111 humaine et matérielle représente un risque pour le patient, celui de se lancer dans une multitude d’examens et de fournir un diagnostic pertinent mais inefficace car trop tardif (Figure 18.2). 3. Cette double migration vers les contraintes TI et GT éloignera les soignants de la contrainte SP. En effet, une fois focalisée sur la tâche de recueil d’information, l’attention des soignants sera détournée du patient. Nous pouvons à nouveau faire référence au phénomène de tunnelisation attentionnelle (Wickens & Alexander 2009) déjà présentée lors de l’étape #2 du cas applicatif n°1. Cette situation confèrera alors à la contrainte SP une valeur répulsive. Tout le temps consacré au cheminement diagnostic réduira le contrôle et la surveillance accordés au patient (Figure 18.3). 4. Un contrôle inadéquat de la contrainte SP entrainera un rapprochement de cette contrainte vers l’intérieur. L’espace de liberté se verra alors réduit et les possibilités d’adaptation pour faire face à la situation seront limitées. Le risque que le point opératif franchisse l’une ou l’autre des contraintes augmentera (Figure 18.4). Figure 18 : Espace de travail et dynamique des contraintes lors d’un retard de réveil en anesthésie générale. Cette figure modélise l’espace de travail propre à l’urgence médicale ainsi que la dynamique sousjacente aux contraintes de soin au patient (SP), de traitement de l’information (TI) et de gestion des tâches (GT) durant un retard de réveil. Les valeurs attractives (+) de TI et GT et par conséquent les valeurs répulsives (-) de SP (figure 1 et 2), entrainent une migration du point opératif vers TI et GT et un rapprochement de la contrainte SP vers l’intérieur (figure 3) ainsi qu’une réduction de l’espace des possibles, augmentant ainsi le risque de franchir les limites (figure 4). 3. Étape 4 : Proposer, imaginer des solutions visant à éviter ces situations risquées Sur la base de cette première modélisation, plusieurs pistes d’améliorations sont alors envisagées pour maintenir les exigences de sécurité – performance, et assurer le contrôle du système de travail propre à la situation étudiée : • Rééquilibrer, limiter la migration du point opératif vers les contraintes TI et GT. Conception Analyse de l’activité de soignants médicaux et paramédicaux sur simulateur haute-fidélité lors de simulations d’urgence, en vue de la conception d’un environnement de soins ergonomique Cécile I. Bernard 2020 112 • Réorienter l’attention vers la contrainte SP pour s’assurer que certaines ressources attentionnelles soient allouées à la surveillance du patient et à l’évolution dynamique de son état physiologique. • Limiter la réduction de l’espace de liberté en fournissant aux opérateurs des degrés de liberté suffisants et indispensables à la flexibilité et l’adaptation. 

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Étape 5 : Définir précisément le problème à résoudre

Le maintien de la sécurité et de la performance au sein de ce système repose alors sur la question d’un équilibre dans la gestion des 3 contraintes. En répartissant de manière équilibrée les actions au regard de chacune des contraintes, la migration vers TI et GT sera réduite, la valeur attractive de SP sera rééquilibrée, et l’espace de travail gardera une taille fonctionnelle suffisante pour permettre aux opérateurs de mettre en place des comportements adaptatifs. Néanmoins, dans une situation où l’incapacité des soignants à produire un diagnostic rapide et précis peut avoir des conséquences dramatiques sur la santé et la vie du patient, la question de l’équilibre du système doit également être considérée au regard de la dimension temporelle et plus particulièrement au regard de la notion d’échéance. En effet, pendant la phase d’endormissement prolongé, les médecins disposent d’une courte fenêtre temporelle pour identifier la cause du retard de réveil et prendre une décision concernant la mise en place ou non de thérapeutiques spécifiques. De plus, et comme nous l’avons précisé précédemment, les facteurs explicatifs potentiels du retard de réveil sont nombreux et dépendent du patient mais également des caractéristiques de l’anesthésie et de l’opération chirurgicale qui ont précédé (Saranagi 2008 ; Misal et al. 2016). L’ensemble des combinatoires est alors important et une exploration complète du champ des possibles en termes de causes potentielles nécessite du temps. D’autant plus lorsque la recherche d’information concerne 3 dimensions spatiotemporelles différentes : le présent (i.e. surveillance de l’état actuel du patient et de l’évolution dynamique des paramètres physiologiques) ; le passé (i.e. événements liés à la chirurgie et à l’anesthésie) ; et le futur (i.e. prédiction de l’évolution du patient et de la nécessité ou non de soins spécifiques). Un conflit apparait alors entre : (i) prendre le temps d’explorer l’ensemble des combinaisons afin de fournir un diagnostic précis basé sur une grande quantité d’information, mais prendre le risque de dépasser l’échéance et (ii) respecter l’échéance à tout prix, mais prendre le risque d’établir un diagnostic incomplet basé sur une quantité d’information limitée et potentiellement insuffisante. La gestion d’une telle situation peut être mise en relation avec le conflit vitesse – précision largement étudié en contrôle moteur dans les travaux de Paul Fitts (1954). La loi de Fitts stipule notamment que le temps nécessaire pour réaliser une tâche est dépendant de la quantité d’information à traiter (i.e. de la complexité de la tâche). Initialement réalisé lors de tâche de pointage entre deux cibles, les résultats indiquent que plus Conception Analyse de l’activité de soignants médicaux et paramédicaux sur simulateur haute-fidélité lors de simulations d’urgence, en vue de la conception d’un environnement de soins ergonomique Cécile I. Bernard 2020 113 la vitesse du geste augmente, plus la précision diminue. Dans notre cas, plus le diagnostic sera rapide (vitesse +), plus la probabilité qu’il soit erroné sera élevée (précision -) ; plus le diagnostic sera long (vitesse -), plus la probabilité qu’il soit précis sera élevée (précision +). Néanmoins, dans les deux cas le risque pour le patient sera important. Soit le diagnostic sera trop rapide et probablement erroné, les actions de soins ne seront donc pas adaptées. Soit le diagnostic sera précis mais proposé trop tardivement et la mise en place des thérapeutiques ne sera plus possible. Ainsi, et afin de maintenir les exigences de sécurité et performance, la question que nous tentons d’aborder est la suivante : comment soutenir les soignants dans l’élaboration d’un diagnostic précis et rapide, tout en leur permettant d’être exhaustif et rigoureux dans la recherche d’informations.

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